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En dépit de son importance historique en Asie centrale et géopolitique au début de la Guerre Froide, la crise irano-soviétique de 1945-1946 est relativement méconnue. Son impact politique en Iran est en effet conséquent puisque la province de l’Azerbaïdjan iranien se proclame indépendante de Téhéran. Au niveau mondial, le conflit irano-soviétique constitue la première crise de la Guerre Froide et mobilise des acteurs extérieurs au Grand Jeu, comme les Etats-Unis. Cette crise trouve d’abord son origine dans la Seconde Guerre mondiale qui déstabilise le pouvoir central en Iran, critiqué par les Alliés en raison de ses liens économiques avec l’Allemagne. Cependant, les échanges économiques entre Téhéran et Berlin sont déjà anciens et ne traduisent aucunement de rapprochements idéologiques. Bien que le pays se déclare neutre pour éviter toute invasion, l’Iran est envahi militairement par les deux puissances du Grand Jeu : les Soviétiques au Nord et les Britanniques à l’Ouest (1). Devant cette perte de souveraineté de l’Iran, Reza Shah, fondateur de la dynastie Pahlavi (1925-1979), abdique le 16 septembre 1941 provoquant un vide de pouvoir criant en Iran. Soviétiques et Britanniques profitent de cette situation pour faire voter au Majlis, le Parlement iranien, l’accord tripartite du 29 janvier 1942 qui légitime la présence des troupes étrangères sur le sol iranien en cas de troubles.
Le manque de clarté, volontaire, de ce traité est proprement à la base de la crise irano-soviétique comme nous allons le voir. Suite à la fin du conflit mondial, la date du retrait des soldats étrangers du sol iranien est fixée à la date du 2 mars 1946 d’un commun accord entre les puissances victorieuses et l’Iran. Si les troupes anglaises se retirent comme prévu, les soldats soviétiques restent au Nord-Ouest du pays dans l’Azerbaïdjan iranien dont la capitale Tabriz est un centre culturel et économique du pays. Il s’agit de la première dimension de la crise qui est régionale et localisée géographiquement. Ce conflit s’inscrit aussi dans la continuité historique du Grand Jeu, soit la lutte entre la Grande-Bretagne et la Russie, pour le contrôle de l’Iran. Mais cette crise détient aussi une dimension mondiale puisque l’affaire est portée devant le Conseil de sécurité des Nations unies par le Premier ministre iranien Ebrahim Hakimi (1871-1959) pour dénoncer l’illégale invasion soviétique. C’est justement la dimension multi-échelles aux cadres géopolitiques et historiques différenciés qui donne à la crise irano-soviétique son intérêt d’étude particulier.
Quel a été le déroulement régional de la crise irano-soviétique et en quoi ce conflit détient une dimension géopolitique mondiale de rupture ? Dans un premier temps, nous replacerons l’origine de la crise irano-soviétique dans son double cadre national et régional. Ensuite, nous relaterons une succincte histoire chronologique et linéaire du conflit. Enfin, nous soulignerons les ruptures et les continuités au plan géopolitique que ce conflit déclenche.
Pour bien comprendre la crise irano-soviétique, il faut tout d’abord la replacer dans le cadre strictement national de l’Iran. L’Azerbaïdjan iranien est une grande province située au Nord-Est du pays avec pour capitale Tabriz. Cette région partage donc une frontière commune avec la Turquie à l’Est et avec la Russie au Nord, mais elle est toujours restée dans le giron politique iranien. L’Azerbaïdjan iranien est peuplé de Turcs azéris et non de persans, mais la pratique de la religion islamique chiite est un point d’unité national très fort. De plus, cette région a longtemps fourni l’élite de l’armée du Shah, ce qui souligne le rôle historique prépondérant qu’a pu jouer la province au sein de l’Empire perse. Enfin, au niveau industriel, la région est très dynamique et comptait dix-huit usines dont cinq de textile en 1941 (2).
Ainsi, nous observons que l’Azerbaïdjan iranien est une province dont l’intégration à l’économie iranienne et à la conscience nationale est forte (3). Cependant, durant l’entre-deux-guerres la modernisation à marche forcée de l’Iran opérée par Reza Shah provoque de nombreux motifs de mécontentements en Azerbaïdjan iranien. Le Shah veut en effet exercer un meilleur contrôle de Téhéran sur le territoire et il faut pour cela « mater » les pouvoirs décentralisés (4). Par exemple, l’ancien découpage administratif des grandes provinces historiques (ilayat) comme l’Azerbaïdjan iranien est abandonné (5). En sus de ces mesures politiques, le Shah désavantage économiquement Tabriz par rapport à Téhéran et condamne les activités culturelles azéries au nom du nationalisme persan. Cette reconfiguration brutale des rapports centre-périphéries associée à l’histoire d’autonomie politique de puissance militaire de l’Azerbaïdjan iranien provoque un grand mécontentement au sein de sa population.
