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La publication des Mille et une nuits dans l’Europe de l’orientalisme premier

Par Gabriel Malek
Publié le 07/06/2018 • modifié le 07/06/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

Two volumes of a historical edition of ’Maerchen aus Tausend und einer Nacht’ (Fairy Tales of One Thousand and One Nights) are on display during a pre-opening tour of Grimmwelt (Grimm World), a new museum dedicated to the Brothers Grimm, in Kassel, Germany, 18 August 2015.

Swen Pförtner / DPA / AFP

Mais de quel Orient parle-t-on ? La définition la plus compréhensive de l’Orient serait dans ce cas celui du monde extra-européen considéré comme faisant partie de la civilisation caractérisée principalement par l’usage de l’écriture. En effet, l’ouvrage proprement occidental intitulé les Mille et une nuits représente en fait une accumulation de contes d’origines diverses en langue arabe, perse ou encore indienne. Il est donc particulièrement difficile de retracer une transmission des savoirs clairs entre ces ensembles géographiques et linguistiques dans la constitution des Mille et une nuits.

Dans cet article, nous allons tenter de nous poser la question de l’évolution historique de l’écriture de ces contes pour mieux en saisir leur origine véritable jusqu’à la traduction première d’Antoine Galland. Une telle étude nécessite de contextualiser la réception de ce florilège de contes dans l’orientalisme premier du siècle des Lumières.

En quoi les Mille et une nuits est une œuvre littéraire transnationale plurielle d’origine orientale recomposée puis publiée en Europe s’inscrivant ainsi dans la circulation des savoirs du premier orientalisme ?

L’orientalisme précurseur du premier XVIIIème siècle

Dans son article sur les précurseurs de l’orientalisme, Jean Richard, académicien, interroge cette notion d’orientalisme premier du XVIIIème (3). Il montre tout d’abord comment les académiciens du XVIIIème siècle commençaient à prendre conscience de la place que peut avoir l’orientalisme pour éclairer l’histoire occidentale. Si le mot orientalisme n’est pas encore prononcé au sein de l’Académie française, sa vocation orientaliste commence à s’affirmer selon Jean Richard. Mais comment définir alors cette nouvelle notion d’érudition peu formalisée ?

Edward Said, « en prenant la fin du XVIIIème siècle comme point de départ approximatif » analyse l’orientalisme comme une « institution spécialisée pour traiter avec l’Orient », ainsi qu’un mode occidental de domination et de restructuration de l’Orient (4). Selon lui, l’Europe est donc projetée sur l’Orient, dans un processus conscient de domination. De même, dans son essai La crise de la conscience européenne, Paul Hazard montre comment les fictions sur l’Orient étaient souvent des stratagèmes pour critiquer les pratiques occidentales comme irrationnelles en référence à un observateur non européen (5). Mais on peut se demander si toutes les formes de curiosité à propos de l’Orient, donc d’orientalisme, étaient l’expression d’une domination ou d’un travestissement de l’Occident. Tout d’abord, Sophie Basch dans son ouvrage Les Sublimes Portes : d’Alexandrie à Venise, parcours dans l’Orient romanesque critique cette lecture moraliste. Elle avance « qu’on ne peut réduire l’intérêt des Occidentaux pour l’Orient proche et moyen à un impérialisme culturel » (6). De même, Srinivas Aravamudan dans son ouvrage Enlightenment orientalism décrit les Lumières comme une période d’interrogation non pas innocente mais complexe avec des objectifs multiples. Or, l’orientalisme ne peut pas avoir constitué une « institution spécialisée pour traiter avec l’Orient » avant le développement de la bureaucratie impériale. Les Lumières constitue donc une période de « pré-orientalisme ». Comme l’ont montré William Warner et Clifford Siskin, les Lumières ne sont pas juste un mouvement philosophique mais aussi un mouvement crucial dans l’histoire de la médiation interculturelle. Ces nouveaux modes d’interaction permettent la mise en place d’une « nouvelle infrastructure épistémologique » (7) qui se base sur des nouveaux supports de présentation de connaissances. Ainsi, l’orientalisme des Lumières exprime avant tout une curiosité pour l’Orient doté d’un renouvellement des modes de communication entre Orient et Occident même si les auteurs s’inscrivent dans une culture occidentale par nature orientaliste.

L’orientalisme de la seconde moitié du XVIIIème siècle est donc un phénomène nouveau, très peu formalisé en tant que discipline scientifique, mobilisant une curiosité réelle pour l’Orient et qui correspond plus à une notion d’érudition qu’à une professionnalisation orientaliste des auteurs. Ainsi, la traduction en français des manuscrits arabes des Mille et une nuits par Antoine Galland s’inscrit dans ce contexte de l’orientalisme premier.

Les Mille et une nuits : un recueil de contes orientaux à l’origine plurielle

Si de nombreuses recherches ont été menées pour déterminer la provenance orientale précise des contes des Mille et une nuits, il est très complexe de définir clairement son ascendance. En effet, loin d’être unique, l’origine des Mille et une nuits est plurielle et rejoint plusieurs cultures orientales. Les manuscrits ayant servi de base à la traduction d’Antoine Galland au XVIIIème siècle sont donc l’aboutissement d’une transmission des savoirs transnationale.

