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AFP PHOTO/ALI AL SAADI
En 1992, alors que la construction du barrage Atatürk sur le fleuve de l’Euphrate s’achève, le Premier ministre turc Suleyman Demirel déclare : « la Turquie peut utiliser comme elle l’entend les eaux du Tigre et de l’Euphrate : les ressources hydrauliques de la Turquie appartiennent aux Turcs comme le pétrole appartient aux Arabes ». Or, ces deux principaux fleuves de la région constituent la principale source en eau pour la Syrie et surtout pour l’Irak, dépendante à 95% pour ses usages industriels et à 80% pour ses usages domestiques. Selon les estimations de la Banque Mondiale, le ratio de dépendance de l’Irak est de 53,5% (1), c’est-à-dire que la moitié des ressources utilisées par le pays se situent en dehors de son territoire.
D’autre part, à travers la déclaration du Premier ministre Suleyman Demirel, un autre enjeu transparaît : la Turquie semble peu encline à négocier un accord de répartition équitable entre les trois pays riverains. Les rivalités historiques entre Turcs et Arabes d’une part, et entre les gouvernements syrien et irakien d’autre part, ont largement participé à l’échec d’une véritable coopération tripartite. La Turquie a en effet conservé une position dominante pour la gestion des ressources en eau vis-à-vis de ses riverains, renforçant d’autant plus la dépendance de l’Irak.
La dépendance hydrique de l’Irak s’exprime finalement à trois niveaux : l’asymétrie dans la gestion des ressources favorisées et favorables à la Turquie ; l’échec des négociations régionales ; les difficultés de gestion hydrique interne.
La Turquie a joué un rôle déterminant dans la situation de dépendance hydrique que connaît l’Irak aujourd’hui. Pour autant, le pays n’est pas classé, toutes proportions gardées dans une région particulièrement aride comme le Moyen-Orient, comme un Etat en situation de crise hydrique. Les ressources en eau disponibles par personne et par an sont en effet estimées à 3000 m3 (2). Le pays devrait en effet disposer de ressources suffisantes pour satisfaire les besoins de sa population et de son économie.
L’Irak a par ailleurs été l’un des premiers pays de la région à aménager le Tigre et l’Euphrate. Dès les années 1920 en effet, des projets d’infrastructures hydrauliques sont lancés, et des lois de protection et d’exploitation des ressources en eau sont adoptées (3). Cependant, les années 1960 marquent un tournant pour la gestion du Tigre et de l’Euphrate. La Syrie et la Turquie débutent en effet la construction des premiers barrages hydroélectriques dans la région. Le gouvernement turc veut en effet pallier les besoins croissants en eau et en électricité du pays, qui connaît une forte croissance démographique, couplée d’une importante phase d’urbanisation. Peu à peu, l’Irak voit ses ressources disponibles en eau s’amenuiser.
La tendance se confirme définitivement à partir des années 1980, avec le lancement par la Turquie du GAP (pour « Güneydo ?u Anadolu Projesi », soit « Projet d’Anatolie du Sud-Est »). Il consiste en la construction de 22 barrages et de 19 centrales hydroélectriques sur le Tigre et l’Euphrate. Ce projet a des objectifs tant économiques que politiques. D’une part, il s’agit pour Ankara de développer la région du sud-est, en accroissant sa production agricole, destinée à la consommation nationale mais aussi à l’exportation. Parallèlement aux projets hydrauliques, un aéroport a été construit, et les ports de la région se sont modernisés. D’autre part, il s’agit pour le gouvernement turc de limiter les tensions sociales et les revendications séparatistes. La région est en effet essentiellement peuplée de Kurdes, et le chômage y est particulièrement élevé comparé au reste du pays. Ce projet doit donc permettre à Ankara de renforcer sa présence et son contrôle sur le territoire. Cependant, les résultats économiques ne sont pas aussi satisfaisants qu’escomptés, et les tensions sociales existent encore, voire se sont exacerbées : le projet a en effet causé le déplacement de plus de 200 000 personnes, et l’inondation de 400 villages. Aujourd’hui, la construction du barrage Ilisu risque de provoquer l’immersion de la ville d’Hasankeyf, sans pour autant bénéficier à la population locale.