Si la crise iranienne détient des origines nationales, le cadre régional frontalier de l’URSS est capital pour comprendre son déclenchement. L’influence de la Russie sur la politique de l’Azerbaïdjan iranien est un facteur constant d’inquiétude pour Téhéran depuis le début du XXème siècle. La Révolution de Février 1917 a en effet eu un impact fort dans les provinces du Nord de l’Iran en encourageant les forces nationalistes contre Téhéran. Dans un mouvement similaire, la guerre civile russe (1917-1923) permet la pénétration de l’armée rouge au Nord de l’Iran ce qui entraine la formation du Parti communiste perse qui déclare avoir formé une « République socialiste soviétique d’Iran » dans le Gilan (6). Le mouvement constitutionnaliste du Gilan est cependant maté par Reza Khan en 1921, le futur Shah d’Iran. En dépit de ce premier échec, des liens forts se nouent le long de la frontière Nord avec l’URSS durant l’entre-deux-guerres. En effet, de nombreux révolutionnaires du Gilan se sont refugiés à Moscou suite à l’intervention militaire de Téhéran de 1921, ce qui encourage la proximité idéologique entre certaines élites de l’Azerbaïdjan iranien et de l’URSS. De plus, les liens commerciaux florissants entre l’Azerbaïdjan iranien et l’Azerbaïdjan soviétique encouragés par l’URSS montrent bien le lien transnational qui se tisse entre ces deux régions (7).
Ainsi, la révolte du Gilan est une pleine illustration du soutien soviétique aux mouvements nationalistes, qui permet finalement d’augmenter la marge de négociation de l’URSS face à Téhéran. Cependant, en dépit de l’influence impérialiste extérieure, il ne faut pas sous estimer l’agency de la population turque azérie de l’Azerbaïdjan iranien, qui a une volonté de révolte libre en dehors du cadre de l’URSS.
Après avoir replacé le cadre national et régional de la crise irano-soviétique, nous allons relater l’histoire du conflit de manière linéaire et chronologique. Comme indiqué en introduction, l’élément déclencheur de la crise est le refus de l’armée rouge de quitter l’Azerbaïdjan iranien, comme prévu par le traité en mars 1946. Mais dans les faits, les Soviétiques occupent la province depuis 1941 ce qui nous amène à considérer une nouvelle chronologie du conflit (1941-1946). Dans un premier temps, Moscou encourage dans la province des liens entre l’armée rouge et la population turque azérie, ce qui s’accompagne d’une intense propagande antibritannique mais aussi d’un discours nationaliste azéri (8). Les Britanniques contrôlant la majorité du pouvoir au Majlis de Téhéran, l’URSS tente de s’imposer sur la scène géopolitique en encourageant une révolte en province. Ensuite, le Politburo émet un décret fondateur le 6 Juillet 1945 qui propose un plan pour organiser un mouvement autonomiste et communiste dans l’Azerbaïdjan iranien. Le 21 novembre 1945, l’Assemblée nationale pour un Azerbaïdjan autonome se tient à Tabriz sous la présidence du protégé des Soviétiques, Jafar Pishevari. Les insurgés proclament en décembre 1945 la République autonome azérie sous protection militaire des Soviétiques. Devant cette situation qui s’enlise, le Premier ministre iranien Ebrahim Hakimi saisit le 17 janvier 1946 le Conseil de sécurité des Nations unies pour dénoncer l’impérialisme soviétique. Dans le contexte de Guerre Froide, les Etats-Unis de Truman font pression sur Moscou pour libérer le territoire iranien au plus vite (9). Staline annonce alors le retrait de l’armée rouge dans les six semaines à compter du 24 mars 1946, tout en encourageant des grèves massives du parti communiste iranien pour faire pression sur Téhéran. Finalement, en échange de nouvelles concessions pétrolières iraniennes, Moscou abandonne les insurgés de Tabriz à leur sort. Ces derniers seront réprimés sévèrement par l’armée iranienne le 6 décembre 1946 (10).
Si l’essentiel du conflit se déroule à première vue dans la grande province du Nord-Est de l’Iran, il s’agit en vérité d’une crise diplomatique et géopolitique d’importance en ce début de Guerre Froide. Pour plus de détails sur la crise localisée en Azerbaïdjan iranien, les archives administratives soviétiques du Cold War International History Project au sein du Woodrow Wilson International Center basé à Washington sont très éclairantes.
