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La lutte d’influence politique entre Soviétiques et Britanniques en Azerbaïdjan iranien sur fond d’impuissance de Téhéran. La construction soviétique du Gouvernement populaire d’Azerbaïdjan dans l’Iran de la Seconde Guerre mondiale (2/3)

Par Gabriel Malek
Publié le 02/12/2019 • modifié le 02/12/2019 • Durée de lecture : 8 minutes

Map of Transcaucasia Georgia Azerbaijan Armenia, 1899.

ARTOKOLORO / QUINT LOX / Artokoloro / Aurimages / AFP

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Le choix du parti du Peuple comme outil d’influence locale

Le câble envoyé par Dimitrov, secrétaire général du comité exécutif de l’internationale communiste, au Politburo de Moscou le 9 Décembre 1941 (ID : 119104) nous donne un aperçu précoce du changement de stratégie de conquête d’influence politique alors opéré par l’URSS. Il est envoyé depuis Malyshe, bourgade russe placée près de la frontière avec l’Iran, et permet de recueillir des informations de terrain. Dimitrov déconseille tout d’abord aux dirigeants soviétiques de soutenir le Tudeh Iranien (Parti communiste historique) car « est trop peu significatif pour empêcher les agents allemands et britanniques sur place de tourner l’Iran contre l’URSS ». De plus, argumente-t-il, le soutien soviétique du Tudeh « risque de causer des complications supplémentaires car le parti communiste iranien est sectaire » et risque ce faisant de faire peur aux classes bourgeoises. Dimitrov va encore plus loin en refusant la venue des membres du Tudeh en URSS pour éviter que « les Britanniques s’en servent contre l’URSS ». Ce changement d’alliance fort et pragmatique montre bien la capacité d’adaptabilité du modèle soviétique qui va soutenir le parti le plus à même de servir ses intérêts en dépit des questions idéologiques.

Le secrétaire général du comité exécutif de l’internationale communiste préconise ainsi de soutenir le Parti du peuple de Suleiman Mirza qui porte un « programme démocratique » et « a combattu durant trente ans pour des reformes démocratiques en Iran ». Ce parti présente ainsi l’avantage de sa popularité locale, il accepte bien sûr les communistes et Dimitrov a même identifié un groupe de « vrais communistes et prosoviétiques convaincus » qui pourrait constituer le noyau dur du projet d’influence. Autour de ce parti local, doit se construire une stratégie d’influence triple selon Dimitrov : œuvrer pour la démocratisation de l’Iran, défendre les intérêts des travailleurs sur place et renforcer les liens entre l’URSS et l’Iran. Cette stratégie soviétique bien qu’innovante sur certains points s’inscrit tout droit dans la lignée de l’impérialisme universaliste de Moscou.

Le renforcement des activités soviétiques au sein de l’administration locale

Afin de bien comprendre la stratégie soviétique mise en place lors de la construction du Gouvernement populaire d’Azerbaïdjan en 1945, il est nécessaire d’étudier son proche contexte. Le rapport sur la situation économique, sociale et politique à Tabriz en 1943 (ID : 120069), nous permet justement de bien cerner les opportunités et obstacles que les Soviétiques perçoivent dans leur développement politique régional. Il dresse de fait un tableau chronologique et assez exhaustif de la lutte d’influence entre Britanniques et Soviétiques qui se joue alors en Azerbaïdjan iranien au niveau local mais aussi national.

Le début du rapport insiste sur le « renforcement des activités de l’influence soviétique » au sein de l’administration locale. Fin 1942, le gouverneur de l’Azerbaïdjan iranien Fakimi est en effet remplacé par Mokkadam, un pro-soviétique. Le gouvernement Fakimi, dénoncé dans le rapport comme anti-URSS, est accusé dans ce rapport « d’organiser des famines dans la province pour discréditer les Soviétiques ». Au contraire, le nouveau venu Mokkadam met en place une « politique anti-réactionnaire » favorable à l’URSS. Dès le début de l’année 1943, ce dernier place « ses partisans prosoviétiques aux positions de décisionnaires des districts » et « soumet les organisations publiques à son contrôle ». Cette véritable purge des éléments anti-URSS de l’administration locale va jusqu’à toucher ses fonctionnaires les plus hauts placé tels que « Rastegar, chef de la police ». Outre cette prise en main rapide des institutions publiques de l’Azerbaïdjan iranien par des agents favorables à l’URSS, le gouverneur Mokkadam encourage une « politique pro-paysans et anti-armement des grands propriétaires terriens », prélude nécessaire a un renversement du pouvoir en Azerbaïdjan. Dans un tel contexte, le Parti du peuple de Suleiman Mirza, interdit sous Fakimi, démultiplie son activité, en particulier à Tabriz, centre névralgique de la province.

