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La naissance du droit musulman et sa mise en place dans les premiers siècles de l’islam

Par Tatiana Pignon
Publié le 03/02/2012 • modifié le 05/05/2020 • Durée de lecture : 5 minutes

La Loi musulmane (charia)

Six cents versets du Coran, c’est-à-dire 10% du texte intégral, sont consacrés aux questions juridiques : c’est dire dès l’abord l’importance de la place occupée par la Loi en islam. Le Coran, ces paroles dictées par Dieu via l’ange Gabriel à Muhammad, présente en effet une voie à suivre : le fidèle est celui qui mène sa vie en se conformant à la loi divine – le terme de charia en contexte religieux musulman signifie « chemin pour suivre la loi ». Ainsi, la loi islamique met sur le même plan ce qui, dans nos sociétés occidentales, relève de l’ordre juridique au sens strict et ce qui relève de l’ordre moral, en établissant un certain nombre de devoirs et d’obligations dont le caractère impératif trouve sa légitimité dans la religion. Dans cette perspective, non seulement le Coran mais aussi la Sunna du Prophète – c’est-à-dire la tradition des paroles et des actes de Muhammad – et, dans une moindre mesure, celle des califes, ont une valeur normative ; ce n’est qu’après qu’intervient le jugement personnel du cadi, le juge. La loi islamique, appelée charia, a pour but de permettre aux fidèles l’accès à la sainteté et au paradis ; cette idée d’une vie juste, dans la Communauté des Croyants, passe par la création d’un espace de vivre-ensemble organisé selon la justice, ce qui explique la fondation du droit sur la loi religieuse. La charia ne s’applique en théorie qu’aux musulmans, les non-musulmans ayant le statut spécifique de dhimmis, « protégés ».

La montée en puissance des Docteurs de la Loi

L’institution califale, créée à la mort de Muhammad pour organiser la succession du Prophète afin d’assurer la préservation et la transmission de la tradition islamique ainsi que la protection de la Communauté des Croyants (Oumma), détient au Moyen-Âge l’autorité politique et religieuse suprême. Assez rapidement toutefois, à l’époque abbasside, les califes sont confrontés non seulement à des attaques politiques – avec en particulier l’arrivée de tribus turques et la constitution de califats rivaux en Afrique du Nord et en Al-Andalûs – mais aussi à des problèmes religieux, concernant surtout la loi. Il n’y a pas à l’époque de code civil, ou de code juridique unique : les jugements sont rendus par des tribunaux religieux et se fondent sur la loi islamique établie par le Coran, que l’on peut éclairer avec la tradition musulmane (comprenant la Sunna du Prophète, l’opinion des compagnons du Prophète, et parfois la Sunna des premiers califes), et dont, finalement, le juge doit souvent donner une interprétation personnelle : c’est ainsi que des jugements contradictoires peuvent être rendus. Ces jugements n’ont toutefois pas valeur de jurisprudence. Les califes se refusant à établir un code civil unique, ce sont les oulémas, les Docteurs de la loi [1], qui prennent de plus en plus d’importance puisqu’ils sont des experts en sciences religieuses, parmi lesquelles l’étude de la loi occupe une place prépondérante. Ils s’imposent donc peu à peu comme l’instance suprême détenant collectivement l’autorité religieuse en islam ; c’est ainsi que la loi islamique devient la norme religieuse suprême, jouant le rôle jusqu’alors dévolu au calife de référence ultime en matières morale, juridique et religieuse. L’ijtihâd, terme arabe désignant l’effort de réflexion entrepris pour interpréter les textes fondateurs de l’islam et en déduire le droit islamique, est pratiqué non seulement par les oulémas mais aussi par les muftis [2] – qui ont la possibilité d’émettre des fatwas, c’est-à-dire des réponses à des questions juridiques qui leur sont posées par les particuliers ou par les oulémas – et par les juristes musulmans.

