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Par Florence Somer
Publié le 16/12/2019 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Couverture de la partition de l’opera "Turandot" de Giacomo Puccini (1858-1924), ed. Ricordi.

Collection privee ©Luisa Ricciarini / Leemage /AFP

Haft Peykar

Le Tūrān (2), le pays des Turya, se situe à la frontière nord-est de la Perse. Dans la géographie mythique iraniene héritée d’un passé mazdéen, le nord est le point cardinal investi par les démons. Et les dirigeants de cette région de l’ékoumène sont les ennemis de ceux de l’Erān depuis le Shāhnāmeh de Ferdowsi, ceux qui succédent à Tūr, le troisième fils de Fereydun. Cette région, l’une de sept qui constituent la partie habitée de la terre, est celle où se trouvent les peuples turkmènes, russes et chinois. Le Tūrān abrite une princesse, une des sept beautés décrites dans l’oeuvre de Nezami Ganjavi (m.1209), haft peykar.

L’épopée raconte l’histoire romantique du souverain sassanide Bahrām-e Gūr et constitue un appendice à l’histoire que nous conte le livre des rois. Nezami fait quelques brèves allusions à ce qui fut décrit par Ferdowsi et se concentre sur de nouveaux aspects de la vie de Bahrām. Après une éducation à la cour du roi arabe Noʿmān, il retourne en Perse afin de réclamer le trône à la mort de son père Yazdegerd Ier et sauver son peuple de la famine.

Il se souvient alors de sept portraits aperçus dans le palais de son enfance, ceux des princesses des sept climats. Le roi part à la recherche des sept princesses et les gagne comme ses épouses. Il ordonne à son architecte de construire sept coupoles pour loger ses nouvelles épouses à Bīsotūn. Son astronome l’informe que chacun des climats est régi par l’une des sept planètes et lui conseille d’assurer sa bonne fortune en ornant chaque dôme de la couleur associée au climat et à la planète de son occupante. Les princesses s’installent et reçoivent dans leur pavillon le roi, aux jours qui leurs sont dévolus, le régalant de vin, d’érotisme et d’histoires didactiques contribuant à son enseignement.

Samedi, le jour de Saturne, est celui de la princesse indienne, celle dont le père règne sur le premier climat. Elle réside dans le pavillon au dôme noir comme le musc. Dimanche, le jour dédié au Soleil, le roi rend visite à la princesse grecque, la fille du second climat dans le pavillon au dôme jaune. Lundi, le roi rend visite à la princesse du troisième climat dans le dôme vert émeraude, dédié à la Lune.

L’histoire racontée par la quatrième beauté, celle venue de Russie (Slavonie), est sans doute la meilleure version connue du conte de la cruelle princesse. Belle et dotée d’un esprit brillant, la princesse russe connaît également la sorcellerie et quelques secrets sortilèges. Elle confectionne alors des talismans pour conduire à leur perte tous ses prétendants. Un homme, pourtant, arrive à déjouer les pièges des talismans et arrive au palais. Il lui faut alors répondre à quatre énigmes pour réussir à gagner le cœur de l’impitoyable princesse.

De deux perles qu’elle portait, elle en fit le symbole de deux jours utilement remplis. En y ajoutant trois de plus, elle y a mélangé du sucre, symbolisant la vie polluée par le désir, comme le sucre mélangé aux perles. Comment, par incantation ou magie, est-il possible de les séparer ? En versant du lait sur ce mélange, le prince fit se dissoudre le sucre et les perles apparurent à nouveau (3).

De Slavonie au Tūrān

Le thème de la princesse qui exécute tous les prétendants qui ne peuvent pas résoudre ses énigmes, apparaît également sous la plume du poète historien ʻAwfī, Muḥammad (1171-1242), né à Boukhara et mort à Delhi. C’est son histoire qui, selon une étude récente, serait la plus proche du libretto de Puccini (4). L’édition critique et la traduction des deux textes donnent accès à un matériel d’envergure : Gozzi, Schiller, Brecht et Hildesheimer ont écrit au XXe siècle des drames de Turandot ; Busoni et Puccini (parmi d’autres) en ont tirés des librettos pour leurs opéras. Puccini était mort depuis un an et demi quand l’oeuvre, achevée par Franco Alfano (qui utilisa les brouillons et esquisses laissés par le compositeur avant de mourir), fut présentée à la Scala de Milan. Au passage du troisième acte où Liù se suicide, le chef Arturo Toscanini posa sa baguette et déclara au public : « L’opéra s’arrête ici car c’est à cet endroit que mourut le maestro ».

Le livret est basé sur une pièce de théâtre du dramaturge italien Carlo Graf Gozzi (1720-1806), écrite en 1762.
La princesse chinoise Turandot a juré qu’elle se mariera à celui qui saura résoudre les trois énigmes qu’elle pose comme condition pour obtenir sa main. En cas d’échec, c’est la mort qui attend les prétendants qui osent relever le défi. Près des remparts de la Cité Interdite de Pékin, les têtes des infortunés prétendants à la main de la princesse Turandot sont empalées au bout de piques. Dans la foule, trois fuyards circulent incognito : le roi tartare aveugle Timur, son fils le prince Calaf et l’esclave Liù. Survient Turandot à la terrible beauté dont Calaf tombe aussitôt éperdument amoureux. Il décide de tenter d’obtenir sa main. Après la mort infâme du dernier prétendant de Turandot, Calaf, frappe le gong fatidique, signe qu’il relève le défi des épreuves.