Cependant, le rapport indique que les « éléments réactionnaires doivent maintenant agir en secret », ce qui signifie que les opposants à l’URSS sont encore présents au sein même de l’administration locale. Il s’agit principalement des Britanniques et des agents des partis conservateurs de Téhéran. Ces « éléments réactionnaires » sont effrayés par « le renforcement des positions soviétiques et le mouvement démocratique des masses populaires », selon le rapport. Ainsi, outre les actions cachées au niveau local, la politique d’influence des Britanniques va surtout se concentrer à Téhéran.

La stratégie réactionnaire britannique pour endiguer les progrès soviétiques

En effet, le gouvernement central à Téhéran décide de répondre aux exactions du gouverneur Mokkadam en « bloquant l’acheminement les réserves de grains ». Ces opérations organisées pour entraver la livraison des denrées premières mènent à des situations critiques comme lors du « pillage d’une boulangerie le 12 juillet 1943 à Tabriz ». En conséquence, Mokkadam est limogé après six mois à peine au pouvoir au profit de Akhmedi, considéré comme plus proche de la ligne de Téhéran. Cette réaction brutale permet de comprendre l’intensité dont se revêtait la lutte de pouvoir pour le contrôle de l’Azerbaïdjan iranien entre Soviétiques et Britanniques et l’influence qu’elle avait sur les décisions prises par Téhéran.

Selon Ashrefkhan Bezeshkipur, ancien secrétaire général du gouverneur Mokkadam, « Akhmedi transforme le bureau du gouverneur en endroit à pot de vin » pour assurer la mise en place de la stratégie réactionnaire anti-URSS. Selon le rapport, la politique de « répression de masse mise en place par les grands propriétaires terriens contre les paysans » est largement tolérée. Cette conclusion permet une nouvelle fois aux Soviétiques de se réclamer du coté des paysans et d’associer l’action des « éléments réactionnaires » du coté des grands propriétaires terriens.

Les Britanniques cherchent aussi à « casser les organisations démocratiques et soviétiques », et donc principalement le Parti du peuple pourtant en plein développement. De nouveau, c’est par l’intermédiaire d’agents de la capitale iranienne que cette stratégie va se développer. En effet, les Britanniques favorisent la création de branches locales de la « Société pour la propagande islamique basée à Téhéran » dans de nombreuses villes de l’Azerbaïdjan iranien comme Tabriz, Ardebil, Maragheh ou encore Ahar. Le rapport cite notamment le discours du chef de la branche à Ahar, Mulla Seid Kyazima, que ce dernier donne dans une mosquée : « J’ai autorité pour détruire toutes les organisations russes. Le gouvernement a ordonné la destruction de ces Soviétiques ». La description de ces actions permet ainsi de se replacer dans un univers marxiste où les travailleurs doivent lutter contres les grands propriétaires terriens, les fanatiques religieux et les impérialistes anglais. Les persécutions contre le peuple y sont décrites comme nombreuses et « une lutte des classe à Tabriz » est même évoquée.

La lutte d’influence pour les élections du Majlis entre Soviétiques et Britanniques

Comble du déni de liberté, le nouveau gouverneur empêche même les élections législatives de 1943 en Azerbaïdjan de peur d’envoyer des députés communistes au Parlement iranien (Majlis). Les 14 èmes élections du Majlis se déroulent donc en retard. Afin d’aiguiller pour le mieux les dirigeants de Moscou sur les décisions à prendre, le rapport présente de nombreux détails quant au déroulement de ces élections. Il indique que l’Azerbaïdjan iranien est scindé en « 11 districts et que les élections législatives ont lieu tous les deux ans », seuls les hommes sont éligibles et électeurs. De nouveau, la province de Tabriz revêt « une importance stratégique » puisqu’elle rassemble à elle seule 9 des 22 députés du Majlis élus en Azerbaïdjan iranien. Suite au « voyage de l’ambassadeur anglais Bullard en Azerbaïdjan iranien » ayant pour but d’influencer la population, le résultat final est mitigé pour l’URSS. Huit députés prosoviétiques sont élus, trois non hostiles et onze pro-britanniques. Le fait que l’URSS ait particulièrement séduit l’électorat citadin est cependant jugé positif.

