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La guerre du Liban, ultime coup d’État dans le monde arabe

Par Yara El Khoury
Publié le 30/04/2025 • modifié le 07/05/2025 • Durée de lecture : 8 minutes

Yara El Khoury

Le monde arabe à l’ère des coups d’État

La seconde moitié du XXème siècle marque l’ère des coups d’État dans le monde arabe. Après celui, éphémère, de Bakr Sidqi en Irak en octobre 1936, la fin des années 1940 relance la dynamique qui, en l’espace de deux décennies, va emporter les régimes parlementaires arabes, monarchies ou Républiques, nés du démembrement de l’Empire ottoman. Trois coups d’État en Syrie pour la seule année 1949, puis celui des Officiers libres en Égypte le 23 juillet 1952, avant que Nasser ne se saisisse des rouages du pouvoir deux ans plus tard. Le 14 juillet 1958 - date symbolique entre toutes - le général Abdel Karim Kassem prend le pouvoir en Irak dans un bain de sang. A l’aube des années 60, le mouvement s’accélère, avec pour théâtres principaux le Yémen en 1961, puis la Syrie et l’Irak où le parti Baath et le nassérisme se livrent à partir de 1963 un combat fratricide par officiers interposés. Les deux pays finissent par se stabiliser avec le verrouillage du pouvoir par le Baath, à travers le duo Ahmad al-Bakr/Saddam Hussein en Irak en juillet 1968, et Hafez El Assad en Syrie en novembre 1970. Et il y a eu aussi le coup d’État de Mouammar Kadhafi en Libye en septembre 1969 et un énième coup d’État au Soudan, celui de Gaafar Nemeyri, au mois de mai de la même année.

Au Proche-Orient, seules la République libanaise et la monarchie hachémite de Jordanie ont paru échapper à cette vaste dynamique putschiste. Si la dernière est conduite par le roi Hussein qui frappe d’une main de fer toute velléité de contestation, n’hésitant pas en septembre 1970 à lâcher son armée contre la révolution palestinienne qui avait fait de Amman sa capitale et sa base-arrière, le Liban, « Suisse du Moyen-Orient », fait exception pour des raisons totalement différentes. Telle une survivance anachronique de l’Empire ottoman, il continue d’être gouverné par une classe de dirigeants issus des notabilités ottomanes de la fin du XIXème siècle, entrés en politique sous le mandat français, et qui ont conduit le Liban à l’Indépendance en 1943. C’est cette génération-là qui a été renversée par les coups d’État de la guerre du Liban.

Une rupture générationnelle

Les coups d’État du monde arabe ont souvent été expliqués par certains facteurs historiques au premier rang desquels figure la Nakba, la défaite des pays arabes face à l’État d’Israël naissant en 1948-49. En effet, les auteurs des premiers coups d’État sont des militaires qui ont servi dans les rangs de leurs armées respectives pendant la première guerre israélo-arabe, et ils ont pu mesurer le manque de moyens de leurs gouvernements et l’absence d’organisation et de coordination qui ont conduit les Arabes au désastre. Il en a notamment été ainsi de Husni al-Zaïm, auteur du premier coup d’État de Syrie fin mars 1949, de Nasser et d’Abdel Karim Kassem. Leurs coups d’État ont pu être interprétés avec raison comme des actes de revanche conduits par des hommes désireux de venger le désastre de la Nakba en renversant les régimes coupables à leurs yeux de l’avoir provoquée par leur négligence et leur corruption.