Pour la Syrie et l’Irak, les conséquences de ce projet d’envergure ne sont pas moindres. Si le GAP est mené à son terme (initialement prévu en 2010, aujourd’hui seuls 17% des projets ont été achevés (4)) les débits de l’Euphrate et du Tigre devraient être réduits respectivement de 70% et de 50% (5). Un scénario qui, dès le lancement du projet, veut être évité par la Syrie et l’Irak. Les deux pays riverains ont donc tenté de négocier une nouvelle répartition des eaux du Tigre et de l’Euphrate, afin de conserver une certaine indépendance hydrique. Entre 1982 et 1992, plus de 16 sessions bipartites et tripartites sont tenues (6). Cependant, ces négociations se heurtent souvent aux revendications turques de souveraineté absolue sur les eaux de la région, empêchant tout accord de répartition équitable.
Si la situation géographique de l’Irak, en aval des deux fleuves, ne lui est pas favorable, la politique de coopération turque a également participé à la situation de dépendance dans laquelle se trouve le pays. Alors que les deux fleuves traversent les frontières, la gestion de l’eau relève essentiellement, en Turquie comme en Irak et en Syrie, de décisions unilatérales. Il n’existe aujourd’hui pas d’accords ou de conventions tripartites ayant permis une gestion équitable et régulée du Tigre et de l’Euphrate, malgré de nombreuses tentatives. L’échec de ces négociations s’explique par un positionnement politique et juridique opposé. La Turquie a en effet adopté la théorie du bassin intégré (7), selon laquelle les deux fleuves font partie du même ensemble hydrique. Cette théorie lui confère donc un contrôle unilatéral du Tigre et de l’Euphrate. De plus, elle ne reconnaît qu’un caractère transfrontalier et non international aux deux fleuves, à l’inverse de ses deux voisins. De ce fait, toutes les négociations ont été tributaires de cette absence de définition commune du statut des deux fleuves.
Ainsi, en 1980, alors que débute le GAP, un comité technique pour les eaux régionales (Joint Technical Committee on Regional Waters) est créé par l’Irak et la Turquie, rejoints en 1983 par la Syrie. Il réunit des experts des trois Etats et doit œuvrer à une gestion internationale des fleuves. Cependant, aucune décision commune et contraignante n’est prise, car les plans proposés par la Turquie ne sont pas considérés comme justes par ses deux voisins. Dès lors, l’essentiel des accords sont bilatéraux, et passés au gré des évolutions politiques. En 1987, la Syrie utilise ainsi comme moyen de pression son soutien au Parti des travailleurs kurdes (PKK), poussant la Turquie à lui garantir l’approvisionnement de 15,75 m3 d’eau par an. Mais cet accord n’est que peu respecté par la Turquie.
Depuis les années 2000, la Turquie développe néanmoins une politique davantage coopérative. En 2001, un communiqué conjoint est signé par les gouvernements turc et syrien, visant à la mise en place de projets de gestion commune et l’échange de technologies (8). A également été créé en 2008 l’Institut de l’Eau, réunissant les trois Etats riverains. Cependant, malgré cette évolution, la Turquie conserve un contrôle quasi-unilatéral sur les deux fleuves. Cette stratégie fait écho à la position « hydro-hégémonique » (9) de la Turquie : alors qu’elle a garanti son contrôle par les grands projets sur les eaux régionales depuis les années 1980, elle peut désormais adopter une position davantage coopérative tout en conservant l’ascendant lors des négociations. De ce fait, le pouvoir de négociation de l’Irak est faible comparé à son voisin turc, confirmant sa dépendance hydrique. Cette asymétrie met l’Irak dans une situation de stress hydrique, d’autant que la gestion interne de l’eau connaît des difficultés.
