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La crise de l’eau en Irak : contexte et perspectives (3/3) : quel rôle pour la Turquie face à la crise hydrique régionale ?

Par Jean-Baptiste d’Isidoro
Publié le 10/02/2016 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

This aerial picture taken from an helicopter on September 6, 2014 shows the banks of the Euphrates river near Haditha dam in the Anbar province.

AFP PHOTO / AZHAR SHALLAL

Pour autant, le rôle de la Turquie ne se limite pas, au long terme, à une intervention militaire, pour l’instant restreinte à des frappes militaires ainsi qu’à une surveillance accrue de sa frontière sud. En effet, en tant que puissance régionale, la Turquie jouera certainement un rôle déterminant dans la reconstruction post-conflit. L’un des éléments fondamentaux de cette reconstruction sera la question de l’eau. L’Irak et la Syrie voisines restent en effet dans une situation de fort stress hydrique, qui s’explique notamment par leur dépendance à l’égard du Tigre et de l’Euphrate (voir partie 1). Or, d’une part, la gestion de ces fleuves dépend des aménagements effectués en amont par la Turquie, et d’autre part, elle est altérée par le contrôle de certaines infrastructures par les forces de l’EI. Si l’instabilité politique croissante dans la région ne permet pas aux trois Etats de se réunir afin de discuter d’un nouveau partage des eaux, il ne faut néanmoins pas négliger l’importance du rôle de la Turquie dans le règlement de cette crise de l’eau.

L’implication progressive de la Turquie dans la lutte contre Daech

La position ambiguë de la Turquie s’explique d’abord par son objectif initial de renverser le régime de Bachar al-Assad (2). De ce fait, la Turquie a pu soutenir des groupes d’opposition au régime, dont l’Organisation Etat Islamique à ses débuts. Mais cette position s’est modifiée depuis l’été 2015, alors que les réfugiés arrivent en masse en Syrie, profitant aux filières de Daech pour s’exporter à l’intérieur des frontières turques. Ankara a lancé une double offensive dans l’air et au sol début juillet, afin d’éviter toute propagation du conflit dans ses territoires, par le déploiement de plusieurs milliers de policiers contre l’EI et contre les Kurdes du PKK.

Par ailleurs, l’ouverture de la base d’Incirlik a finalement été permise le 24 juillet 2015 (3), et a été une étape supplémentaire dans le rapprochement entre les actions de la coalition et de la Turquie. La Turquie avait demandé le déploiement de missiles Patriot à sa frontière dès le début de la guerre civile syrienne, mais avait refusé l’usage de cette base pour les frappes alliées contre l’EI, pourtant fréquemment utilisée par les Etats-Unis lors de leurs précédentes interventions au Moyen-Orient. L’ouverture de la base permet donc d’augmenter « l’efficacité opérationnelle » (4) pour la coalition internationale. Cet engagement turc s’explique surtout par la volonté d’Ankara d’apaiser les relations avec Washington, qui critiquait le laxisme de la Turquie dans la surveillance de ses frontières, alors que la Turquie a toujours présenté un intérêt géostratégique majeur dans la région, pour l’Occident. La coopération se renforce ainsi, notamment en matière d’échanges d’informations entre les services de renseignement depuis la fin de l’année 2015.

A ce jour, une intervention sur le sol syrien ou irakien n’est pas envisageable, et n’est d’ailleurs permise par aucun mandat international. Une alternative serait donc la création d’une zone d’exclusion aérienne, qui s’étendrait à une centaine de kilomètres au sud, comprenant la région de Marea au nord d’Alep (5).

