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Picture by Manuel Cohen / AFP
Dès ses origines, la philosophie islamique a dû prendre à bras-le-corps la question de la compatibilité entre la constitution d’une connaissance, d’un savoir, et l’obéissance à la lettre du Livre.
C’est en son sein que vont ainsi s’élaborer des distinctions conceptuelles, directement issues de l’exégèse coranique, et qui ont pour objet de conduire à une certaine harmonie entre ces deux injonctions a priori difficilement conciliables. Parmi ces couples notionnels, l’un des plus important sera celui qui distingue ésotérisme et exotérisme.
En philosophie, comment appréhender la vérité lorsqu’elle est révélée ? Afin de répondre à cette question, c’est au sein de la philosophie elle-même que s’est d’abord dessinée une distinction entre deux niveaux d’existence de la vérité révélée. Le premier s’adresse à l’imagination des hommes, en prenant une forme imagée, il correspond à la sharia. La vérité se dit là par le moyen d’images et de symboles (al-mithâl, l’image). Le second niveau est celui qui s’adresse à l’intelligence. Il s’agit d’une autre forme du vrai, plus exacte et en un sens plus « pure », qui se retrouve dans la connaissance démonstrative et rationnelle. Le premier niveau correspond à la sharia et le second à la hikma.
Il faut bien voir selon Christian Jambet que le mot « religion » que l’on utilise en français n’a pas son équivalent dans le lexique arabe. Le sens que nous lui donnons est en effet plus étendu que ses acceptions arabes. En arabe, il faut comprendre religion comme « révélation prophétique ». Le sens que l’on donne en français au mot « religion » est plus étendu. Il existe en arabe, essentiellement trois mots, ou concepts, qui ont été définis par le philosophe Shahrastânî, dont nous citerons les définitions. Le premier, sur lequel nous reviendrons peu, est al-milla, « organisation sociale d’entraide mutuelle au sein d’une communauté ». Le second est al-sharia et signifie « tracé d’une série de règles et de prescriptions ». Le troisième enfin est al-dîn, « l’obéissance et la subordination » [1].
Ainsi, le premier niveau de la vérité, selon les premières conceptualisations de philosophie islamique, correspond à la sharia, c’est-à-dire à une certaine acception de la « religion ». Ces distinctions faites, il faudra ensuite justifier la compatibilité de la vérité de la religion et de la vérité de la cosmologie et de l’ontologie philosophiques. Comment la philosophie pourra-t-elle sauver la vérité littérale de la prophétie ? Il faudra pour cela une modification profonde de la religion elle-même, dans son statut.
Si un point préliminaire sur le statut du vrai en islam était nécessaire, il nous faut désormais aller plus avant dans l’appréhension des concepts d’ésotérique et d’exotérique. Loin d’être des notions spécialisées, elles régissent de part en part toute l’activité philosophique en islam. Ce couple conceptuel n’est pas toujours explicitement énoncé et agit à la manière d’un « principe caché » dans la façon dont se sont constituées les philosophies islamiques, selon Christian Jambet.
Le partage entre religion exotérique et religion ésotérique sert ainsi de fondement à l’activité théorique du philosophe. Toutefois, il importe de noter que ce ne sont pas des concepts proprement philosophiques, dans la mesure où ils ont été forgés au sein de l’exégèse coranique.
L’exotérique, al-zâhir, est « l’apparent », et désigne le sens évident du texte révélé. L’ésotérique, al-bâtin, est quant à lui « ce qui se cache », « ce qui est intérieur », et désigne le sens qui se dérobe à la lecture directe. L’exégèse, al-ta’wil, fut un mode d’explication du Coran avant d’être une méthode philosophique. Elle vise à faire apparaître ce qui se cache dans le texte coranique. Or, la méthode des philosophes est ésotérique, en au moins deux sens. Elle peut ainsi dévoiler un certain sens caché, ou à l’inverse cacher le plus important, en laissant vivre de sa validité propre l’enseignement littéral du Coran.
Dans les deux cas, les philosophes distinguent, dans les degrés du vrai, un niveau exotérique (sharia, religion révélée à tous) et un niveau ésotérique (hikma, sagesse des prophètes). Cette hikma deviendra le nom même de la philosophie. La définition de la philosophie sera en effet sous-tendue par un partage dont l’origine est une certaine lecture du couple sharia/hikma. La sagesse va se muer en savoir, alors que la science prophétique va devenir une science actualisée. Les activités visant à dévoiler et à dérober sont liées. La vérité (al-haqiqa) est la réalité cachée qui attend d’être révélée par une activité qui part des sens, passe par l’imagination et aboutit à l’intelligence selon Christian Jambet [2].