TURANDOT, extrait du Libretto : l’espoir, le sang, Turandot.

Straniero, ascolta ! « Nella cupa notte / Etranger, écoute ! « Dans la nuit profonde
vola un fantasma iridescente. / vole un fantôme irisé.
Sale, dispiega l’ale / Il monte, déploie ses ailes
sulla nera, infinita umanità ! / sur l’humanité noire et infinie !
Tutto il mondo lo invoca, / Tout le monde l’invoque,
tutto il mondo lo implora ! / Tout le monde l’implore !
Ma il fantasma sparisce con l’aurora / Mais le fantôme disparaît avec l’aurore
per rinascer nel cuore ! / pour renaître dans le cœur !
Ed ogni notte nasce / Et toutes les nuit il renaît
ed ogni giorno muore ! » / et toutes les nuits il meurt (…) »

« Guizza al pari di fiamma, e non è fiamma ! / « Il serpente comme une flamme, et ce n’en est pas une !
È talvolta delirio ! / De temps en temps, c’est le délire !
È febbre d’impeto e ardore ! / Il est une fièvre impétueuse et ardente !
L’inerzia lo tramuta in un languore ! / L’inertie le transforme en langueur
Se ti perdi o trapassi si raffredda ! / Si tu te perds ou meurs il se refroidit !
Se sogni la conquista, avvampa, avvampa ! / Si tu songes à le conquérir, il brûle, il brûle
Ha una voce che trepido tu ascolti, / et il a une voix que tu écoutes en tremblant :
e del tramonto il vivido bagliore ! » / et l’éclat lumineux d’un coucher de soleil ». (…)
« Gelo che ti dà foco ! E dal tuo foco / « Une glace qui te met en feu ! Et ce feu
più gelo prende ! Candida ed oscura ! / engendre plus de glace. Eclatante et obscure !
Se libero ti vuol, ti fa più servo ! / Si tu veux te libérer, elle te rend plus esclave !
Se per servo t’accetta, ti fa re ! » / Si elle t’accepte comme esclave, elle fait de toi un roi. »

Le jeune homme est vainqueur des épreuves imposées mais Turandot supplie son père l’empereur de ne pas la donner à cet inconnu malgré sa promesse. Son honneur blessé, celui-ci lui offre de revenir sur sa parole si elle parvient à découvrir son identité avant l’aube. Pour les obliger à révéler le nom du prince, Turandot fait arrêter Timur et Liù. Plutôt que de le trahir, la jeune esclave se suicide. Calaf reproche sa terrible cruauté à Turandot mais l’attraction entre eux est si forte qu’il ne peut s’empêcher de lui révéler son nom, se mettant ainsi à sa merci. Vaincue à son tour, elle annonce que le nom de Calaf est… « Amour » et qu’elle décide de s’unir à lui.

En 1998, Turandot a été représenté devant la Cité interdite dePékin, sur les lieux mêmes de son action, au cours d’un événement de portée tout autant politique que musicale. Il existe de très nombreuses bonnes versions de Turandot mais celle du London Philarmonic Orchestra dirigée en 1973 par Zubin Mehta, regroupant Joan Sutherland dans le rôle de Turandot, Montserrat Caballé dans celui de Liù et Luciano Pavarotti interprétant Calaf augure d’un délicieux moment musical.
Notes :
(1) https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1416852r
(2) Dot vient de doxt- fille en persan. Et donc Turandot : la fille du Turan
(3) Traduction de la page 186§12 à 187§4.
(4) Schoeler et Mogtader ont utilisé les textes suivants comme base pour leur édition : (1) L’offset (1956) d’un manuscrit qui, selon l’éditeur, date du début du XIIIe siècle (= R) ; (2) un manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris de l’an 1300 (= P) ; et (3) un manuscrit viennois de la Bibliothèque Nationale d’Autriche de 1490-1 (= W). Les trois versions diffèrent légèrement - P et R moins, W a des abréviations. Pour l’édition R a fait office de manuscrit principal.

Quelques références :
 François Pétis de la Croix, Mille et un jours - Contes persans, Éditions Phébus, Paris, 2003.
 Nizami of Ganja and C. E. Wilson, The Haft Paikar, Kessinger Publishing, LLC, 2019.
 Gregor Schoeler, Youssef Mojtader, Turandot Die persische Märchenerzählung, Edition, Übersetzung, Kommentar, Reichert Verlag, 2017.
 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1416852r
 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8802103r.media
 http://www.iranicaonline.org/articles/haft-peykar
 https://www.pathelive.com/programme/metropolitan-opera-19-20
 http://leidenmedievalistsblog.nl/articles/persian-roots-of-puccinis-opera-turandot
 http://www.iranicaonline.org/articles/haft-peykar

Publié le 16/12/2019


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


 


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