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La poésie persane classique : formes, histoire et anthologie

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 24/12/2014 • modifié le 05/05/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Art islamique : scene de bataille. Miniature persane tiree d’un manuscrit du poeme epique "Shahnameh" (Shah Nama, Shahnama) (Livre des Rois) de Ferdowsi (Firdawsi, ou Ferdawsi, ou Firdousi, vers 940-vers 1020) Biblioteca Nazionale Naples.

©Luisa Ricciarini/Leemage
Leemage via AFP

Genèse et formes de la poésie persane

Ce n’est pas sans raison que l’on désigne la poésie iranienne comme l’un des plus anciens développements de la littérature universelle. Un recueil de textes sacrés de l’ancienne religion zoroastrienne – l’Avesta – présente des fragments de la vie du prophète Zarathoustra – ou Zoroastre – dont l’écriture pourrait remonter au premier siècle de notre ère. Les gathas contenus dans ce recueil – hymnes que l’on pourrait comparer aux psaumes de la religion juive – sont les témoins d’un panthéon ancien dont les détails demeurent aujourd’hui largement inconnus. Les traces laissées par cette poésie de l’Iran ancien sont néanmoins peu nombreuses, tandis que leur transcription en alphabet cunéiforme réserve leur réception à un cercle restreint de lecteurs.

Ce que l’on nomme habituellement « poésie persane » correspond en réalité à une forme littéraire plus récente, née aux alentours des IXe et Xe siècles de la rencontre entre deux traditions littéraires autonomes. La première de ces traditions est la poésie en moyen-iranien, surtout écrite en pehlevi, ancienne forme de la langue persane employée par la dynastie sassanide du IIIe au VIIe siècle de notre ère. La seconde est la tradition littéraire arabo-musulmane, amenée en Perse par les califes omeyyades aux lendemains de la chute des Sassanides (651) et marquée par la prééminence du Coran. Les deux traditions avaient leurs formes et leurs thèmes propres. La poésie en moyen-iranien s’appuyait sur un schéma rythmique issu de l’Iran ancien dans lequel chaque vers comptait un nombre déterminé de syllabes ; tandis que la tradition arabe lui préférait une prosodie fondée sur l’alternance de syllabes brèves et de syllabes longues. De l’union de ces deux formes naquit une poésie tout à fait neuve, dans laquelle le rythme du vers arabe imprégnait la métrique de la poésie iranienne traditionnelle.

Cette fusion s’opéra dans les régions du Khorasan et de la Transoxiane, à la faveur d’une situation politique particulière. La dynastie samanide fondée par les héritiers de Saman Kohda y détenait le pouvoir depuis que le calife al-Mamun les avait choisis comme émirs, c’est-à-dire comme gouverneurs locaux censés exercer leur pouvoir sous l’autorité du califat abbasside, en l’an 819 de notre ère. Dans la mesure où ils étaient persanophones, les Samanides mirent un point d’honneur à s’entourer de poètes renouant avec les traditions littéraires de la Perse ancienne. En même temps, leur fidélité aux Abbassides les invita à adapter cette poésie ancienne à la culture arabo-musulmane califale. C’est à ce point de croisement que naquit la poésie persane traditionnelle, et c’est donc ici que nous commençons notre tour d’horizon de la littérature iranienne classique.

Aux origines de la poésie persane : Rudaki (Xe siècle)

Le père fondateur de la poésie et de la littérature persanes est, sans conteste, Rudaki († 940). Il est l’auteur d’une œuvre variée, dans laquelle des genres aussi divers que le panégyrique, le lyrisme amoureux ou la poésie morale sont représentés. Il produisit ces écrits au sein de la cour de l’émir samanide Nasr II (914-943), à Samarkand, avant que celui-ci ne le répudie et ne l’aveugle pour des raisons inconnues. Son succès dépassa largement les frontières de l’Iran : son Kalilè et Demnè a ainsi été l’une des principales sources d’inspiration de Jean de la Fontaine au XVIIe siècle. Le 1150e anniversaire de sa mort a été fêté en grande pompe à l’Université de Téhéran en 2008, en présence du président Mahmud Ahmadinejad, preuve que son œuvre demeure une référence importante dans l’Iran contemporain. Ses poèmes sont marqués par un certain fatalisme et par l’imaginaire du milieu nobiliaire duquel Rudaki est issu :

