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La politique kurde de la Turquie à l’épreuve des conflits syriens

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 10/11/2014 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 8 minutes

A Syrian Kurdish woman sits next to a tent in a factory used as a refugee camp in the border town of Suruc, Sanliurfa province, on November 9, 2014, near the Syrian town of Kobane, also known as Ain al-Arab.

AFP PHOTO / ARIS MESSINIS

Le refus d’Ankara d’intervenir à Kobané, une décision en contradiction avec le processus de paix turco-kurde ?

Au lendemain de son élection à la présidence de la République le 10 août 2014, Recep Tayyip Erdogan annonçait ouvrir une « nouvelle ère » pour la société turque et plaçait ses futures années à la tête de l’Etat sous le signe de la réconciliation avec les Kurdes du pays. Il ne s’agissait pas seulement d’un slogan : l’Etat pouvait s’appuyer sur le cessez-le-feu proclamé par le leader historique du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), Abdullah Öcalan, en mars 2013 pour engager un règlement définitif de la question kurde en Turquie.

Il est vrai que l’issue des négociations restait incertaine, tant la progression du processus de paix était chaotique depuis sa relance à la fin des années 1990. Les enjeux du conflit sont effectivement complexes. La guerre menée par le PKK d’Öcalan contre l’Etat turc pour la reconnaissance et l’autonomie des communautés kurdes du Sud-Est du pays remonte à l’année 1984. Conjuguée à une violente répression, elle est à l’origine de 45 000 morts dans le pays, ce qu’aucun des deux partis n’est prêt à oublier. Le conflit a également contribué à une radicalisation des forces en présence, rendant plus difficiles les négociations : dans les années 1990 l’Etat turc a massivement fait appel aux groupes paramilitaires turcs ultranationalistes pour briser la résistance kurde, tandis que le PKK a progressivement mis en place des stratégies de luttes proprement terroristes contre l’Etat (attentats-suicide, camps d’entraînement, élimination des opposants internes). Après les vagues de violence des années 1993-1996 (20 000 morts), un premier cessez-le-feu avait été annoncé en 1999, mais il n’avait abouti à aucune avancée substantielle du dossier kurde et avait été suivi d’une reprise des hostilités en 2004. En 2011-2013, on comptait encore 900 morts liés à la guérilla et à sa répression. La question kurde est d’autant plus complexe que les revendications du PKK sont mouvantes : le parti est progressivement passé de revendications indépendantistes et autonomistes à une lutte pour la reconnaissance de ces droits culturels au sein de l’Etat turc (enseignement en langue kurde, reconnaissance constitutionnelle de la minorité, meilleure représentation parlementaire, liberté des candidatures kurdes aux élections municipales).

Depuis mars 2013, l’avancée des négociations était néanmoins une réalité. Outre le cessez-le-feu et le discours d’investiture d’Erdogan précédemment évoqués, il faut insister sur l’important effort d’accueil des réfugiés kurdes consenti par l’Etat turc : début octobre 2014, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés recensait plus de 1 065 000 million de réfugiés syriens en Turquie, répartis dans 22 camps, parmi lesquels se trouvait une grande partie de Kurdes, très présents à la frontière des deux pays [1]. Dans ce contexte, on aurait pu s’attendre à ce que Erdogan et l’AKP consentent à défendre la ville kurde de Kobané face aux troupes du groupe Etat Islamique, tant pour stabiliser la frontière turque que pour favoriser l’adhésion de la minorité kurde de Turquie à l’Etat central et in fine le processus de paix. Il n’en fut pourtant rien, et Erdogan n’a finalement infléchi sa position que pour autoriser la mise en place d’un corridor terrestre et aérien vers Kobané, sans impliquer l’armée régulière turque dans les combats, au risque de briser la dynamique de négociations engagée avec les Kurdes de Turquie.

Derrière l’abandon de Kobané, une stratégie d’« endiguement » du PKK

En réalité, le refus d’Erdogan de soutenir Kobané vient mettre au jour l’une des ambivalences du processus de paix turco-kurde tel qu’il s’est développé depuis 2009 : la résolution de la « question kurde » doit aller de pair avec la marginalisation du PKK sur la scène politique intérieure. En d’autres termes, Erdogan n’est prêt à faire progresser l’intégration des Kurdes dans la société turque que si celle-ci s’accompagne de l’éviction du parti ayant porté leurs aspirations à l’indépendance depuis 1978.

