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Gravure In "The Illustrated London News" du 25 avril 1857. ©Bianchetti/Leemage / AFP
Pour mieux comprendre la politique que l’Iran déploie aujourd’hui au Moyen-Orient, il faut se replonger dans l’histoire contemporaine et moderne du pays. L’objectif de se constituer un accès à la Méditerranée, un réseau d’alliés chiites au Levant et une sorte de glacis défensif à l’Ouest ne peut être compris sans en référer à l’Histoire du pays.
Dès le début du XVIIIème siècle, la Perse est envahie par les puissances musulmanes comme l’Empire ottoman ou encore les Afghans, ce qui entraîne la chute des Safavides en mars 1722 lors de la prise d’Ispahan. Cependant, on ne peut faire une lecture du XVIIIème siècle iranien seulement au regard de la lutte inter-orientale qui y a eu lieu. En effet, l’action des puissances occidentales en Perse a été un facteur de déstabilisation du pouvoir cardinal. La Russie sous la conduite de Pierre le Grand mène en 1722 une campagne militaire victorieuse dans le Caucase iranien, en profitant du vite de pouvoir laissé par l’effondrement des Safavides (1). Sans pour autant intervenir militairement, la stratégie commerciale britannique se concentre sur la monopolisation de la route des Indes, ce qui relègue la Perse et ses villes commerciales comme Tabriz à un rôle de second plan au tournant entre le XVIIème et XVIIIème siècle. Ainsi, l’impérialisme occidental politique et économique est ancien en Perse, en raison de la place géographique exceptionnelle de l’Iran, à la croisée des continents.
Si les interventions des grandes puissances occidentales en Perse marquent un temps d’arrêt jusqu’au XIXème siècle, le XVIIIème siècle est tout de même meurtrier pour l’Iran en proie à la guerre civile en dépit du bref règne de Nader Shah (1732-1747) qui impose un pouvoir central fort. Le début du XIXème siècle constitue un tournant pour l’Iran qui multiplie les contacts avec le monde extérieur et notamment avec l’Occident (2). L’intégration progressive de l’économie iranienne au commerce mondial s’accompagne alors d’un changement géopolitique radical pour l’Iran. En effet, la Perse devient l’objet d’une rivalité coloniale entre les grandes puissances. Parmi les pays impérialistes, deux s’affirment comme des acteurs majeurs en Asie centrale : la Russie et la Grande-Bretagne. Leur conflit politique, diplomatique, militaire et économique en Iran est nommé le Grand Jeu ou Great Game. Si la plupart des historiens s’accordent sur le début du XIXème siècle comme celui du Grand Jeu, la date de la fin de cet affrontement colonial est plus compliquée à définir. Nous délimiterons notre étude par la crise irano-soviétique (1945-1946) qui en constitue donc la clôture. En effet, après la Seconde Guerre mondiale, l’influence américaine grandissante en Iran témoigne d’une nouvelle ère géopolitique dans la région qui ne saurait se placer dans la continuité historique du Grand Jeu.
Nous allons donc tenter dans cet article d’analyser les grandes lignes de cette lutte d’influence impérialiste au sein de l’Asie centrale et en particulier en Iran entre le début du XIXème siècle et 1946. Quelles sont les modalités du Grand Jeu en Iran entre les deux puissances impérialistes occidentales ?
Les relations de l’Iran avec la Russie et la Grande-Bretagne pouvant être divisées en plusieurs périodes distinctes (3), nous allons suivre un plan chronologique pour notre étude. Tout d’abord, nous étudierons la première phase du Grand Jeu qui se caractérise par une prédominance de la Russie qui profite de sa proximité géographique et culturelle avec l’Iran (1800-1857). Ensuite, nous nous concentrerons sur le paroxysme du Grand Jeu où des stratégies impérialistes différenciées entre les Britanniques et les Russes se mettent en place (1857-1917). Enfin, nous analyserons l’ultime temps de notre démonstration qui fait émerger la domination anglaise sur l’Iran avant la crise irano-soviétique, foudroyant dénouement du Grand Jeu (1917-1946).
Parfois caractérisé de « ventre mou » en raison de l’absence de colonisation du territoire au début du XIXème siècle, l’Asie centrale et particulièrement l’Iran ont été l’objet à partir du début du XIXème d’un renforcement des prétentions coloniales, principalement anglaises et russes. La récente dynastie Qâdjâr fondée en 1786 règne sur l’ancien Empire perse très affaibli par un XVIIIème siècle troublé. En effet, les conflits sociaux, politiques et parfois religieux ont rythmé le XVIIIème siècle iranien, en dépit du bref interlude de Nader Shah qui reconquiert le territoire perse. Cependant, les Qâdjârs ont imposé leur autorité sur le pouvoir central depuis la nouvelle capitale Téhéran, petite bourgade préférée à l’Ispahan des Safavides. Mais la Perse reste une puissance commerciale moindre, la route des Indes étant monopolisée depuis la fin du XVIIème siècle par les Compagnies commerciales maritimes européennes contournant le territoire iranien par l’Océan Indien.