Une autre explication a voulu voir une action des agences de renseignements des puissances occidentales. En effet, il est désormais établi que les coups d’État successifs que la Syrie a connus en 1949 ont été appuyés par certains services de renseignements, sur fond de concurrence anglo-américaine autour des projets d’oléoducs devant acheminer l’or noir d’Irak et d’Arabie saoudite vers les rivages de la Méditerranée orientale. Le projet américain est celui du Trans Arabian Pipeline, ou Tapline. Initialement conçu pour déboucher à Haïfa dans la Palestine mandataire, la création de l’État d’Israël oblige ses concepteurs à délocaliser le terminal dans la localité de Zahrani, dans le Sud-Liban, non loin de Saïda. Le projet anglais est celui de l’Irak Petroleum Company (IPC) dont l’oléoduc débouche au niveau de la raffinerie de Beddaoui au nord de Tripoli. Avant de parvenir sur la côte libanaise, les deux oléoducs doivent traverser le territoire de la Syrie. Le premier des coups d’État syriens de 1949 a été effectué fin mars par l’officier Husni al-Zaïm soutenu par la CIA porteuse du projet américain. Il est renversé en août par Sami Hennaoui qui agit avec le soutien des renseignements britanniques avant d’être renversé à son tour en décembre par Adib al-Chichakli que la CIA parvient non seulement à porter au pouvoir mais à lui permettre de s’y maintenir et de transformer durablement la Syrie en installant une dictature à la place de la République parlementaire syrienne jumelle de la République libanaise. L’ingérence étrangère se vérifie aussi dans le coup d’État des Officiers libres en Égypte, à travers l’action entreprise par l’ambassadeur américain Jefferson Caffery [1].

La pertinence de ces explications, étayée par des éléments historiques solides, ne doit cependant pas occulter le fait que les auteurs des coups d’État étaient portés par des forces sous-jacentes dont ils n’avaient peut-être pas conscience eux-mêmes. Ils représentent une rupture générationnelle et portent dans leur sillage un renouvellement intégral des élites au pouvoir dans les pays concernés. En 1949, le Premier ministre libanais Riad El Solh ressent de l’incompréhension et un quasi désarroi face au coup d’État de Husni al-Zaïm qui a renversé des dirigeants syriens qui étaient pour lui de véritables alter egos [2]. Les mêmes sentiments se retrouvent chez le président Camille Chamoun alors qu’il apprend en juillet 1958 la nouvelle du massacre du jeune roi d’Irak Fayçal II et de sa famille, ainsi que son ancien Premier ministre Nouri Saïd dont Chamoun était proche [3]. Vingt ans plus tard, Chamoun exprime beaucoup d’inquiétude à la fin de l’année 1978, alors que le régime du Chah d’Iran paraît sérieusement ébranlé par la révolution de Khomeiny [4]. Il était lié par une grande amitié au Chah, un homme avec qui il avait en partage de faire partie d’un monde désormais révolu, une réalité amère que Camille Chamoun découvrait au même moment au fil de la guerre du Liban.

La guerre du Liban, des coups d’État en série

Dans l’un de ses opus sur la Guerre du Liban, Alain Ménargues emploie l’expression « coup d’État » [5] pour qualifier l’ascension fulgurante au pouvoir de Béchir Gemayel, figure proéminente du camp chrétien, élu président de la République en août 1982 avant de mourir assassiné le 14 septembre suivant. Ce n’est pas qu’un effet de style censé se répercuter sur le succès de l’ouvrage. La trajectoire de celui qui est devenu l’idole de toute une génération de Libanais s’apparente à un coup d’État. Elle s’illustre par sa singularité qui transcende les cadres conventionnels de la politique libanaise. Issu d’une famille politique, il n’en est cependant que le benjamin, voué par le hasard de la naissance à céder la place à l’aîné. Jamais élu député, n’ayant jamais occupé de portefeuille ministériel, il se hisse au pouvoir par le moyen de la guerre et s’impose comme un homme de son temps, reléguant ses aînés dans un passé antérieur. Son action fait des émules dans la communauté chrétienne, encourageant des jeunes issus de la petite bourgeoisie ou de milieux plus modestes à briser le plafond de verre qui leur interdisait ne serait-ce que d’envisager de faire de la politique. Le mouvement est aussi apparent dans les communautés musulmanes, les chiites notamment, chez les sunnites aussi, mais beaucoup moins chez les druzes, communauté réduite sur le plan démographique et resserrée autour de ses chefferies traditionnelles.