Dans un ultime mouvement faisant office de conclusion, nous allons souligner l’importante géopolitique de la crise irano-soviétique. Ce conflit est en effet présenté dans l’historiographie occidentale comme fondateur car il détient de nombreuses caractéristiques types qui se répèteront tout au long de la Guerre Froide. Auréolée de sa victoire face à l’Allemagne, l’URSS applique pour la première fois sa politique d’expansion communiste dans un pays convoité par les puissances occidentales. Mais en dépit de la position géopolitique de superpuissance de l’URSS, la pression des Etats-Unis et des Britanniques force les Soviétiques à retirer leurs troupes d’Iran (11). Pour les Américains, cette crise irano-soviétique constitue donc le vol inaugural de la politique dite du containment qui vise à empêcher l’extension de la « zone communiste » (12). En effet, le Président Truman appuyé par le Premier ministre britannique Winston Churchill présente une position très ferme à la table des négociations, ce qui pousse Joseph Staline à reculer. Louise Fawcett nomme notamment son chapitre sur l’impact américain dans la crise : « America : the origins of a policy » dans son ouvrage Iran and the Cold War (13).
Cet exemple montre bien le caractère pionnier des stratégies américaines mises en place lors de la crise irano-soviétique. Il est aussi intéressant de noter que la temporalité de la crise irano-soviétique correspond à celle du discours de Winston Churchill du 5 mars 1946, qui demande des négociations en urgence pour prévenir la tyrannie de l’expansion soviétique. Concernant la stratégie soviétique, la crise de l’Azerbaïdjan iranien est une illustration de la règle militaire héritée de Lénine : « celui qui ne sait qu’avancer, qui n’a pas appris à reculer dans certaines conditions difficiles, celui là ne finira pas la guerre victorieusement ». En effet, dans cette crise, comme à Berlin en 1949 ou encore Cuba en 1956, les dirigeants soviétiques reculent au dernier moment face à la pression diplomatique américaine pour éviter un affrontement direct.
Enfin, la crise irano-soviétique est considérée comme un événement pivot dans l’alignement géopolitique de l’Iran (14). En effet, pour faire contrepoids à l’influence politique étouffante des Britanniques et Soviétiques, l’Iran tisse des liens diplomatiques avec les Etats-Unis pendant cette crise. Téhéran devient ensuite avec Ryad un des deux piliers de la politique américaine au Moyen-Orient. L’Iran reste dans le giron politique américain jusqu’à la Révolution de 1979 au cours de laquelle la violence symbolique de la prise d’otages à l’ambassade américaine de Téhéran marque la fin brutale de l’alliance diplomatique des deux pays.
Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
– L’Iran, de la Révolution constitutionnelle au règne de Reza Shah Pahlavi (1906-1941)
– Le règne de Mohammad Reza Shah : l’Iran de la Seconde Guerre mondiale à la révolution islamique
(1) GHOLI MAJD Mohammad, August 1941 : the Anglo-Russian occupation of Iran and change of Shahs, Lanham, University Press of America, 2012.
(2) ABRAHAMIAN Ervand, Iran between two revolutions, Princeton, Princeton University Press, 1982 pages 147 et 389-390.
(3) FAWCETT Louise, Iran and the Cold War, Cambridge, Cambridge Middle East Library, 1992, page 6.
(4) CHETABI Houchang, « Ardebil became a Province : Center-Periphery relations in Iran » in International Journal of Middle Eastern studies, Vol 29, 1997, pages 235-253.
(5) RIAUX Gilles, Ethnicité et nationalisme en Iran : la cause azerbaidjanaise, Paris, Editions Karthala, 2012, page 50.
(6) COTTAM Richard, Nationalism in Iran, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1979, pages 100-105.
(7) GRAZIOSI Andrea, Histoire de l’URSS, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
(8) Ibid.
(9) FAWCETT Louise, Iran and the Cold War, Cambridge, Cambridge Middle East Library, 1992.
(10) FONTAINE André, La guerre froide 1917-1991, Éditions de la Martinière, 2004.
(11) RAMAZANI R.K., Iran’s foreign policy 1941-1973 : a study of foreign policy in modernizing nations, Charlottesville, 1975.
(12) GHOLI MAJD Mohammad, August 1941 : the Anglo-Russian occupation of Iran and change of Shahs, Lanham, University Press of America, 2012.
(13) FAWCETT Louise, Iran and the Cold War, Cambridge, Cambridge Middle East Library, 1992, pages 108-141.
(14) DJALILI Mohammad-Reza et KELLNER Thierry, Histoire de l’Iran contemporain, Paris, La Découverte, 2010.
Gabriel Malek
Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.
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(Article initialement publié le 5 octobre 2020)
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