La religion exotérique (sharia) désigne la part explicite et littérale du message prophétique (risala). Elle a des buts avant tout pratiques, et non théoriques, dans la mesure où elle indique la voie à suivre dans le gouvernement des hommes. Elle est avant tout un outil au service de la vie sociale et de la vie morale. La religion ésotérique peut quant à elle se dire al-hikma ou al-dîn. Il est ainsi révélateur que le premier terme donne son nom à la philosophie. Celle-ci, al-hikma, emprunte donc son nom à une forme prophétique de sagesse. La philosophie a donc une fonction ésotérique, particulièrement lorsqu’elle s’attache à l’étude de la science des choses divines, al-ilâhiyyat.
Il est frappant de voir comment cette distinction entre les domaines exotérique et ésotérique agit en profondeur dans la constitution d’une philosophie qui trouve son ancrage à la fois dans le cadre de la révélation et sur le terrain grec. Les résultats de la philosophie grecque viendront se greffer sur le cadre proposé par le texte coranique, et cette conjonction aboutira à un résultat qui sera nommé hikma, plus tard traduit par philosophie, mais qui pourrait tout aussi bien faire référence à la seule métaphysique (partie de la philosophie qui s’intéresse à la recherche des principes premiers). Chez Ibn ‘Arabi, philosophe arabe du XIIIe siècle, né en Andalousie et ayant rencontré Averroès, la hikma se rapproche ainsi de la métaphysique. Kashani, philosophe du XIVe siècle, s’est engagé dans un travail d’explicitation du lexique d’Ibn ‘Arabi, et définit la hikma ainsi : « l’étude des aspects cachés des choses et la connexion des causes avec leurs principes causateurs, la connaissance de ce qu’implique ce qui est nécessaire, par les conditions qui sont nécessaires » [3]. Voilà une définition qui coïncide à peu près parfaitement avec le concept de métaphysique, tel que nous l’a légué Aristote.
Voilà donc qu’une présentation des soubassements ésotériques de la philosophie islamique nous révèle combien celle-ci est proche de la métaphysique. Au cours de son histoire, bien entendu, elle s’en distinguera en partie, mais cette parenté originelle marquera profondément la façon dont on fait de la philosophie en terre d’islam, particulièrement au cours de la période qui correspond pour nous au « Moyen Âge ».
Nous observons ainsi qu’il n’est pas possible de chercher à comprendre ce qu’est la philosophie en islam sans tenir compte du fait qu’elle est avant tout une philosophie islamique. Quelles que soient les différentes directions qui seront prises par les philosophes de cette tradition, il faut bien noter que ces derniers se référeront toujours à ce que l’on pourrait nommer un terreau commun, qui est constitué par les premiers balbutiements de l’exégèse coranique, et au premier chef par la subtile distinction entre ésotérique et exotérique, laquelle procède, comme nous l’avons vu, d’une nécessité de trouver des gradations dans le « vrai ». La philosophie grecque aura bien entendu une influence considérable sur la philosophie islamique, mais il faut bien voir que les catégories de la philosophie hellénistique doivent être situées dans l’horizon de la profession de foi monothéiste, tel que l’islam l’entend. En donnant un sens proprement philosophique à cette profession de foi, les philosophes de l’islam entendent rappeler l’autorité de la pensée, ainsi que leurs droits, face à de multiples autres autorités, notamment politiques. Ils poursuivront l’idéal d’une pensée juste, qui dévoile la vérité contenue dans la révélation, tout en la respectant.
Bibliographie :
– Christian Jambet, Qu’est-ce que la philosophie islamique ? Gallimard, 2011.
– Encyclopédie de la Pléiade, Histoire de la philosophie (tome I), 1969.
Ines Aït Mokhtar
Ines Aït Mokhtar est écrivaine et chercheure indépendante. Agrégée de philosophie et docteure en théorie politique de l’Université de Cambridge, elle s’intéresse à l’histoire des mondes arabes, et notamment aux sources intellectuelles et esthétiques de la modernité politique arabe.
Notes
[1] Al-Shahrastânî est désigné par Christian Jambet comme « le plus grand historien musulman des religions et des sectes ». Nous reproduisons ici les définitions citées par ce dernier dans Qu’est-ce que la philosophie islamique ? (2011) Gallimard, p. 88.
[2] Qu’est-ce que la philosophie islamique ? p. 91.
[3] Cité par C. Jambet, in. Qu’est-ce que la philosophie islamique ? p. 94.
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