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La population syrienne, au cœur d’une crise humanitaire de plus en plus critique

Par Emile Bouvier
Publié le 08/12/2021 • modifié le 08/12/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

1. Une reconstruction lente et difficile, frein notable au retour des réfugiés

Après dix ans de guerre civile, la situation humanitaire en Syrie apparaît critique. Le pays compte plus de 6,7 millions de déplacés internes - le plus grand nombre dans le monde - et plus de 5,6 millions de Syriens ont fui le pays [1]. Sur les 21,39 millions d’habitants que comptait le pays en 2010 [2], plus de la moitié a donc dû fuir son lieu d’habitation, une ou plusieurs fois. La crise des réfugiés syriens est désormais la pire que le monde ait connu depuis la Seconde Guerre mondiale [3], les émigrés syriens représentant un tiers de l’ensemble des réfugiés dans le monde [4].

En raison du conflit, aujourd’hui, plus de 13,4 millions de Syriens nécessiteraient une aide humanitaire selon les Nations unies [5] et 12,4 millions - soit 60% de la population - feraient actuellement face à une situation de pénurie alimentaire, dont 1,3 million d’autres souffriraient de façon sévère selon le Programme alimentaire mondial (WPO) [6].

De fait, la reconstruction s’avère lente et difficile dans les zones ravagées par la guerre en Syrie dont peu de territoires, à l’exception notable du littoral environnant Lattaquié et Tartous, a échappé au conflit. La violence des combats, leur durée sur le temps long et l’utilisation massive et quasi-systématique à travers le territoire syrien de frappes aériennes, tant côté syrien que russe, américain, turc, britannique et de bien d’autres pays, ont causé des destructions colossales dont le coût estimé de la réparation l’est tout autant : selon l’ONU, environ 250 milliards de dollars seraient nécessaires pour reconstruire la Syrie, soit plus de quatre fois le PIB syrien d’avant-guerre [7].

A Raqqa par exemple, quatre ans après la libération de la capitale syrienne de l’Etat islamique, les habitants vivent toujours dans des conditions particulièrement dégradées et ne bénéficient que d’un accès très limité à l’eau potable, l’électricité et l’éducation [8] : au plus fort de l’offensive des forces kurdes et de leurs alliés visant à reprendre la ville en 2017, Raqqa subissait, en moyenne, 150 frappes aériennes par jour, ne laissant que de très rares bâtiments intacts. Aujourd’hui, plus de 80% des écoles et 36% des habitations n’auraient pas encore été reconstruites [9] ; quant à Alep, plus de 35 722 bâtiments ont été détruits ou endommagés durant les affrontements en décembre 2016, un chiffre similaire aux 34 136 bâtiments touchés durant les combats dans la Ghouta orientale en 2018 [10]. La situation des déplacés internes ne s’améliore pas non plus et semble se pérenniser ; ainsi, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, les enfants de douze camps de déplacés ont organisé les « Tentes olympiques » concomitamment aux Jeux Olympiques de Tokyo en août 2021, au cours desquelles 120 enfants ont concouru dans diverses épreuves sportives aménagées dans le camps [11].

Cette lente reconstruction - et le climat politique syrien - ne favorise pas le retour des réfugiés, dont une large part exclut toujours de revenir dans leur pays natal : selon une étude de l’EASO (European Asylum Support Office - Bureau européen d’appui en matière d’asile) publiée le 24 juin 2021, 66% des demandeurs d’asile syriens au sein de l’Union européenne n’entendent pas retourner en Syrie [12]. De fait, des rapports de plus en plus nombreux, à l’instar de celui publié par Amnesty International le 7 septembre 2021 [13], témoignent des violences et discriminations dont les réfugiés de retour en Syrie font l’objet, notamment de la part des services de sécurité syriens.

Ces menaces n’empêchent pas, pour autant, plusieurs pays de forcer le retour de certains Syriens présents sur leur sol, au titre du retour à la paix dans leur pays ou, tout du moins, dans leur région d’origine : ainsi, plus de cinq cents Syriens réfugiés au Danemark et originaires de la région de Damas, considérée comme désormais sûre par les autorités danoises, se sont-ils vus notifier la révocation prochaine de leur permis de séjour et ordonner leur retour sur le sol syrien [14]. Le Danemark est le premier pays européen à avoir initié une telle démarche, au grand dam de plusieurs ONG et mouvements d’aide aux réfugiés [15].