« O toi qui t’attristes et non sans raison,
toi qui répands les larmes en secret,
Ce qui fut s’est enfui, ce que voilà le suit,
les choses sont ainsi, à quoi sert de t’en affliger ?
Espères-tu plier à tes désirs
le cours inexorable du monde d’ici bas ?
Va, tu peux bien gémir jusqu’à la fin des temps,
tes pleurs te rendront-ils ce qui s’en est allé ?
Le destin te réserve encore d’autres peines,
si tu souffres ainsi à chacun de ses coups
Tu te plains qu’il choisit de porter l’infortune
partout où s’attache ton cœur :
C’est qu’un rang éminent, la grandeur, la valeur
attirent la main du destin. »

Une poésie persane classique : Ferdowsi et Khayyâm (Xe – XIe siècle)

C’est également dans la région du Khorasan et de la Transoxiane que fut actif Ferdowsi († 1020), que l’on peut aussi considérer comme un des pères fondateurs de la poésie persane. Son monumental Livre des rois (Shâh Nâmeh), composé de plus de 50 000 distiques, se fait l’écho de traditions orales et écrites préislamiques narrant l’histoire des grands rois perses jusqu’à leur renversement par le calife en 651. Cet ouvrage constitue un des sommets du genre épique et témoigne de la résurgence d’un imaginaire « national » perse au moment où le califat abbasside de Bagdad perdait de son influence dans la région. Nous proposons ici un extrait de son œuvre, au rythme toujours soutenu, célébrant une victoire des Perses sur le peuple touranien :

« Alors les hurlements du combat s’élevèrent ;
la flèche fut lancée et le poignard brilla ;
les deux armées l’une sur l’autre se jetèrent ;
on les eût dit mêlées inextricablement ;
l’homme vociférant, la timbale grondant
tournaient en dérision le tonnerre roulant ;
sous les coups des vaillants à la poigne d’acier
le cœur du lion, le cuir du léopard craquaient ;
tenant une massue â tête de bovin,
en combattant, Rostam ensanglantait la terre ;
et de quelque côté qu’il poussait sa monture,
une tête tombait comme feuille en automne ;
quand il mettait la main à son sabre tranchant,
des superbes guerriers il abattait les têtes ;
et lorsque sur la tête il frappait tel guerrier,
lui, cheval, attirail étaient en deux moitiés ;
et lorsqu’il brandissait son sabre sur un cou,
tel un mont, cavalier était décapité ;
la plaine devenait, sous le sang de ses braves,
semblable à une mer dont les flots s’agitaient ;
et le terrain n’était que tête, bras et jambes
foulés sous les sabots de guerriers aguerris ;
sous les pieds des chevaux, dans cette vaste plaine,
la terre devint six et le ciel devint huit ;
la poudre du combat s’éleva vers la lune,
une rosée de sang tomba sur le Poisson. »

Vingt ans après la mort de Ferdowsi, vers 1040, le Khorasan fut conquis par les souverains seldjoukides, d’ethnie turque. Cette conquête ne se traduisit pas par la déliquescence de la culture et de la poésie persanes. Le persan resta la langue littéraire de référence, qu’employa un lettré tel qu’Omar Khayyâm. Une inflexion importante du genre poétique se fait toutefois sentir : dans le contexte de la domination seldjoukide, il ne s’agissait plus pour Khayyâm de célébrer le glorieux passé des souverains perses. Les thèmes abordés se font moins politiques et laissent place à des considérations morales aux accents pessimistes :

« Le nuage est venu répandre encore un pleur sur la verdure.
Sans vin couleur de rose, il ne convient de vivre.
Ce gazon est aujourd’hui offert à nos plaisirs
Le gazon de notre tombe, qui donc en jouira ? »

Lyrisme, mysticisme et soufisme : Nezâmi, Mowlavi, Hâfiz (XIIe – XIVe siècle)

