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La dualité des bases téléologiques du chiisme originel à travers la figure centrale de l’imâm

Par Gabriel Malek
Publié le 02/07/2018 • modifié le 02/07/2018 • Durée de lecture : 5 minutes

A picture taken on September 10, 2017 shows a view of the golden dome of Imam Ali’s shrine in the Iraqi holy city of Najaf during Eid al-Ghadir, which commemorates the events of Ghadir al-Khumm, during which the Shiites believe that the Prophet Mohammed designated Ali as his successor.

Haidar HAMDANI / AFP

Le concept de chiisme manié par les analystes géopolitiques correspond donc bien plus à une stratégie politique de la République islamique, qu’à une quelconque réalité religieuse au Moyen-Orient. Au contraire de ce chiisme politique, nous nous concentrerons dans cet article sur les bases théoriques et téléologiques du chiisme comme confession. Dans leur minutieux écrit, Qu’est ce que le Shî’isme ?, le philosophe Christian Jambet et l’islamologue Mohammad Ali Amir Moezzi retracent l’univers spirituel, historique et intellectuel du chiisme (1). Une telle analyse permet de mieux comprendre les ressorts du chiisme religieux et politique, comme la culture des martyres, capitale au sein du régime iranien de Téhéran et du mouvement libanais du Hezbollah.

En quoi l’étude des bases théoriques du chiisme met-elle en lumière une religion au savoir ésotérique double centré autour de la figure axiale de l’imam ?

Histoire originelle et fondements téléologiques premiers du chiisme

Le chiisme serait la plus ancienne branche de l’Islam puisque son origine remonte à la mort du Prophète et au conflit qui accompagna sa succession. La majorité des musulmans de confession sunnite définissent le chiisme comme une hétérodoxie voire une hérésie de l’Islam. Au contraire, les pratiquants chiites se considèrent eux mêmes comme pratiquant la véritable orthodoxie musulmane.

Suite à la mort du prophète Muhammad en 632, la question de sa succession en tant que Guide spirituel et politique se manifeste rapidement. Les chiites décident de soutenir son gendre et cousin, Alî Abî Tâlib, alors que la majorité des musulmans porte son choix sur Abû Bakr, vieux compagnon du Prophète. Derrière l’opposition naissante entre chiites et sunnites, se cache un affrontement philosophique plus complexe. Les sunnites préfèrent en effet avoir recours à la tradition ancestrale de l’élection tribale d’un chef, soit le rassemblement d’un conseil de chefs temporels qui désigne un sage respectable comme Abû Bakr, qui devient le premier calife. Au contraire, les chiites prétendent que Muhammad n’aurait jamais laissé la question de sa succession en suspens et avait clairement désigné Alî comme son héritier tant spirituel que politique. Ainsi, les chiites privilégient l’exégèse coranique dans le choix du nouveau Guide alors que les sunnites mettent en avant l’élection temporelle.

La bataille de Kerbala - ayant eu lieu le 10 octobre 680 et opposant les partisans de Husayn, fils d’Alî, à l’armée des Omeyyades - s’inscrit dans la continuité de cet affrontement téléologique. Cependant, les partisans de Alî sont 72 face à quelques 30 000 sunnites, ce qui mène à un massacre de tous les chiites présents sur le champ de bataille. Ce succès sunnite marque un renforcement politique de la puissante dynastie omeyyade qui gouverne le monde musulman jusqu’en 750. Pour les chiites, il s’agit d’une rupture religieuse puisque le martyre à Karbala de Husayn, petit-fils du Prophète, et de sa famille est un des fondements de la martyrologie propre à la théologie du chiisme duodécimain.

La figure centrale de l’imâm dans le chiisme

Ainsi, dans la perspective chiite, Alî est le légataire élu par le Muhammad lui-même, ce qui lui procure une légitimité totale pour guider le peuple musulman. Alî est donc considéré par les chiites comme le premier imâm. Le terme d’imâm désigne à la fois le guide et le chef qui concentre donc le pouvoir temporel et religieux. Au contraire, les sunnites préfèrent le terme de calife pour désigner leur chef, sa légitimité provenant d’une élection temporelle.

