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Docteur en philosophie, membre de l’IFAO du Caire, Pauline Koetschet a travaillé sur la mélancolie, un thème qui s’inscrit au carrefour de la philosophie et de la médecine.
Conférence à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm le jeudi 24 avril 2013, dans le cadre de la Semaine Arabe : « Rire à l’heure arabe » [1]
Quel rapport entre le rire de Démocrite, la cruauté du sultan Sharyar des 1001 Nuits, la mort des soufis, et la dépression qui accable l’émir Al-Afdal ? Tous viennent de la mélancolie. Il peut sembler étrange de finir cette Semaine arabe consacrée au rire par une réflexion sur la mélancolie. Mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, les médecins arabes médiévaux parlent beaucoup du rire lorsqu’ils abordent la mélancolie.
Le terme mélancolie est utilisé en arabe dans sa forme translittérée « malinkhoulia ». Même si l’un des termes arabes pour désigner cette maladie renvoie à une idée de chuchotement, de voix, la mélancolie n’est jamais comprise comme une forme de possession : les médecins développent une approche matérialiste, holiste. Car ces médecins arabes reprennent une théorie scientifique des affects, héritée des Grecs. Comme le terme, venu du grec, l’indique, la mélancolie est causée par la « bile noire ». Elle a également des causes psychologiques : une vie de plaisir, mais aussi un deuil soudain, peuvent plonger quelqu’un dans cette affliction. La bile noire est, avec le sang, le flegme, et la bile jaune, l’une des quatre humeurs qui garantissent l’équilibre du corps dans la médecine gréco-arabe. Ces humeurs sont dotées de caractéristiques : elles sont froides ou chaudes, sèches ou humides. C’est ce qui leur permet d’influencer sur la santé, physique ou mentale. Le rire est provoqué par l’humidité et la chaleur, il est donc du côté du sang ; au contraire, la mélancolie est froide et sèche, c’est donc l’inverse du rire. Comment le rire peut-il être associé à la mélancolie alors que tout les oppose ?
De prime abord, la mélancolie n’est pas du tout caractérisée par le rire. Au début du XIème siècle, un médecin de Kairouan nommé Ishâq ibn Imrân rédige un Traité sur la mélancolie, qui va être très vite traduit en Occident par Constantin l’Africain – qui en profite d’ailleurs pour s’attribuer le texte. Ce texte n’est pas le seul à interroger la mélancolie, phénomène qui a fasciné les médecins arabes, mais c’est le seul texte qu’on ait conservé. On a également des chapitres sur la mélancolie dans les encyclopédies médicales, et de nombreux traités centrés sur la bile noire. Ishâq se fonde sur Rufus d’Ephèse, médecin grec du temps de Trajan. Il note que la mélancolie a une infinité de symptômes, mais qu’il n’y en a que deux qui sont communs à tous les malades : la tristesse et l’anxiété. La mélancolie n’est pas un vague mal-être pour les médecins arabes, mais une maladie très grave, qui le plus souvent mène à la folie et à la mort. Ishâq propose une explication avant tout mécanique de la mélancolie : la bile noire remonte au cerveau. Ce lien entre émotion et cerveau n’avait pas été fait par Galien, et c’est l’un des grands apports de la médecine arabe : penser comment les émotions, venues du cœur, peuvent toucher le cerveau et l’âme. La mélancolie, c’est, selon Ishâq, « une pensée noire et un sentiment de malheur qui habite l’âme du malade », alors qu’il n’y a pas de raison pour cela : le malade croit que quelque chose est vrai, alors que c’est faux. Par exemple, l’hypocondrie est l’une des formes de la mélancolie : on croit être malade alors qu’on est en bonne santé, et cette conviction nous rend malade. En sorte que la mélancolie est une maladie de l’imagination : comme les autres maladies de l’âme, c’est une maladie du cerveau. Les médecins arabes vont d’ailleurs très loin dans la localisation de ces maladies, sur une carte du cerveau héritée de Galien, mais qui reprend aussi les théories chinoises de circulation de l’énergie dans le corps. L’âme, définie par Ishâq, très matérialiste, comme un souffle psychique (c’est le pneuma des Grecs), se divise en trois parties : la pensée, l’imagination, et la mémoire. Pour Ishâq, la mélancolie touche cette seconde faculté. Au contraire, le grand médecin Al-Razi/Rhazès définit la mélancolie comme une maladie de la pensée : on en souffre quand on réfléchit trop. Il cite ainsi le cas d’un patient angoissé à force de se demander si Dieu existe : al-Razi diagnostique un excès de bile noire, et le rassure en disant que la plupart des gens intelligents se posent les mêmes questions.