2. Des conditions socio-économiques et environnementales dégradées

Frappée par une crise économique brutale depuis le début de la guerre civile, la Syrie voit sa situation empirer de jour en jour et, avec elle, les conditions de vie des Syriens. Le gouvernement syrien a par exemple annoncé, le 11 juillet 2021, l’augmentation du prix de plusieurs biens quotidiens : alors que le prix du pain doublait, le prix de l’essence, quant à lui, a presque triplé. Ces hausses s’expliquent, entre autres choses, par la crise financière syrienne [16] et les importations permanentes de biens de consommation en devises étrangères auxquelles le régime syrien doit se résoudre : 80% des besoins en hydrocarbures syriens viennent de l’étranger et sont achetés autrement qu’avec des livres syriennes par exemple [17].

A ces conditions socio-économiques dégradées s’ajoutent les aléas climatiques et environnementaux. Cet été, la Syrie, déjà vulnérable d’un point de vue hydrique, a ainsi connu la plus grande sécheresse de ces 70 dernières années, à l’effroi de treize ONG qui, le 23 août, ont tiré la sonnette d’alarme en indiquant que plus de 5 millions de personnes en Syrie étaient sur le point de perdre leur accès à l’eau, l’électricité et à l’alimentation [18]. Tarissant les cours d’eau syriens, au premier rang desquels l’Euphrate, cette sécheresse a en effet menacé d’empêcher les barrages hydroélectriques de produire de l’énergie et les canaux d’irriguer les parcelles agricoles. Cette sécheresse a provoqué, en outre, de nouveaux déplacements de populations, forcées de quitter leurs terres asséchées pour des territoires moins affectés [19].

La pandémie de COVID-19 empire, naturellement, l’ensemble de cet environnement socio-économique déjà dégradé. Selon les chiffres officiels, seules 30 913 personnes auraient été contaminées depuis le début de l’épidémie, et 2 136 personnes en seraient mortes [20] ; des statistiques remises en causes par les experts [21], surtout en comparant ces chiffres à ceux des pays voisins (1 981 493 infections en Irak [22], 6 903 036 en Turquie [23], 815 546 en Jordanie [24], etc.). La poche d’Idlib, en l’occurrence, fait figure de point d’attention : forte de ses quatre millions d’habitants vivant dans des conditions sanitaires précaires, la région est un nœud épidémiologique majeur en raison notamment des aller-retour effectués par les réfugiés entre la poche d’Idlib et la Turquie, quand ils s’en voient autorisés par Ankara : un pic de 1 500 contaminations a ainsi été enregistré le 6 septembre 2021, deux semaines après que les réfugiés syriens en Turquie se soient vus octroyer la permission de rendre visite à leurs proches dans l’enclave d’Idlib [25]. Parcellaires, les livraisons de vaccins ne permettent pas, pour le moment, d’assurer une protection efficace de la population syrienne face au virus.

3. L’aide humanitaire toujours conditionnée au bon vouloir des grandes puissances

Face aux besoins humanitaires colossaux en Syrie, divers pays et institutions internationales continuent de se mobiliser pour aider la population syrienne, aussi bien celle dans le pays que les réfugiés. L’Union européenne a ainsi organisé, le 30 mars 2021, sa conférence annuelle visant à lever des fonds au profit des réfugiés et déplacés syriens : 4,2 milliards de dollars étaient espérés pour les déplacés internes et 5,8 milliards de dollars escomptés pour les réfugiés à travers le monde. Finalement, en raison notamment de la crise économique causée par la pandémie de COVID-19, seuls 6,4 milliards de dollars ont été collectés, dont 2,04 milliards de l’Allemagne, sa plus imposante participation en quatre ans [26].