Du XIIe au XIVe siècle, la tendance à la dépolitisation de la poésie s’accentue. Les poètes s’éloignent des cours et s’approprient des formes et des thèmes nouveaux. Le parcours d’un auteur tel que Nezâmi († 1209) en témoigne. Né vers 1140 à Gandjè, dans le Caucase, il écrivit ses ouvrages loin de l’entourage des souverains de son époque. Le panégyrique et l’épopée perdent en importance. Certes, son Livre d’Alexandre se fait l’écho d’une certaine persistance du genre épique. Mais le récit des exploits du héros est surtout l’occasion de considérations sur la sagesse d’Alexandre. Le reste de son œuvre est surtout consacré au lyrisme amoureux et mystique. Le style employé y est à la fois complexe et raffiné :

« Pareille à l’astre des nuits, qui t’en vas-tu visiter ?
et ce verset de beauté, pour qui fut-il révélé ?
Un parasol d’ambre gris royal ombrage ta tête :
couverte de dais noir, sur qui donc vas-tu régner ?
Dirai-je que tu es miel ? Le miel est moins doux que toi,
ou que tu ravis les cœurs ? Mais lequel vas-tu combler ?
Tu t’en vas et peu s’en faut que moi je ne rende l’âme :
ô douleur de Nézâmi, de qui es-tu le dictame ? »

Après Nezâmi, le mysticisme tend à prendre une importance croissante dans la poésie persane. Cette évolution traduit sans doute le développement parallèle du soufisme dans les régions persanophones au XIIIe siècle. Le meilleur exemple en est donné par le poète Mowlavi († 1273), originaire de Konya. Son Masnavi, poème monumental de 26 000 distiques, constitue la référence de la littérature mystique iranienne. On y lit particulièrement bien comment l’héritage du lyrisme amoureux a pu être réemployé dans un contexte proprement religieux :

« Celui dont l’habit fut déchiré par l’Amour
Fut purifié d’avidité, de tout défaut.
Louange à toi, Amour, plein de profit pour nous !
Ô toi, le médecin de toutes nos misères !
Remède à notre orgueil, à notre vaine gloire,
Tu es pour nous Galien et Platon ! Grâce à toi,
Notre corps de limon s’élance vers les cieux,
Les monts entrent en danse et deviennent légers…
L’état d’Amour se manifeste par le gémissement du cœur ;
Nulle maladie ne ressemble à cette maladie du cœur ;
Et le mal de l’être qui aime se trouve à part des autres maux ;
_ L’Amour est comme un astrolabe montrant les mystères divins ;
Quoi que je dise de l’Amour – commentaire ou explication –
Lorsque j’en viens à cet Amour, j’en tombe dans la confusion ;
Bien que le commentaire écrit donne des éclaircissements,
Cet amour est plus évident alors que l’on ne parle point.
Ma plume se hâtait alors que j’écrivais :
Elle se brisa quand elle en vient à l’Amour. »

Au XIVe siècle, le poète Hâfiz (†1389), dont le souvenir continue de marquer la ville de Chiraz, perpétua cette tradition de la littérature mystique. Comme Mowlavi, Hafiz n’entretint que des liens ténus avec les princes de sa ville, de la dynastie des Mozaffarides. La particularité de cet auteur est qu’il connut un succès exceptionnel dès son vivant et qu’il fait toujours l’objet d’une admiration très forte dans l’Iran contemporain. Le lyrisme de Nezâmi et de Mowlavi se retrouve dans ses vers, en même temps que se multiplient les images sensorielles propres à éveiller l’imagination du lecteur, dans une ambiance toujours teinte de mysticisme :

« Au Cabaret des Mages, je vois la lumière de Dieu,
Quelle étrange chose que d’apercevoir telle lumière en tel lieu !
Ne cherche pas à m’en imposer, ô préfet du pèlerinage,
Où tu ne vois que la maison, je vois, moi, le maître de maison.
Des tresses des idoles, je veux répandre l’odeur de musc,
Dessein présomptueux, et peut-être ai-je tort.
La brûlure du cœur, les larmes versées, les soupirs du matin, les sanglots nocturnes,
Tout cela, c’est Votre regard plein de grâce qui me le fait éprouver,
A chaque instant, un nouvel aspect de Ton visage s’impose à moi.
A qui dire tout ce que je découvre sur ce rideau ?
Nul n’a respiré dans le musc du Khotân ou celui de ma Chine,
Ce que chaque matin m’apporte le souffle de l’aube ;
Amis, ne blâmez pas Hafiz de son libertinage,
Car je le compte au nombre de Vos fidèles. »