Au début du XIXème siècle, nous observons donc les premiers efforts des grandes puissances pour pénétrer en Iran (1800-1828). La France, l’Angleterre ainsi que la Russie cherchent à y pénétrer pour des raisons tant économiques que géopolitiques. Concernant la France (4), Napoléon Bonaparte tente de renforcer l’Iran pour se servir du pays comme allié stratégique et éventuellement de base militaire en cas de conflit contre la Russie ou l’Inde britannique. Mais suite au traité de Tilsit de Juillet 1807, Napoléon Bonaparte abandonne ses plans en l’Iran. Sa chute finale le 18 juin 1815 précipite la mainmise de la Russie sur la Perse. Cependant, la France reste un acteur majeur sur notre période en tant que puissance modératrice de la rivalité anglo-russe.
Les Britanniques tentent eux aussi une alliance avec l’Iran face à la Russie et à la France en 1811, mais l’absence de réciprocité dans l’accord mène au refus iranien. Encouragés par leur victoire au cours de la campagne de Russie napoléonienne de 1812, les Russes pour leur part forcent l’Iran à signer l’humiliante paix du Golestân (5). Selon l’article 4 du traité, le Tsar s’arroge le droit de reconnaître le nouveau Shah persan, ce qui montre le fort contrôle russe sur la politique de Téhéran. En 1826, les incursions russes de plus en plus fréquentes sur le territoire iranien poussent le Shah à déclarer le djehad mais la guerre russo-persane tourne vite à l’avantage russe. Le mot djehad induit une guerre sainte des mahométans face aux croyants d’autres religions, un moyen d’unir des minorités chiites mais non persanes à la cause étatique. Le traité du Turkmanchai du 21 février 1828 entraine la perte par l’Iran de ses territoires au Nord du fleuve Arras et marque le début de la prépondérance russe en Iran. Après s’être imposée en Iran par la force, la Russie entre dans une période de forte influence sur le pouvoir de Téhéran (1828-1857). En outre, la conquête des parties occidentales de l’Afghanistan en 1834 par la Russie marque une expansion russe importante en Asie centrale.
Face à cette évolution, les Britanniques craignent pour la protection de la route de l’Inde dont l’Afghanistan constitue la porte d’entrée. Ils poussent diplomatiquement pour obtenir un accord sécurisant avec la Russie en octobre 1841. La défaite cuisante de la Russie lors de la guerre de Crimée (1853-1856), permet à l’Angleterre de signer le traité anglo-iranien de Paris le 4 mars 1857. Cette date est un tournant dans la géopolitique iranienne car les Anglais peuvent désormais rivaliser avec les Russes en terme d’influence diplomatique à Téhéran.
Ainsi, dans le premier acte du Grand Jeu, nous avons observé la mainmise sur l’Iran Qâdjâr de la Russie, qui bénéficie de sa proximité géographique et culturelle. Cependant, la sanglante guerre de Crimée qui se solde par la déroute russe permet à la Grande-Bretagne d’avancer ses pions à Téhéran dans le domaine diplomatique.
Lire la partie 2 : La place géopolitique de l’Iran des Qâdjârs au sein du Grand Jeu, 1800-1946 (2/2)
Lire également :
– L’Iran des Qadjars : d’Agha Mohamed Khan à la Révolution constitutionnelle (1779-1906)
– Le règne de Mohammad Reza Shah : l’Iran de la Seconde Guerre mondiale à la révolution islamique
– La crise irano-soviétique de 1945-1946
Notes :
(1) LEMERCIER-QUELQUEJAY Chantal, Document inédit sur la campagne de Pierre le Grand au Caucase, Paris, Cahiers du monde russe et soviétique, volume 6, 1965, pages 139-142.
(2) DJALILI Mohammad-Reza et KELLNER Thierry, Histoire de l’Iran contemporain, Paris, La Découverte, 2010.
(3) KHADJENOURI M, L’évolution des relations extérieures de l’Iran du début du XIXème siècle à la Seconde Guerre mondiale, Paris, Centre d’études de Politique étrangère, volume 41, 1976, pages 127-148.
(4) Idem, page 127.
(5) RICHARD Yann, L’Iran de 1800 à nos jours, Paris, Flammarion, 2016, page 45.
Gabriel Malek
Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.
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