Une route de transmission des savoirs entre les trois Empires musulmans

Les éléments culturels caractéristiques des contes des Mille et une nuits semblent appartenir à l’histoire des trois grands ensembles politiques musulmans contemporains à la traduction d’Antoine Galland entre 1704 et 1717 soit l’Empire ottoman, la Perse et l’Hindoustan.

A première vue, le point de départ de ce trajet semble être un volume de contes en persan qui narre l’histoire de Shahrâzâd, personnage clef des Mille et une nuits dont la consonance nominale persane est claire. Le volume de contes persan en question est intitulé le Hezar Efsane (soit Les Mille Contes). L’existence d’un tel texte est attestée par le témoignage d’un manuscrit arabe ancien nommé le Kitab al-Fihrist qui est rédigé en l’an 987. Cependant, il ne subsiste aucune trace matérielle de ce volume de contes persans (8). Le plus ancien manuscrit oriental des Mille et une nuits est donc en langue arabe, et date du IXème siècle. Cela signifie donc que l’ouvrage Hezar Efsane a été traduit du persan en arabe, et qu’il s’agirait donc dans ce cas d’une transmission livresque entre le VIIIème et le Xème siècle.

Si les contes des Mille et une nuits en arabe dérivent directement du recueil perse Hezar Efsane, le florilège de contes persans semble lui même provenir de la réécriture d’anciennes histoires indiennes. En effet, de nombreux éléments de ces contes comme les métamorphoses en animaux font écho aux fables issues de l’Hindoustan. De même, on y trouve de nombreuses références au polythéisme des Hindous qui rappelle des ouvrages bien connus de cette littérature comme le Pancatantra ou encore le Hitopadeca (9). L’origine indienne des contes des Mille et une nuits remonterait ainsi au IIIème siècle (10). Or, la culture indienne est largement transmise par voie orale comme le montre l’étude des védas par les Brahmans. La transmission des contes indiens en Perse se serait donc effectuée par voie orale entre le IIIème et le VIIIème siècle.

Ainsi, si les dates de ces transmissions ne sont pas claires en raison du manque de sources primaires sur ce sujet, un tel trajet semble en revanche largement plausible. En effet, on retrouve dans les Mille et une nuits des éléments de la culture indienne, perse et arabe. Nous pouvons donc reconstituer un trajet hypothétique de la construction des Mille et une nuits. Tout d’abord, ce sont des contes indiens transmis oralement en Perse, qui sont ensuite transmis de manière livresque dans le monde arabe. C’est donc la version finale arabe des contes des Mille et une nuits qui sera ensuite traduit dans l’Europe du début du XVIIIème siècle par Antoine Galland.

Les enjeux de pouvoir dans la transmission des savoirs

Si le recueil des Mille et une nuits hérite donc d’éléments culturels indiens, perses et arabes, une des trois influences orientales a pu laisser sa marque de manière plus claire. En effet, le fait que les auteurs arabes aient été les derniers à réécrire les Mille et une nuits leur donne logiquement un avantage considérable dans le contenu que détient la forme finale du recueil de contes.

Après avoir traduit du persan les contes de l’Hezar Efsane, les auteurs arabes les auraient ainsi adaptés en y ajoutant des éléments culturels et religieux qui leurs sont propres. On remarque tout d’abord que les lieux où se déroulent principalement les contes sont Bagdad, Damas et Le Caire, soient des villes phares de la civilisation arabe. De même, on note dans les histoires des Mille et une nuits la mention de nombreux événements historiques spécifiques à l’histoire arabe tels que la cohabitation des Musulmans avec les Juifs et les Chrétiens ou encore les affrontements militaires entre Arabes et Chrétiens au temps des Croisades. Les Croisades sont, en effet, caractéristiques de la relation entre les Arabes et les Occidentaux et ne concernent aucunement les Persans ou les Indiens. Ainsi, les auteurs arabes peuvent réécrire les contes pour les placer dans un contexte historique et culturel familier. Mais ils ne se limitent pas à une simple resémentisation, et ajoutent même des contes entiers qui mettent en lumière le rôle du prophète musulman. C’est en cela que les contes des Mille et une nuits détiennent une véritable fonction édificatrice et non pas enfantine.

Loin d’être une transmission des savoirs neutre, la réécriture des Mille et une nuits par les auteurs arabes leur permet de dénoncer certaines anciennes pratiques des Persans. En effet, de nombreux contes dénoncent avec force le Zoroastrisme, religion ancestrale de la Perse, qui est vue comme une hérésie par l’Islam à l’époque. La croyance fondatrice du Zoroastrisme : l’adoration du feu qui jamais ne doit s’éteindre est par exemple fortement critiquée dans ces contes. Il convient de rappeler que la conquête islamique de la Perse qui met fin à l’Empire sassanide a lieu entre 637 et 651. Elle s’accompagne du déclin de la religion zoroastrienne au profit de l’Islam. La traduction des Mille et une nuits en arabe, loin d’être anodine se place dans la continuité de cette conquête militaire islamique sur un plan culturel. On observe donc ici le lien étroit entre Pouvoir et transmission des savoirs qui se dessine puisque les réécritures successives des Mille et une nuits permettent à leurs auteurs de mettre en avant des éléments de leur propre culture.