Pour la Turquie, l’enjeu de l’engagement militaire est également interne. L’AKP n’a plus le soutien dont elle bénéficiait, et ne parvient pas à construire une coalition politique pouvant appuyer « l’union nationale ». Le renouvellement des tensions avec les Kurdes est un autre élément d’explication de la position ambiguë de la Turquie. Les derniers attentats, longtemps décrits comme le fait des mouvements kurdes, ont été un des éléments ayant participé à l’engagement militaire de la Turquie, étant elle-même devenue une cible de l’EI. En effet, de nombreux attentats ont eu lieu, notamment en octobre 2015 contre une manifestation pro-kurde à Ankara. Le 12 janvier 2016, Istanbul a également été frappé par un attentat, qui a provoqué la mort d’une dizaine de personnes dont 9 Allemands. Cette attaque, attribuée par le gouvernement turc à l’EI, a ainsi définitivement marqué un tournant de la position turque vis-à-vis de l’EI (6), Ankara ayant jusque là porté pour responsables les mouvements indépendantistes kurdes, en particulier le PKK (7). L’EI est donc désormais entré en guerre ouverte contre la Turquie.

En tant que puissance régionale, la Turquie sera nécessairement impliquée dans le processus de reconstruction du pays, et en particulier, sur la question de la gestion des ressources en eau. Une meilleure allocation de ces dernières semble en effet nécessaire, en ce que le manque d’eau a pu être un catalyseur des tensions internes.

Quel rôle pour la Turquie face aux pénuries d’eau ?

En Syrie, les pénuries d’eau avaient déjà alimenté le conflit civil. La baisse des récoltes en 2011, liée à la sécheresse, a provoqué le déplacement de 1,5 million de personnes, qui sont devenues un vivier de recrutement tant pour l’armée syrienne libre que pour Daech ou al-Qaeda. En effet, le manque d’aide de l’Etat dans certaines zones a pu pousser certains à rejoindre des organisations rebelles. Aujourd’hui, les principaux bastions des rebelles, Alep, Deir al-Zor et Raqqa, correspondent aux lieux où la sécheresse a été la plus rude (8). L’Irak, qui fait face à des difficultés similaires à la Syrie, pourrait également subir de telles conséquences sur les plans économiques et sociaux si les pénuries d’eau se poursuivent.

Ainsi, dès 2006, des études ont montré que la crise émergente de l’eau, et une crise alimentaire inhérente, pourraient provoquer de fortes difficultés économiques et une déstabilisation socio-politique (9) selon le département d’Etat américain. L’Irak, qui demeure un gros producteur de céréales, bien qu’une partie de sa production soit désormais aux mains de l’EI, pourrait devenir un exportateur agricole dès 2017 (10). Cela fait écho à la situation de la Syrie, qui, dès 2006, souhaitait intensifier son agriculture, notamment par une irrigation modernisée. Mais la demande d’eau se faisait alors déjà croissante. Cette expansion agricole a été permise grâce à des modes d’irrigation efficace sur le court terme, mais qui laissaient une partie des fermiers de la région en marge de cette modernisation agricole. En 2011, la production de blé est divisée par 2, et les stocks d’urgence s’épuisent.
Or, selon les prévisions, le Tigre et l’Euphrate pourraient atteindre des niveaux 8 fois inférieurs aux niveaux actuels. Si l’on peut évoquer l’effet du dérèglement climatique, la principale raison est la mainmise de la Turquie sur les ressources en eau (voir partie 1). De ce fait, elle peut jouer un rôle déterminant pour répondre à cette crise.

Or, aujourd’hui, il n’existe aucune puissance extérieure qui puisse jouer le rôle de médiateur dans ce conflit lié aux ressources en eau. Les différents memorandum of understanding signés entre l’Irak et la Turquie n’ont pas permis de progresser en faveur d’un meilleur partage des eaux. Selon un hydrologiste irakien, un débit de 90 mètres cubes par seconde est nécessaire pour l’usage agricole, municipal et industriel en Irak. En moyenne, il est de 260 lorsqu’il entre en Irak, et peut diminuer jusqu’à 18 mètres cubes, notamment dans les régions du sud (les marais), où l’agriculture est vitale à l’activité économique (11). A Karbala, de nombreuses familles quittent leurs fermes ; à Bagdad, l’eau est fournie par la Croix Rouge dans les quartiers les plus pauvres, parfois jusqu’à 150 000 litres par jour. Au nord, les pénuries hydriques s’expliquent par une baisse de la productivité agricole, et par le contrôle des principaux barrages par l’EI (voir partie 2). La réactivation du conflit entre le PKK et la Turquie fait peser une pression supplémentaire sur l’approvisionnement en eau de l’Irak. Le PKK menace notamment d’attaquer les barrages de la Turquie (12).