L’institutionnalisation de la Loi dans les différentes écoles juridiques

Le droit se désigne en arabe par le terme de fiqh, qui signifie « science, connaissance de la loi ». Il s’agit d’une jurisprudence formée au cours des premiers siècles de l’Islam, s’appuyant sur la tradition islamique, c’est-à-dire sur la Sunna du Prophète et éventuellement (mais de moins en moins) sur la Sunna des premiers califes, mais aussi sur les interprétations de la loi données par les cadis lorsqu’ils rendent des jugements. C’est entre le VIIIe et le Xe siècle que se constitue le fiqh proprement dit avec l’institution d’écoles juridiques (maddhab, « voie ») : leur pluralité souligne le caractère de glose que revêt cette conception du droit, explicité par le concept d’ijtihâd, et s’explique surtout par des positions différentes sur la question des sources de la loi. Les quatre principales écoles juridiques sunnites, qui perdurent jusqu’à nos jours, sont le hanafisme, le malékisme, le chafiisme et le hanbalisme. Elles se constituent à partir de recueils personnels contenant les principales dispositions de la loi islamique, rédigés par des imams aux VIIIe et XIe siècles : ceux d’Abû Hanifa (699-767), de Mâlik ibn Anas (711-795), d’al-Chafii (767-820) et d’Ahmad ibn Hanbal (780-855). C’est à partir de ces textes et de l’enseignement de ces imams qu’apparaissent progressivement les quatre grandes écoles juridiques sunnites. L’école hanafite, particulièrement répandue en Turquie, est dite « rationaliste » ou « de la libre opinion » et considérée comme la plus libérale dans la mesure où elle privilégie comme source du droit, après le Coran et la tradition (qui comprend aussi bien la Sunna que l’opinion des compagnons du Prophète), le raisonnement par analogie (qiyâs), qui est une interprétation personnelle, et l’istihsân, « préférence » qui consiste à choisir la preuve que l’on pense la plus adaptée à la situation, ce qui laisse également une grande part de liberté au juge. L’école malékite, majoritaire en Afrique du Nord et de l’Ouest, est celle qui s’inspire le plus de la Sunna – elle est par exemple la seule à considérer le consensus des premiers musulmans de Médine (amal ahl al-Madina) comme une source du droit – et préconise la recherche de l’intérêt commun lorsqu’on rend un jugement (istislâh, « intérêt »). L’école chafiite, répandue en Asie, en Égypte et au Yémen, limite la liberté personnelle du juge au profit de l’istihâb, qui consiste à renvoyer les circonstances présentes à des circonstances antérieures, se fondant sur la supposition que les lois appliquées en certaines circonstances ne changent pas tant qu’il n’est pas prouvé que les circonstances ont changé ; c’est le rite officiel du califat abbasside jusqu’à sa chute en 1248. L’école hanbalite, enfin, présente surtout en Arabie saoudite sous la forme wahhabite, n’applique le qiyâs qu’en dernier recours et à contre-cœur, lui préférant la preuve apportée par des « hadîth faibles », c’est-à-dire dont l’authenticité est discutable. Elle est souvent considérée comme la plus conservatrice des quatre écoles.

Les institutions chargées d’appliquer le droit musulman ont disparu au XXe siècle dans la plupart des pays, à l’exception de la République islamique d’Iran depuis 1979 et de l’Inde, cas particulier où le droit musulman s’est mêlé de droit positif anglo-saxon (on parle à ce sujet d’Anglo-Muhammadan law). Mais le droit religieux conserve une place très importante dans ces sociétés, en particulier à travers les fatwas émises par les muftis : rappelons que si elles peuvent servir à condamner quelqu’un, ce qui a fait leur célébrité, une fatwa est à l’origine une simple réponse à une question juridique.

Bibliographie – pour aller plus loin :
 Hassan Amdouni, Encyclopédie du droit musulman, Tome 1 : La Purification, éd. Le Savoir, 2004, 284 pages.
 Chafik Chehata, Essai d’une théorie générale de l’obligation en droit musulman, éd. Dalloz, 2005, 380 pages.

Publié le 03/02/2012


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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