La spécificité de la ville de Kobané est en effet qu’elle est contrôlée par le PYD, branche syrienne du PKK fondée en 2003. Le développement de ce groupe inquiète fortement l’Etat turc, en particulier depuis l’été 2012. En effet, le PYD a réussi à marginaliser les autres partis kurdes de Syrie, liés aux révolutionnaires du Conseil National Syrien (CNS), en faisant alliance avec Bachar al-Assad pour le contrôle de la province de Rojava, au Nord-Est du pays. Le gouvernement syrien a ainsi accepté de retirer ses troupes de cette région et de déléguer son contrôle au PYD en échange de sa loyauté vis-à-vis du régime [2]. Ce faisant, il a fortement contribué à la consolidation de la filiale syrienne du PKK, qui a acquis un statut d’acteur politique de première importance dans la région. Pour le gouvernement turc, l’implantation de ce groupe en Syrie ne comporte pas seulement le risque voir se renforcer le pouvoir de Bachar al-Assad (ennemi déclaré de la Turquie) face aux troupes du CNS. Sur le long terme, elle fait également peser le risque d’une remilitarisation du PKK, qui pourrait faire du Rojava contrôlé par le PYD une base arrière pour ses opérations sur le territoire turc.

Dans ce contexte, trois villes tenues par le PYD retiennent particulièrement l’attention de la Turquie : il s’agit des enclaves d’Afrin, de Qamichli, et de Kobané elle-même, toutes trois situées à la frontière du pays, de sorte qu’elles pourraient faire office de « points de contact » entre le PYD syrien et le PKK turc. Le gouvernement d’Erdogan cherche donc à affaiblir la position du PYD dans ces villes et à limite ses liens avec le PKK. La première étape de cette politique d’« endiguement » a été la construction d’un mur entre la ville de Qamichli (Syrie) et celle de Nusaybin (Turquie) en début d’année 2014. La non-intervention des troupes turques à Kobané en constitue la seconde. Dans l’hypothèse où la bataille de Kobané serait remportée par l’EI, tout porte à croire que celui-ci poursuivrait sa route vers Afrin, à l’Ouest, et que la Turquie maintiendrait sa fermeté vis-à-vis du PYD, avec l’objectif avoué d’affaiblir son implantation à la frontière turque.

En un mot, la décision d’Ankara d’abandonner Kobané ne se situe pas véritablement en rupture avec la politique précédemment menée par le gouvernement. Elle lève plutôt l’une des ambiguïtés du processus de paix turco-kurde, qu’Erdogan s’était jusque-là plu à cultiver : contrairement à ce que les négociations du gouvernement avec Öcalan laissaient croire, aucune concession aux Kurdes ne se fera au prix d’un renforcement de la position du PKK dans le pays.

Un autre interlocuteur kurde : le PDK irakien

La complexité du jeu de la Turquie dans la région tient à ce qu’elle cherche à substituer un autre interlocuteur au PKK, qui n’est autre que le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) irakien.

Le PDK occupe une place singulière dans la région. Il détient le contrôle du Gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK). Avec la déliquescence de l’Etat central irakien, il a vu son autonomie se renforcer à un tel point qu’il est à même d’imposer une quasi-indépendance de facto au gouvernement de Bagdad : il a ainsi décidé – unilatéralement – de s’arroger les ressources pétrolières situées sur son territoire, au motif que l’Etat avait cessé de lui redistribuer les ressources financières prévues par la Constitution. Traditionnellement hostile à tout mouvement autonomiste kurde dans la région, le gouvernement turc a longtemps entretenu des relations froides avec le PDK. Une méfiance d’autant plus grande que le PDK est dirigé par Massoud Barzani, fils de Mustapha Barzani, l’une des grandes figures historiques du mouvement kurde, dont le visage est connu bien au delà des frontières de l’Irak.

Dès l’été 2012, c’est-à-dire dès le renforcement de la position du PYD en Syrie, un rapprochement spectaculaire a pourtant eu lieu entre la Turquie et le PDK. Celui-ci a été engagé par la visite du ministre turc des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu – aujourd’hui Premier ministre – dans la ville de Kirkouk, contrôlée par le PDK, le 2 août 2012. Il a été définitivement scellé par la rencontre historique de Barzaki et d’Erdogan à Diyarbakir (ville kurde de Turquie) en novembre 2013, très médiatisée dans le pays. Le gouvernement turc a compris quel profit il pouvait tirer d’une telle politique. Sur le plan sécuritaire, la constitution d’une « ceinture kurde » autour de la Turquie permettrait la stabilisation de sa frontière, dans un contexte d’expansion de l’EI. Sur le plan économique, le rapprochement du Kurdistan irakien et de la Turquie a permis une forte croissance des échanges commerciaux : l’Irak représente aujourd’hui le deuxième partenaire économique de la Turquie, avec 12 milliards de dollars de marchandises échangées en 2013, dont 8 milliards avec la seule région kurde. Mais les principaux bénéfices de cette alliance sont politiques. Le PDK nourrit en effet une très forte hostilité vis-à-vis de son concurrent syrien, le PYD. Il collabore pleinement avec Ankara pour « endiguer » sa puissance dans la région. En décembre 2013, Barzani a ainsi décidé de fermer le pont de Simalka, joignant le Kurdistan irakien à la zone contrôlée par le PYD, suite au refus de celui-ci d’entériner les accords Ebril I, qui prévoyaient une cogestion du Nord-Est syrien par le PYD et les autres partis kurdes de Syrie, proches des révolutionnaires du Conseil national syrien. Barzani a de toute façon renoncé à la construction d’un Kurdistan unifié et mise avant tout sur un renforcement de l’autonomie de sa région au sein de l’Etat irakien.