De son côté également, la Turquie fait aussi face à des difficultés de sécheresse, même si la menace n’est pas la même qu’en Irak par exemple, où l’ensemble du territoire est touché. La production de blé en Turquie a ainsi diminué de 1 million de tonnes entre 2013 et 2014. Comme partout, les agriculteurs font face à des difficultés liées à la maladie, la pestilence, l’insuffisance de l’irrigation, poussant certains fermiers à abandonner leurs terres.
Cependant, les projets hydrauliques de la Turquie devraient irriguer 1 million d’hectares supplémentaires, ce qui permettra de redynamiser ses productions agricoles. Le stress hydrique de la Turquie, mesuré par l’indicateur Pfister (13), atteint ainsi 0,779, alors que celui de l’Irak est de 0.974. La Turquie possède ainsi des ressources en eau par personne trois fois supérieures à celles de l’Irak, et 10 fois celles de la Syrie. Ces forts déséquilibres n’encouragent pas la Turquie à permettre un meilleur partage. A l’inverse, la Turquie s’est engagée à achever son projet de 1700 nouveaux barrages et seuils. Le gouvernement justifie cette politique hydrique par le fait que le pays est aussi en situation de stress hydrique.
En Irak, la situation est d’autant plus précaire que les infrastructures sont peu modernes donc gaspillent de l’eau, et que l’Etat islamique ne procède pas à l’assainissement des eaux, limitant d’autant plus les ressources pour l’usage civil. L’Irak a donc besoin d’un nouvel accord, tout en s’engageant pour la mise en place de solutions efficaces.

Ainsi, plusieurs exemples de réussite en terme de négociations autour des ressources en eau peuvent être évoqués. L’Oronte, le Jourdain et le Yarmouk en sont. Il serait ainsi d’abord nécessaire d’impliquer un médiateur international. Les Etats-Unis et l’UE pourraient intervenir en faveur d’une conciliation, dans le cadre plus général de la coopération sécuritaire et de la coalition internationale. Le gouvernement Abadi se montre ainsi plus conciliant que le gouvernement de Malaki pour négocier avec la Turquie et les Etats-Unis, et la lutte commune contre Daech pourrait servir de base à des négociations plus abouties en matière de partage des eaux.
D’autant que de telles négociations sont bénéfiques à de meilleures relations diplomatiques (cf. concept d’hydrodiplomatie, voir interview du Dr. Fadi Comair). La Syrie, la Turquie et l’Irak s’emploient ou se sont employés à développer des modes de production agricoles intensives, sans pour autant coopérer en faveur d’améliorations communes de leur secteur agricole. L’amélioration des conditions en Irak en matière de gestion de l’eau doit nécessairement passer par des transferts de technologies. La désalinisation, qui doit permettre de fournir 40 000 personnes à Basra en 2017, est une pratique commune dans les Etats développés, et présente un potentiel intéressant pour un pays comme l’Irak (14).
Une autre solution serait l’établissement d’un Joint Water Committee (15), avec des experts représentant chaque pays, ce qui a été le cas pour les négociations entre la Jordanie et Israël. La Syrie et l’Irak ont créé un tel comité, mais peu appuyé par leurs gouvernements. La situation actuelle, et en particulier le contrôle d’une partie des ressources par l’EI, empêche une réflexion commune sur un meilleur partage des eaux. Mais ce JWC demeure une plateforme nécessaire, qui doit inclure des acteurs locaux, régionaux et internationaux afin d’aboutir à des solutions durables en matière de partage et de gestion des eaux de la région.
Enfin, les relations diplomatiques entre l’Irak et la Turquie sont meilleures que lors de la décennie précédente, et l’urgence de la situation nécessite de recréer les formats de négociations des années 1980 et 1990. Une autre solution serait la signature de contrats d’achat d’hydroélectricité de la Turquie avec l’Irak, qui en échange pourrait fournir davantage d’eau à la Turquie, rappelant ainsi la formule du premier ministre turc Suleyman Derimel en 1992 « les ressources hydrauliques de la Turquie appartiennent aux Turcs comme le pétrole appartient aux Arabes ». D’autant qu’un tel plan a pu fonctionner auparavant, lorsque l’Irak échangeait du gaz contre de l’eau à la Turquie. La création d’une interdépendance énergétique pourrait ainsi rééquilibrer les rapports entre les trois Etats sur la question du partage de l’eau.