Deux conclusions émergent de la lecture de ce rapport pour Moscou : le constat d’« un haut prestige de l’URSS au sein de la population en dépit de la violente action réactionnaire » en dépit d’« une faiblesse d’organisation des structures démocratiques ». Les Soviétiques jugent donc les élections et nominations dirigées depuis Téhéran en Azerbaïdjan iranien comme trop proches des intérêts britanniques et corrompues. Ainsi, le choix de soutenir le Parti du peuple de Mirza, « seul et unique parti puissant en Azerbaïdjan iranien », qui agit en dehors de ce cadre politique, semble être une décision logique du Politburo.
La lecture de ce document nous montre notamment, à travers le contre-pouvoir que constitue le gouverneur local contre Téhéran, la faiblesse du gouvernement iranien en Azerbaïdjan iranien. Le vide politique qu’y laisse Téhéran permet aux Soviétiques de remplacer l’Etat dans certains domaines et d’y soutenir ouvertement un parti communiste déjà puissant en dépit des interdictions.

L’agenda politique du Parti du peuple inscrit dans une logique de lutte des classes : succès au niveau local azéri, échec cuisant sur la scène nationale

Datée du 25 février 1944, une nouvelle lettre de Dimitrov adressée à Molotov, ministre soviétique des Affaires étrangères (ID : 119105), fait état de la situation du Parti du Peuple en Azerbaïdjan iranien. Elle est envoyée de Malyshe, comme lors du message précédent. Dimitrov commence par annoncer la regrettable « mort de Suleiman Mirza », chef du Parti du Peuple, qui implique selon lui un nécessaire changement de gouvernance. Il fut donc décidé de ne pas élire de chef, Dimitrov précisant que dorénavant « les décisions au Parti du Peuple doivent être prises par une majorité au comité central ». Un tel système, sans chef charismatique, et plus proche du modèle politique soviétique, permet sans doute à l’URSS d’exercer une influence d’autant plus forte sur le Parti du Peuple.

Dimitrov liste ensuite les futures échéances auquel doit se préparer le parti du Peuple afin d’accroitre son aura politique dans la région. Le premier enjeu est particulièrement vital aux yeux des Soviétiques puisqu’il s’agit de mener à bien la fusion des « deux syndicats nationaux principaux qui acceptent de s’unir ». Dimitrov avance que le parti du Peuple est reconnu comme « le seul parti démocratique d’Iran ». Il est de plus assuré que les deux tiers des membres du comité central du nouveau syndicat uni seront des « membres ou des représentants du parti du Peuple ». Le contrôle des structures syndicales permet en effet à Moscou d’accroitre son influence auprès des travailleurs, et ainsi de poser les premières pierres d’une opposition sociale et politique dans les lieux de production. La lutte socialiste semble porter ses fruits, puisque « le Parti du Peuple a réussi à rassembler un conséquent rassemblement de travailleurs » pour demander l’exécution de « Mukhtari, ancien chef de police accusé de meurtres sur des prisonniers ». Les « éléments réactionnaires » qui s’opposent à la progression soviétique sur le terrain sont ainsi écartés.

Si les idéaux défendus par l’URSS semblent progresser parmi la population azérie, les « élections du Majlis de 1944 » tournent de nouveau à un Trafalgar face aux Anglais. Bien qu’encore populaire en Azerbaïdjan iranien, le Parti du Peuple ne compte « aucun élu à Téhéran malgré une campagne dynamique ». Enfin Dimitrov livre ses spéculations quant à « la composition du nouveau gouvernement » suite aux élections législatives du Majlis. Selon lui, le nouveau Premier ministre iranien sera Qavam-es-Saltane, connu comme le « plus grand propriétaire terrien de l’Azerbaïdjan iranien ». Cette manœuvre politique de Téhéran leur permet de garder un œil alerte sur la grande province du Nord-Ouest. S’il est classé comme réactionnaire dans le rapport, ses vastes terres de Qavam dans le Gilan le force à avoir une « attitude ouverte envers l’URSS » dont les troupes sont proches. Ainsi, Qavam-es-Saltane est présenté par Dimitrov comme un moindre mal, le candidat appuyé par les Britanniques Seyyed Ziaeddin ayant échoué.

Le bilan de l’implication de l’URSS dans les affaires de l’Azerbaïdjan iranien se traduit donc par des gains politiques locaux, mais un échec au niveau de la politique nationale et surtout du Majlis de Téhéran.

Publié le 02/12/2019


Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.


 


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