Aux yeux de Erdogan, le caractère modéré du PDK et sa volonté de coopération avec Ankara en font un partenaire idéal pour le règlement de la question kurde en Turquie. L’objectif de l’invitation très médiatisée de Barzani à Diyarbakir en 2013 est donc clair : il s’agissait de présenter aux Kurdes de Turquie un nouveau représentant de leur cause et d’en faire une alternative au radicalisme du PKK. Cette politique se poursuit aujourd’hui : Erdogan refuse d’intervenir à Kobané mais favorise l’arrivée des Peschmargas du Kurdistan irakien dans la ville. Cette décision ne constitue en rien une « volte-face » du Président turc, uniquement déterminé par les pressions exercées par l’administration Obama [3]. Elle traduit au contraire la volonté de renforcer la position du PDK à la frontière turque et in fine leur légitimité à incarner la cause kurde, tout en marginalisant le rôle du PYD dans sa lutte face à l’EI [4]. Les troupes du PYD l’ont bien compris et ont manifesté leur hostilité à la venue de ces nouvelles recrues à Kobané [5].

Une impasse politique ?

Rien ne confirme pourtant que la nouvelle politique kurde adoptée par Erdogan dans le contexte de la crise syrienne puisse s’avérer concluante sur le long terme. A cela, on peut voir deux raisons. La première est que l’abandon de Kobané a fortement mis à mal la crédibilité d’Erdogan et de l’AKP dans le règlement de la question kurde. Cet abandon a été suivi de très violentes manifestations au Sud-Est de la Turquie, au cours desquelles 40 personnes ont perdu la vie, réveillant ainsi le spectre des affrontements turco-kurdes des années 1980 et 1990 [6]. La seconde raison est que le PDK irakien n’est que très faiblement implanté en Turquie. Sa capacité à incarner la cause kurde est donc bien réduite. En comparaison, le PKK, en plus d’être l’acteur historique de la lutte pour la reconnaissance du Kurdistan turc, dispose d’un fort ancrage local dans les zones de peuplement kurde de la Turquie. Il y a mis en place une Union des communautés du Kurdistan en 2005 et un Congrès des sociétés démocratiques en 2007, destinées à mettre en réseaux l’ensemble des organisations liées au PKK dans la région. Fort de cet ancrage, il continue d’être un acteur politique incontournable au Sud-Est de la Turquie.

Dans ce contexte, la volonté d’Erdogan de contourner le PKK et d’avoir recours à un autre interlocuteur pour résoudre la question kurde en Turquie paraît assez illusoire. Comme le fait remarquer Yohanan Benhaim, tout semble indiquer que « la poursuite d’un véritable processus de paix en Turquie suppose une politique d’ouverture vis-à-vis du PYD syrien » [7], à laquelle le gouvernement n’est pas prêt à consentir.

Bibliographie :
 Benhaim Yohanan, « Quelle politique kurde pour l’AKP ?? », Politique étrangère, Eté, no 2, 1 Juin 2014, pp. 39 ?50.
 Billion Didier, « L’improbable État kurde unifié », Revue internationale et stratégique, vol. 95, no 3, 19 Septembre 2014, pp. 18 ?31.
 Groc Gérard, « La doctrine Davutoglu ? : une projection diplomatique de la Turquie sur son environnement », Confluences Méditerranée, vol. 83, no 4, 1 Décembre 2012, pp. 71 ?85.
 Grojean Olivier, « Turquie ? : le mouvement kurde à l’heure du « ?processus de paix ? » », Politique étrangère, Eté, no 2, 1 Juin 2014, pp. 27 ?37.
 Tejel Jordi, « Les paradoxes du printemps kurde en Syrie », Politique étrangère, Eté, no 2, 1 Juin 2014, pp. 51 ?61.
 « Türkei : Erdogan : Syrische Kurden gegen Eingreifen von Peschmerga in Kobane », Die Zeit, Oktober 2014.
 Turquie, La volte-face d’Erdogan à Kobané, http://www.courrierinternational.com/article/2014/10/21/erdogan-fait-marche-arriere-sur-kobane, consulté le 29 octobre 2014.
 Les Kurdes d’Irak volent au secours de leurs frères de Syrie, http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/10/29/les-kurdes-d-irak-volent-au-secours-de-leurs-freres-de-syrie_4514317_3218.html, consulté le 29 octobre 2014.
 Face à Kobané, la paix fragilisée du Kurdistan turc, http://www.lemonde.fr/proche-orient/visuel/2014/10/23/face-a-kobane-la-paix-fragilisee-du-kurdistan-turc_4511433_3218.html, consulté le 26 octobre 2014.
 Le « ?cavalier seul ? » des Kurdes de Syrie, http://orientxxi.info/magazine/le-cavalier-seul-des-kurdes-de,0553, consulté le 29 octobre 2014.

Notes :

Publié le 10/11/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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