La dépendance vis-à-vis de la Turquie a réduit la marge de manœuvre de l’Irak dans la régulation de l’utilisation des ressources et des moyens mis en œuvre par les autorités nationales depuis les années 1980. Alors qu’il s’agit d’une région agricole très productive (connue pour l’exploitation des dattes notamment), le sud-est de l’Irak en particulier a souffert de ce manque d’aménagements hydrauliques. Lors de la Guerre du Golfe, les infrastructures ont été endommagées et sont peu entretenues depuis. Les années d’embargo qui ont suivi ont participé à cette absence de modernisation. Suite aux soulèvements chiites de 1992, la région des « Arabes des marais » a même subi une sécheresse volontaire, lorsque Saddam Hussein a décidé de couper les approvisionnements en eau de la région et d’assécher les marais (10). Alors que des projets de réaménagements des fleuves sont lancées en 2004 avec le soutien des Nations unies, la région connaît une sécheresse extrême entre 2007 et 2009. Cet épisode provoque une chute de la production agricole, d’importants problèmes sanitaires et un exode rural massif. Les autorités sont alors contraintes de demander à la Turquie d’augmenter le débit de l’Euphrate. Depuis, si la région a été peu à peu réhabilitée, elle souffre de l’abandon des projets hydrauliques (11) et de la mainmise de l’Etat islamique (EI) sur les principales infrastructures. Ainsi, cette crise hydrique révèle à la fois la dépendance de l’Irak vis-à-vis de la Turquie, et l’absence d’une véritable politique d’aménagement hydraulique par les gouvernements irakiens successifs.
En outre, la dépendance de l’Irak vis-à-vis de la Turquie a eu des impacts environnementaux importants. Si le GAP visait essentiellement à la construction d’infrastructures hydrauliques, il a également impulsé l’intensification de l’agriculture en Anatolie du sud-est. A partir du début des années 1990, l’utilisation massive d’engrais et de pesticides s’est ainsi imposée dans les exploitations à vocation commerciale (12), polluant les eaux du Tigre et de l’Euphrate destinées à être utilisées par les populations irakiennes du nord. Les projets d’assainissement de l’eau (interdiction de certains pesticides, développement de l’agriculture biologique) annoncés depuis les années 2000 par le gouvernement turc n’ont été que peu mis en œuvre, ou sont appliqués à une minorité des exploitations agricoles (13).
La mainmise progressive de la Turquie sur les ressources en eau de la région, l’absence d’une gouvernance de l’eau par l’Etat irakien et les évolutions climatiques dans la région font peser un risque de stress hydrique dans le pays. Alors que les exportations agricoles ont un poids important pour l’économie irakienne, le manque d’approvisionnement en eau pourrait avoir des conséquences sociales et politiques majeures, en ce qu’elles alimentent les frustrations des populations.
Aujourd’hui, le contrôle par l’Etat islamique (EI) des infrastructures hydrauliques stratégiques exacerbe cette nouvelle crise de l’eau irakienne. La répartition des ressources hydriques est devenue d’autant plus inégalitaire au sein du pays, et face à l’instabilité politique et l’absence d’interlocuteurs, la Turquie peut maintenir sa position dominante en matière de gestion de l’eau dans la région.
Lire les parties suivantes :
partie 2 ; partie 3
Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– La question de l’eau dans les relations israélo-palestiniennes : un conflit insoluble ?
– Eau et conflits dans le bassin du Jourdain
– L’eau au Moyen-Orient
– L’eau, cause ou prétexte pour les conflits ? L’exemple du Tigre et de l’Euphrate
– La maîtrise de l’eau, une clé de la guerre menée par l’Etat islamique
– Note de lecture sur « La gouvernance des services de l’eau en Tunisie, surmonter les défis de la participation du secteur privé », rapport publié par l’OCDE
– Le Nil, axe de développement économique et de tensions géopolitiques
Bibliographie :
AYEB, Habib, L’eau au Proche-Orient – La guerre n’aura pas lieu, Karthala-CEDEJ, Economie et Développement, juin 1998.
BLANC Pierre, « Proche-Orient : géopolitique des dynamiques agraires », Hérodote 2015/1 (n° 156), p. 9-28.