Surgis de l’anonymat des gouvernés, des hommes nouveaux parviennent à se faire un nom et à se hisser à la place des gouvernants. Arrivés au pouvoir par les armes et l’ascendant qu’ils ont exercé sur leurs compagnons de lutte, ils appartiennent au même terreau sociologique que leurs aînés des coups d’État arabes, dans le sillage des grandes mutations historiques que le monde arabe a connues depuis que les idées de la Révolution française ont déferlé sur l’Europe entière avant d’arriver sur les terres de l’Empire ottoman et des États arabes nés après sa disparition. A leur époque, les auteurs des coups d’État arabes ont bénéficié de la généralisation de l’éducation assurée d’abord par des missionnaires occidentaux puis par des écoles locales, l’absorption de la modernisation technologique et de l’occidentalisation culturelle, et surtout la levée progressive des barrières inégalitaires qui empêchaient les membres de minorités ethniques et religieuses autres que les Sunnites d’accéder à la carrière militaire, emblème prestigieux de l’ascension sociale sur laquelle plane l’ombre de Napoléon Bonaparte. L’auteur du coup d’État du 18 Brumaire aura ainsi influencé les multiples figures militaires imprégnées de jacobinisme français qui ont forgé le destin du monde post-ottoman, de Mustapha Kemal Atatürk jusqu’au général Michel Aoun qui, en 1989-90, alors qu’il était Premier ministre à titre intérimaire d’un Liban sans président de la République, se plaisait du surnom de « Napoléaoun ». L’autre grande source d’inspiration est le général de Gaulle, homme de guerre et homme d’État, auquel François Mitterrand avait reproché de mener un Coup d’État permanent [6].

Bien qu’étant issus des rangs de la population civile, les hommes qui se sont jetés à corps perdu dans la guerre du Liban appartiennent au continuum historique tracé par ceux qui les ont précédés. Issus des bancs des écoles et souvent des universités, imprégnés d’idéaux de liberté, égalité et fraternité et de tous les -ismes forgés depuis la Révolution française, en passant par la Révolution bolchevique et les mouvements de décolonisation, ils n’avaient cependant pas tout à fait conscience en prenant les armes d’agir comme le héros de Crime et châtiment [7] qui a tué la vieille dame prêteuse sur gages et sa sœur pour « devenir un Napoléon », repousser les limites du possible, surmonter le destin, et réaliser de grandes choses.

Le peu de succès rencontré par le Printemps arabe de 2011 et la Thawra (révolution) libanaise d’octobre 2019 pourrait être le signe de la faillite historique des coups d’État du monde arabe et du Liban. En arrivant au pouvoir par le moyen de la violence, leurs auteurs ont accéléré le cours de l’histoire et opéré par la force un renouvellement des élites dont la nécessité se faisait sentir. Mais, contrairement aux générations de dirigeants qui les ont précédés, ils n’ont laissé survivre presque aucun embryon d’élite politique nouvelle capable de prendre la relève, d’où le déficit démocratique dont souffrent le Liban et ses voisins arabes. Plus que jamais revient à l’esprit l’injonction de Hannah Arendt qui prévient que si la violence peut détruire le pouvoir, elle est incapable en revanche de générer un ordre politique digne de ce nom [8]. Au Liban, tel est l’enjeu principal des élections municipales tenues très prochainement (courant mai 2025) et des élections législatives de mai 2026 : renouveler les élites politiques dans un pays où la classe dirigeante issue des coups d’État de la guerre a acquis une telle maîtrise des urnes que les coups d’État se poursuivent, en toute « démocratie ».

Publié le 30/04/2025


Yara El Khoury est Docteur en histoire, chargée de cours à l’université Saint-Joseph, chercheur associé au Cemam, Centre D’études pour le Monde arabe Moderne de l’université Saint-Joseph.
Elle est enseignante auprès de la Fondation Adyan, et consultante auprès d’ONG libanaises.


 


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