Une question préoccupe surtout les médecins arabes : comment reconnaître la mélancolie vu la multiplicité des symptômes qu’elle peut présenter ? Certains cas d’études traversent les traités depuis Galien, tel celui de ce Dioclès qui voit des médecins apparaître dans sa chambre. Ce que les auteurs arabes appellent mélancolie se rapprocherait de ce que nous nommons folie. Mais la mélancolie des arabes du Moyen Age ne se confond pas avec la dépression d’aujourd’hui : les maladies ont une histoire, qui reste très largement à faire.
Et d’un coup, dans cette mélancolie, le rire apparaît. Ishâq note : « Certains mélancoliques sont accablés de langueur, recherchant l’obscurité et la solitude. D’autres au contraire rient démesurément ». Ishâq se lance alors dans un long exposé sur le rire, le définissant comme « surprise de l’âme », le localisant dans le corps (le rire part du cœur, puisque c’est de là que provient le sang le plus riche et le plus chaud). Il note que certains âges de la vie sont plus propices au rire : les enfants rient beaucoup en raison de la chaleur de leur sang, alors qu’au contraire les vieillards ne rient guère, car leur sang est rare, leur corps envahi par le froid et la sécheresse. La vieillesse, pour les médecins arabes, est un assèchement, et c’est pourquoi la mélancolie touche en particulier les personnes âgées. Ishâq note une chose amusante à nos yeux : les gens ivres rient beaucoup grâce à l’équilibre provoqué dans leur corps par l’humidité apportée par le vin.
Comment expliquer que certains malades mélancoliques rient ? C’est parce que les humeurs peuvent se transformer les unes en les autres. Car dès le IXème siècle, la médecine arabe pense les évolutions de ces humeurs, enrichissant considérablement la théorie grecque. Cela rend la possibilité de devenir mélancolique beaucoup plus élevée, puisqu’on peut désormais devenir mélancolique même si on n’est pas, de nature, bilieux. Ce cycle de transformation explique qu’on ait des mélancoliques hilares : ils sont entre deux stades. Paul d’Egine [2] ou Alexandre de Tralles [3], médecins de l’Antiquité Tardive, avaient déjà réfléchi sur ce rire pathologique. Symptôme paradoxal, le rire dans la mélancolie gêne, mais n’est jamais oublié par les médecins arabes (Al-Razi/ Rhazès le note soigneusement parmi les symptômes de la mélancolie). Pour Ishâq, le rire est le signe que la maladie est moins grave.
Ibn Sina/Avicenne reprend cette idée, et va plus loin, en distinguant plusieurs types de mélancolies, la « mélancolie qui s’accompagne du rire » étant une catégorie à part entière – alors que, on l’a vu, le rire était au départ un symptôme mal compris et mal expliqué. Au XIème siècle, les médecins arabes distingueront ainsi quatre types de mélancolie, en fonction de l’humeur avec laquelle elle se conjugue : la mélancolie sanguine s’accompagne de rire, la flegmatique provoque la langueur, celle qui va avec la bile jaune mène à la folie, et celle qui va avec la bile noire conduit à la haine et à la mort.
Quels traitements pour cette maladie ? Si les médecins arabes font une place clé à la phytothérapie (on nous dit notamment que l’ellébore serait approprié pour soigner la mélancolie), on conseille surtout de mener une vie saine. Al-Razi dit que le meilleur remède, c’est d’être brutalement confronté à quelque chose de pire, ce sentiment d’angoisse s’évanouissant face à un vrai malheur : remède drastique s’il en est. Le rire lui-même, symptôme de la mélancolie, peut devenir un remède : on conseille de chasser, de jouer aux échecs, de passer du temps avec ses amis, bref de se divertir. Shéhérazade l’a-t-elle compris, elle qui raconte histoire sur histoire au cruel sultan pour le tirer de ses noires pensées ?