BLANC Pierre, Le Proche-Orient : le pouvoir la terre et l’eau, Presse de Sciences Po, 2012.
DAOUDY Marwa, « Une négociation en eaux troubles ou comment obtenir un accord en situation d’asymétrie », Négociations 2006/2 (no 6), p. 65-81.
GALLAND Franck, L’Eau – Géopolitique, enjeux, stratégies, CNRS Editions, Paris, ?2008. ROLLAN Françoise, « Le Tigre et l’Euphrate », Confluences Méditerranée 2005/1 (N°52), ? p. 173-185.
MICHEL David, PANDYA Amit, HASNAIN Iqbal, STICKLOR Russell, Panuganti Sreya, « Water Challenges and Cooperative Response in the Middle East and North Africa », U.S.-Islamic World Forum Papers, Institut Brookings, novembre 2012.
Notes :
(1) « Making the most of Scarcity – Accountability for Better Water Management in the Middle East and North Africa », Mena Development Report, rapport de la Banque Mondiale, p. 146.
(2) A titre de comparaison, ce chiffre s’élève à 1 500 m3 pour la Syrie, et à 900 pour l’Egypte. Ibid.
(3) La première loi, relative au contrôle de l’irrigation et aux petits barrages, date de 1923. Voir Aysegul Kibaroglu, Adele Kirschner, Sigrid Mehring, Rüdiger Wolfrum, Water Law and Cooperation in the Euphrates-Tigris Region, Martinus Nijhoff Publishers, 22 août 2013.
(4) Sharma Suraj, « Analysis : Turkey’s forgotten economic project », The Middle East Eye, 22 octobre 2015. Disponible à l’adresse : http://www.middleeasteye.net/news/analysis-turkey-s-forgotten-peace-project-failure-or-cause-hope-766959310
(5) Daoudy Marwa, « Une négociation en eaux troubles ou comment obtenir un accord en situation d’asymétrie. », Négociations 2/2006 (no 6), p. 70.
(6) Ibid.
(7) Une théorie qui a pu être reprise par les puissances hydrauliques de la région, notamment Israël. Voir « L’eau et le droit : quel cadre juridique pour une gestion commune et équitable des eaux du bassin jordanien ? » Irenees.net. Disponible à l’adresse : http://www.irenees.net/bdf_fiche-analyse-20_fr.html
(8) « Turkey » FAO AQUASTAT website. Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO), disponible à l’adresse suivante : http://www.fao.org/nr/water/aquastat/countries_regions/Profile_segments/TUR-IntIss_eng.stm
(9) « Les puissances hydro-hégémoniques sont des États qui possèdent suffisamment de pouvoir au sein d’un bassin versant pour assurer la direction du contrôle des ressources en eau et agir vis-à-vis des autres pays riverains de la région ». Voir Mark ZEITOUN, Jeroen WARNER, « Hydro-Hegemony, a framework for analysis of trans-boundary water conflicts », Water Policy n°8, 2006.
(10) GANGRENAU Philippe, « Irak : le monde perdu des Arabes des marais », Libération.fr, 3 mai 2003. Disponible à l’adresse : http://www.liberation.fr/planete/2003/05/03/irak-le-monde-perdu-des-arabes-des-marais_432613
(11) HOFSTEIN Cyril, « Irak : à la découverte du peuple des marais », Le Figaro, 22 novembre 2013.
(12) « Examens environnementaux de l’OCDE Examens environnementaux de l’OCDE : Turquie 2008 », OECD Publishings, 2008, p. 84.
(13) L’agriculture biologique ne représente que 0,5% de la superficie agricole totale. Ibid.
Jean-Baptiste d’Isidoro
Jean-Baptiste d’Isidoro effectue un Master 2 de Géopolitique à l’Université de Paris 1 et à l’Ecole Normale Supérieure. Ayant en particulier travaillé sur l’évolution de la stratégie hydraulique d’Israël depuis 1948, ses travaux de recherche portent sur les enjeux environnementaux et énergétiques.
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