Il est complexe d’étudier la religion chiite en raison de la multiplicité et de l’ancienneté de ses textes. En effet, « la théologie et l’exégèse coranique y côtoient l’ésotérisme, le droit avoisine avec la magie et les mythes cosmogoniques vont de pair avec les pratiques dévotionnelles (2) ». Cependant, le véritable pivot de la doctrine chiite est bien la figure de l’imâm qui est un titre sacré pour les partisans d’Alî. Le chiisme peut donc s’apparenter à une « imâmologie » puisque tous les chapitres de foi sont déterminés en dernier lieu par rapport à la figure centrale du Guide.

La République islamique en Iran est une théocratie installée en 1979 par Rouhollah Khomeini, suite au renversement du Shah au sein de laquelle la figure de l’Ayatollah est centrale. Ce modèle politique, issu du clergé chiite dit rationnel, s’inscrit bien dans la continuité politique de la doctrine téléologique chiite. Enfin, l’Ayatollah est le dépositaire du pouvoir temporel et religieux et incarne verticalement le statut de Guide du peuple iranien.

Vision dualiste et Vision duelle

Pour bien saisir la base théorique de la doctrine chiite, il est crucial d’avoir en tête le double axe de conception analytique du monde qu’elle déploie : soit la vision duelle et la vision dualiste.

Selon la conception chiite duelle, toute réalité, de la plus complexe à la plus anodine, détient deux niveaux : un premier manifeste et le second non manifeste ou caché. Il s’agit finalement d’une dialectique entre respectivement l’exotérisme et l’ésotérique. En effet, seule une élite choisie peut appréhender le niveau caché de la réalité.

La mission du guide imâm consiste de fait à faire connaître l’esprit du Coran, soit l’ésotérisme de la réalité, non pas à tous mais à l’élite de la communauté. Les chiites voient ainsi dans leur minorité un signe d’élection. Si le Coran peut être désigné comme le Livre silencieux, l’imam est le Coran parlant. L’imâm possède donc une figure d’intercesseur et de messager de l’ésotérisme de la Révélation.

La vision duelle du chiisme constitue ainsi l’axe dit de l’initiation. Grace à l’enseignement sacré des imâms, le croyant se rapproche du divin et de la compréhension des mystères de l’être.

La seconde croyance de base du chiisme peut être désignée comme une vision dualiste du monde. Cette perspective manichéenne présente la réalité comme l’histoire d’un combat cosmique entre le Bien et le Mal, entre la lumière et l’obscurité. Ce combat primordial se répercuterait donc à toutes les époques, rythmant la marche de l’Histoire.

Ainsi, le monde a connu deux types de gouvernement : celui de Dieu où les imâms enseignent l’ésotérisme chiite et celui de Satan où celui-ci ne peut s’enseigner qu’en secret. Seule l’arrivée du sauveur Mahdî vaincra définitivement les forces du Mal.

Il est important de noter que les ennemis de l’imâm ne sont pas nécessairement les pratiquants de religions autres. En effet, un chiite initié se sentira plus proche d’un juif ou d’un chrétien initié soit un homme versé dans l’étude de l’ésotérisme de sa propre religion.

La vision dualiste du chiisme constitue ainsi l’axe dit du combat. Il s’agit d’un affrontement entre le Bien détenteur de l’intelligence cosmique transmis par les imâms et du Mal qui se place du coté de l’ignorance cosmique et de l’injustice.

Si l’axe de l’initiation représente la verticalité spirituelle, l’axe du combat est associé à l’horizontalité de l’Histoire. Leur croisement constitue l’équilibre de la doctrine chiite qui gravite autour de la figure de l’imâm dont le rôle est crucial.

Notes :
(1) Mohammad Ali Amir Moezzi, Christian Jambet, Qu’est ce que le Shî’isme ?, Les éditions du Cerf, Paris, 2014.
(2) Idem, page 30.

Publié le 02/07/2018


Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.


 


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