Le chant du cygne de la poésie persane classique : Djâmi et la poésie soufie (XVe)

Le XVe siècle marqua le triomphe de la poésie mystique d’inspiration soufie et voit s’écrire les dernières œuvres de la période dite « classique » de la poésie persane. Le plus grand représentant de ce mouvement est sans doute le poète Djâmi (†1492), originaire du Khorasan, souvent considéré comme la dernière grande figure de la poésie classique iranienne. Après des études à Samarkand, il rejoignit la confrérie soufie des Naqchabandis et s’inspira directement de cette expérience dans l’ensemble de ses œuvres littéraires. Elles traduisent en particulier un refus des certitudes de la science, devant conduire l’homme cherchant la Vérité à s’abandonner au mysticisme soufi. Dans le poème suivant, la figure de l’homme aspirant au savoir est symbolisée par une goutte d’eau tombant dans le désert :

« Une goutte d’eau rejetée par l’agitation de la mer,
En plein hiver, tomba dans le désert.
Devenue glace par la rigueur du froid,
Elle crut vivre une existence indépendante.
Et cependant, par chacun, en tout lieu,
Elle entendait parler de la mer.
Elle pensa trouver, dans la rosée et dans la pluie,
La preuve de l’existence de cet océan.
Or, malgré les affirmations de la raison,
Cent doutes se dissimulaient dans son âme.
Oui, dans le désert pierreux de l’illusion et de l’imagination,
Nul ne s’est jamais sauvé par la déduction. »

Après Djâmi, la poésie persane connut un certain déclin, qu’on peut expliquer par les bouleversements politiques consécutifs à l’arrivée de la dynastie safavide au pouvoir. Certes, l’écriture poétique connut de nouveaux développements avec des auteurs comme Orfi-è-Chirazi († 1590). Son style devait pourtant beaucoup plus à la poésie de tradition indienne qu’à celle de ses prédécesseurs persans. Il ouvrait à coup sûr une ère nouvelle pour la littérature iranienne. Mais il reste à souligner que ces transformations ne conduisirent pas à laisser tomber dans l’oubli la poésie persane classique. Au contraire, celle-ci resta un modèle pour toute la littérature iranienne jusqu’à la période contemporaine. Alors que la poésie européenne des XIXe et XXe siècles s’est développée par opposition avec les formes poétiques traditionnelles, la poésie iranienne contemporaine s’est construite par imitation et réemploi de la poésie classique, à la suite du poète Hâtef († 1783). Aujourd’hui encore, la poésie persane classique reste très lue par les Iraniens, profitant ainsi de la stabilité d’une langue ayant offert à la littérature universelle nombre de ses grands monuments.

Bibliographie :
 Landau Justine, « L’adaptation de la métrique H ?al ?lienne à la poésie persane ? : Transfert et variations », Bulletin d’études orientales, no 59, Octobre 2010, pp. 101 ?126.
 Lazard Gilbert, « Les origines de la poésie persane », Cahiers de civilisation médiévale, vol. 14, no 56, 1971, pp. 305 ?317.
 Classical Persian Poetry - A Thousand Years of the Persian Book | Exhibitions (Library of Congress), http://www.loc.gov/exhibits/thousand-years-of-the-persian-book/classical-persian-poetry.html, consulté le 21 décembre 2014.
  ?af ? Z ?ab ?? All ?h., Lazard Gilbert., Lescot Roger et Massé Henri, Anthologie de la poésie persane XIe - XXe siècle, Paris, Gallimard, 1964. Les poèmes cités sont majoritairement tirés de cet ouvrage.
 Persian literature ? : Classical poetry, in "Encyclopedia Britannica", disponible sur : http://www.britannica.com/EBchecked/topic/452843/Persian-literature/277131/Classical-poetry, consulté le 19 décembre 2014.

Publié le 24/12/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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