La traduction et la publication des Mille et une nuits par Antoine Galland dans le premier XVIIIème siècle

Entre 1704 et 1717, Antoine Galland s’attache donc à traduire trois manuscrits arabes en provenance d’Alep, ce qui constitue la première traduction européenne des Mille et une nuits. Si les contes orientaux présents dans cette première édition des Mille et une nuits ont déjà connu une évolution certaine en Orient, on peut se demander quel est l’apport littéraire et idéologique de la traduction d’Antoine Galland dans le contexte de l’orientalisme précurseur des Lumières.

Dans la continuité de la transmission des savoirs, la traduction des Mille et une nuits par Antoine Galland permet l’apport de caractéristiques proprement européennes. Jean-Paul Sermain, auteur d’un essai critique sur la publication des Mille et une nuits par Antoine Galland, définit l’auteur français comme un passeur d’histoires, de leçons de vie et de symboles, soit un pont tendu entre deux mondes : l’Orient et l’Occident (11). Si on analyse le rapport d’Antoine Galland à la littérature et la traduction des Mille et une nuits qu’il effectue, on peut se demander dans quelle mesure l’auteur français garde la spécificité des contes orientaux dans son œuvre. Dans la préface de la fameuse Bibliothèque orientale d’Herbelot, Antoine Galland témoigne de son ambition humaniste en affirmant : « combattre les préjugés occidentaux à l’égard des Arabes et des Turcs » (12). Dans cette perspective, Jean-Paul Sermain qualifie l’auteur français d’humaniste qui correspond bien à l’orientalisme premier que nous avons défini plus haut.

Mais son projet est aussi littéraire puisque son travail autour des Mille et une nuits ne se limite pas à une simple traduction. En effet, à partir de manuscrits arabes incomplets, il met en place une unité textuelle et rajoute même certains contes ou personnages fameux comme Ali Baba. Par l’intégration des contes à la culture du roman et à l’imprimé, Antoine Galland transforme les Mille et une nuits en un objet littéraire proprement européen, ce qui explique d’ailleurs son succès immédiat dans l’Europe des Lumières.

Conclusion

Ainsi, nous pouvoir dire que la traduction des Mille et une nuits d’Antoine Galland permet de faire émerger une œuvre hybride entre Orient et Occident. Tout comme la traduction des auteurs arabes, celle d’Antoine Galland permet de renouveler l’écriture des contes orientaux en les replaçant dans un contexte culturel nouveau. Dans la perspective de l’orientalisme curieux du début du XVIIIème siècle, un tel travail apparaît comme une tentative de médiation culturelle entre Orient et Occident.

L’ouvrage des Mille et une nuits publié par Antoine Galland dans l’Europe du début du XVIIIème siècle est donc une œuvre éminemment transnationale qui est empreinte de contextes culturels orientaux et occidentaux. La question du rôle de la traduction dans la transmission des savoirs y est centrale. Il est très intéressant de se demander quelle est la visée littéraire mais aussi idéologique de ce travail pour mieux en saisir l’aboutissement.

Notes :
(1) Jean-Claude Garcin, Pour une lecture historique des mille et une nuits, Paris, Edition Acte Sud, 2013.
(2) Les mille et une nuits, Contes arabes traduits par Antoine Galland en français, Paris, 1704-1717.
(3) Jean Richard. Les précurseurs de l’orientalisme, Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 145ᵉ année, N. 4, 2001. pp. 1639-1644.
(4) Edward Saïd, L’Orientalisme, L’Orient crée par l’Occident, Paris, Seuil, 1980
(5) Paul Hazard, La crise de la conscience européenne, Paris, Boivin et compagnie, 1935.
(6) Sophie Basch, Les Sublimes Portes : d’Alexandrie à Venise, parcours dans l’Orient romanesque, Paris, Librairie Honoré Champion, 2004.
(7) Srinivas Aravamudan, Enlightenment orientalism : resisting the rise of the novel, Chicago, University of Chicago Press, 2012.
(8) Nikita Elisséeff, Thèmes et motifs des Mille et Une Nuits, Beyrouth, 1949, pages 20-28.
(9) Ibid, pages 32-34
(10) Jean-Louis Laveille, Le thème du voyage dans les Mille et une nuits, Paris, L’Harmattan, 1998.
(11) Jean-Paul Sermain, Les Mille et une nuits entre Orient et Occident, Paris, Éditions Desjonquères, 2009.
(12) Bibliothèque orientale d’Herbelot, tome II, page 519.

Publié le 07/06/2018


Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.


 


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