La livraison et la distribution de l’aide internationale au profit de la population syrienne reste toutefois conditionnée à une autorisation, renouvelée annuellement par le Conseil de Sécurité des Nations unies, d’emprunter le poste-frontière syro-turc de Bab al-Hawa, au nord-ouest de la Syrie, pour acheminer les denrées et le matériel. Le mécanisme institué par la résolution 2165 [27] (14 juillet 2014) permet en effet de passer par ce poste-frontière pour livrer l’aide internationale au sein des territoires tenus par l’opposition syrienne (aujourd’hui réduits à la poche d’Idlib) ; dans les territoires sous le contrôle du régime syrien, ce dernier multiplie les obstacles et complications administratives à l’encontre des ONG et des Nations unies afin de faire bénéficier les populations loyales de l’aide internationale et en priver l’opposition [28]. L’établissement d’un accès direct aux territoires tenus par l’opposition syrienne, qui puisse permettre de s’affranchir d’une quelconque autorisation de Damas, s’est donc avérée indispensable très tôt dans le conflit [29]. Si les ONG et organisations de solidarité internationale ont pu jusqu’ici emprunter le poste-frontière de Bab al-Hawa sans problème majeur, le renouvellement de l’autorisation, le 10 juillet de cette année, a failli se trouver compromis par le veto de Moscou.

En effet, la Russie a exprimé cette année son opposition à une reconduite de l’opération, expliquant qu’elle ne bénéficiait qu’aux « terroristes contrôlant Idlib » et qu’elle violait, de surcroît, la souveraineté syrienne [30]. A la place, le Kremlin proposait de faire passer l’aide humanitaire par Damas - un trajet qui aurait, naturellement, fortement profité au régime syrien [31]. Les discussions se trouveront rapidement dans une impasse, à l’effroi des organisations de solidarité internationale [32] et des Nations unies [33] qui se mobiliseront massivement pour rappeler combien cette aide humanitaire s’avère indispensable pour la survie des quelque quatre millions de personnes encerclées à Idlib, dans des conditions sanitaires et socio-économiques pour le moins précaires [34].

Finalement, le 9 juillet, l’ensemble des protagonistes parvient à s’entendre autour d’un compromis : le poste-frontière de Bab al-Hawa ne sera ouvert que pour six mois et non douze, mais son prochain renouvellement, en janvier 2022, ne nécessitera pas de nouvel accord au Conseil de Sécurité [35] ; il pourra donc être reconduit tacitement. Pour la première fois, le texte de l’accord n’est seulement été ratifié par les Etats-Unis et la Russie, mais proposé conjointement par les deux rivaux : présenté comme un « moment historique » par l’ambassadeur russe aux Nations unies Vassily Nebenzia [36], cet accord rappelle surtout combien l’évolution de la situation humanitaire en Syrie reste conditionnée par l’arrivée de l’aide internationale mais, plus encore, par le jeu des grandes puissances.

Conclusion

La situation humanitaire reste ainsi particulièrement critique en Syrie, malgré une simili-accalmie sécuritaire sur l’ensemble du pays. Les conditions de vie des Syriens apparaissent très dégradées, quand elles ne sont pas empirées par des aléas climatiques et environnementaux. La garantie d’une livraison régulière de l’aide internationale, indispensable pour la population syrienne, apparaît quant à elle encore trop variable en raison des désaccords des grandes puissances sur des sujets sur lesquelles elles devraient, pourtant, s’entendre sans équivoque. La Syrie reste en effet un théâtre éminemment diplomatique, d’autant plus depuis la stabilisation sécuritaire en trompe-l’œil du pays encourageant certains pays à franchir le pas d’un retour à la normale de leurs relations diplomatiques avec Damas ; ce sera l’objet du quatrième et dernier article de cette série consacrée à la situation en Syrie sur Les clés du Moyen-Orient.