L’origine de cette mélancolie hilare serait pour les médecins arabes le philosophe grec Démocrite. Un texte littéraire en réalité bien postérieur rapporte que les compatriotes de Démocrite, les citoyens de la ville d’Abdère, auraient consulté le célèbre médecin Hippocrate, s’inquiétant de la santé de Démocrite, car celui-ci riait de tout. Et Hippocrate de répondre que le rire du philosophe est au contraire signe de bonne santé, Démocrite riant car il voit « la folie du monde ». Ce texte a été traduit en arabe, mais il se rattache plus à une tradition morale qu’à une tradition médicale. Dans cette optique, la mélancolie est une manière de voir le monde, se rapprochant du cynisme : le Pseudo-Aristote en fait même le propre de l’homme de génie [4]. Au contraire, la médecine arabe fait de la mélancolie une maladie qui ne caractérise plus l’homme de génie, mais les élites (politiques ou intellectuelles), dont le mode de vie déréglé provoque la maladie. Ishâq critique violemment les soufis, qui pratiquent le jeûne, dorment peu, cultivent les excès d’émotion (s’enivrant littéralement de l’amour pour Dieu), et dérèglent ainsi leur organisme, ce qui les pousse souvent à la mélancolie, et au final à la mort. Il y a là une profonde fracture entre une tradition éthique (à laquelle se rattache le rire de Démocrite) et une tradition médicale de la mélancolie.
Ce qui est sûr, c’est que la mélancolie prend une place exponentielle dans le corpus médicale arabe et, à la différence de la médecine grecque, elle prend une place sociale. C’est le mal des élites abbassides. C’est donc un mal nouveau, construit par le regard des contemporains, tout comme l’hystérie surgit au XIXème siècle et la dyslexie au XXIème siècle. Aujourd’hui, on dit que la mélancolie est la maladie des riches, à l’époque c’est la maladie des rois (même s’il ne faut pas surestimer, puisque les élites sont par définition surreprésentées dans les sources). Maïmonide par exemple écrit deux lettres à Al-Afdal, fils de Saladin et émir de Damas, frappé de mélancolie : il lui dit que c’est un mal qui frappe les rois qui mènent une vie déréglée, et lui conseille de réformer sa vie, de renoncer surtout aux femmes et au vin. Etrange renversement, quand le juif le plus célèbre de son temps doit rappeler au fils de Saladin de suivre les préceptes de la loi coranique… Les médecins deviennent moralistes, et prônent une nouvelle éthique. Tous ces médecins sont des médecins de cour, et c’est aussi pour ça que ce phénomène les intéresse tant, puisqu’il touche avant tout leurs patrons. Et il y va de leur vie, car la mélancolie des sultans est terrible : Ishâq lui-même sera assassiné par son patron lors d’un accès de mélancolie.
Cette lecture médicale de la mélancolie hilare reste cantonnée au milieu médical. Dans les chroniques historiques, de nombreux personnages sont présentés comme mélancoliques (après un deuil, ou pour expliquer la cruauté des sultans), mais on ne trouve jamais de mélancoliques qui rient. Reste que la pensée de cette mélancolie est un bon exemple de la façon dont la médecine arabe a su non seulement récupérer l’héritage grec, mais surtout construire un cadre conceptuel pour intégrer ces éléments. Pensée complexe, mais aussi pensée originale : l’Occident chrétien rapprochera la mélancolie de l’acédie des moines, et, condamnant en règle générale le rire (on se souvient du Nom de la Rose de Umberto Eco), oubliera le rire du mélancolique.
Pour aller plus loin :
– B. Ben Yaha « Les origines arabes du De melancholia de Constantin l’Africain », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 1954, numéro 7-2, o 156 – 162.
– D. Jacquart et F. Micheau, La médecine arabe et l’Occident médiéval, 1996.
– P. Koetschet « Médecine du corps, médecine de l’âme », Bulletin d’études orientales, LVII, Damas, mai 2008.
Florian Besson
Agrégé d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Florian Besson portent sur la construction de la féodalité en Orient Latin, après un master sur les croisades.
Notes
[2] Médecin grec du VIIème siècle.
[3] Médecin grec du VIème siècle.
[4] C’est là le point de départ d’une conception restée très vivace en Occident, et qui ressurgira dans toute sa force avec les « poètes maudits » du XIXème siècle. On pense bien sûr à Nerval : « le soleil noir de la mélancolie ». Mais dans le monde arabe, le mélancolique n’est pas un génie, mais un arabe qu’il faut soigner.
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