Conclusion

La participation de la Turquie à la lutte contre l’Etat islamique ne doit pas se limiter à la seule intervention militaire. En effet, la reconstruction de la Syrie et de l’Irak s’inscrit dans un processus de long terme, où la question du partage de l’eau sera centrale. Du fait de leur importance tant pour la population civile que pour l’activité économique, et notamment de l’agriculture, les ressources en eau doivent faire l’objet d’une répartition égale, et d’une gestion efficace et durable pour maintenir une certaine cohésion sociale. Les pénuries d’eau ont en effet été sinon un facteur de radicalisation, un facteur de frustration tant au sein des populations syriennes qu’irakiennes. L’urgence pour la Turquie reste néanmoins l’approvisionnement en eau des camps de réfugiés qui se sont établis près de sa frontière. En effet, les difficultés liées aux pénuries d’eau se sont désormais exportées avec les réfugiés fuyant la guerre en Syrie et en Irak, que ce soit en Turquie ou en Jordanie, l’un des pays les plus arides au monde.

Lire les parties 1 et 2 :
 La crise de l’eau en Irak : contexte et perspectives (1/3) : la dépendance hydrique irakienne
 La crise de l’eau en Irak : contexte et perspectives (2/3) : l ’Etat islamique, nouvelle menace hydrique pour l’Irak

Notes :
(1) « La Turquie entre en guerre contre l’Etat Islamique en Syrie », Courrier International, 24 juillet 2015.
(2) Didier Billion, « La politique régionale de la Turquie contribue à son isolement », IRIS, 8 décembre 205.
(3) Dan de Luce, « Turkey enters the War Against the Islamic State », Foreign Policy, 23 juillet 2015.
(4) Marc Semo, « Etat Islamique : la nouvelle stratégie de la Turquie », Libération, 24 juillet 2015.
(5) Ibid.
(6) « Après l’attentat d’Istanbul, la Turquie pilonne l’Etat Islamique », LeMonde.fr, 14 janvier 2016.
(7) Jérémy Bruno, « Attentats d’Istanbul : la Turquie s’est retrouvée dans un piège », L’Express, 12 janvier 2015.
(8) Mukad Al Jabbari, Norman Ricklefs, Robert Tollast, « Rivers of Babylon », Foreign Affairs, 23 août 2015.
(9) John Vidal, « Water supply, key to outcome conflicts in Iraq and Syria », The Guardian, 2 juillet 2014.
(10) Mukad Al Jabbari, Norman Ricklefs, Robert Tollast, op. cit.
(11) Julia Harte, « In Cradle Of Civilization, Shrinking Rivers Endanger Unique Marsh Arab Culture », National Geographic, 24 avril 2013.
(12) John Vidal, op. cit.
(13) Définition de l’indicateur Pfsiter, par Stephan Pfister de l’Ecole Polytechnique de Zurich (ETH Zurich), à l’adresse suivante : 
http://www.lc-impact.eu/downloads/documents/Water_stress_FINAL.pdf
(14) Mukad Al Jabbari, Norman Ricklefs, Robert Tollast, op. cit.
(15) Ibid.

Publié le 10/02/2016


Jean-Baptiste d’Isidoro effectue un Master 2 de Géopolitique à l’Université de Paris 1 et à l’Ecole Normale Supérieure. Ayant en particulier travaillé sur l’évolution de la stratégie hydraulique d’Israël depuis 1948, ses travaux de recherche portent sur les enjeux environnementaux et énergétiques.


 


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