Sitographie :
 Syria factsheet (July 2021), ReliefWeb, 09/07/2021
https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/syria-factsheet-july-2021
 The World Has Lost the Will to Deal With the Worst Refugee Crisis Since World War II, WPR, 01/07/2019
https://www.worldpoliticsreview.com/articles/27994/the-world-has-lost-the-will-to-deal-with-the-worst-refugee-crisis-since-world-war-ii
 By the Numbers : Syrian Refugees Around the World, PBS, 19/11/2019
https://www.pbs.org/wgbh/frontline/article/numbers-syrian-refugees-around-world/
 Humanitarian Needs in Syria Greater Than Ever, Relief Chief Warns Security Council, as Speakers Welcome Breakthrough Cross-Line Delivery of Food Rations to North-West, United Nations, 15/09/2021
https://www.un.org/press/en/2021/sc14638.doc.htm
 No One Wants to Help Bashar al-Assad Rebuild Syria, The Atlantic, 15/03/2019
https://www.theatlantic.com/international/archive/2019/03/where-will-money-rebuild-syria-come/584935/
 Children in Raqqa still living in ruins four years after battle, Al Jazeera, 27/07/2021
https://www.aljazeera.com/news/2021/7/27/syria-children-in-raqqa-living-in-ruins-four-years-after-battle
 Four years after the battle for Al Raqqa, children are living among ruins - Save the Children, ReliefWeb, 27/07/2021
https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/four-years-after-battle-al-raqqa-children-are-living-among-ruins-save
 Syria’s war : Ten years – and counting, Al Jazeera, 15/03/2021
https://www.aljazeera.com/news/2021/3/15/syria-ten-years-of-war
 Displaced Syrian children hold ‘Tent Olympics’, Al Jazeera, 08/08/2021
https://www.aljazeera.com/gallery/2021/8/8/displaced-syrian-children-hold-tent-olympics
 66% of Syrian Asylum Seekers in EU Don’t Intend to Return to Their Home Country, Schengen Visa Info, 24/06/2021
https://www.schengenvisainfo.com/news/66-of-syrian-asylum-seekers-in-eu-dont-intend-to-return-to-their-home-country/
 Denmark : What may happen to Syrian refugees who refuse to return ?, Al Jazeera, 20/04/2021
https://www.aljazeera.com/news/2021/4/20/denmark-what-may-happen-to-syrian-refugees-who-refuse-to-return
 Syrian refugees protest Denmark’s attempt to return them, Al Jazeera, 02/06/2021
https://www.aljazeera.com/news/2021/6/2/syrian-refugees-protest-against-denmarks-attempt-to-return-them
 Syria’s Assad offers stimulus to public workers as crisis deepens, Al Jazeera, 16/03/2021
https://www.aljazeera.com/economy/2021/3/16/syrias-assad-offers-stimulus-to-public-workers-as-crisis-deepens
 Syrian government announces steep rise in bread, diesel prices, Al Jazeera, 11/07/2021
https://www.aljazeera.com/news/2021/7/11/syria-government-raises-bread-diesel-prices-as-crisis-deepens
 “You’re going to your death” : Violations against Syrian refugees returning to Syria [EN/AR], ReliefWeb, 07/09/2021
https://reliefweb.int/report/syrian-arab-republic/you-re-going-your-death-violations-against-syrian-refugees-returning
 Water crisis and drought threaten 12 million in Syria, Iraq, Al Jazeera, 23/08/2021
https://www.aljazeera.com/news/2021/8/23/water-crisis-and-drought-threaten-12-million-in-syria-iraq
 Syria, COVID-19 Tracker, Reuters, 23/09/2021
https://graphics.reuters.com/world-coronavirus-tracker-and-maps/countries-and-territories/syria/
 Covid-19 in Syria : A Crisis Within a Crisis, FES, 15/05/2021
https://mena.fes.de/blog/e/covid-19-in-syria-a-crisis-within-a-crisis
 Covid cases spike in Syria’s Idlib, France24, 13/09/2021
https://www.france24.com/en/live-news/20210913-covid-cases-spike-in-syria-s-idlib
 UN raises $6.4bn for Syrians as humanitarian needs soar, Al Jazeera, 30/03/2021
https://www.aljazeera.com/news/2021/3/30/un-raises-6-4bn-for-syrians-as-humanitarian-needs-soar
 ‘Catastrophic’ consequences : Dire warning over Syria aid shutdown, Al Jazeera, 24/06/2021
https://www.aljazeera.com/news/2021/6/24/devastating-consequences-dire-warning-over-syria-aid-shutdown
 With Syria’s Last Aid Crossing on the Line, Can U.S., Russia Make a Deal ?, United States Institute of Peace, 06/06/2021
https://www.usip.org/publications/2021/07/syrias-last-aid-crossing-line-can-us-russia-make-deal
 Russia Thwarts U.S. Bid to Expand Syrian Aid Corridors, Foreign Policy, 09/07/2021
https://foreignpolicy.com/2021/07/09/united-nations-security-council-russia-syria-crossing-bab-al-hawa/
 UN Security Council extends Syria cross-border aid, Al Jazeera, 09/07/2021
https://www.aljazeera.com/news/2021/7/9/un-security-council-extends-syria-cross-border-aid-for-12-months

Publié le 08/12/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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