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Avec les événements de Paris du vendredi 13 novembre, l’organisation Etat islamique est placée au centre de toutes les discussions politiques et diplomatiques. L’un des enjeux est de définir ce qu’est cette organisation, et s’il est légitime ou non d’utiliser le terme « d’Etat ». En réalité, en Syrie comme en Irak, l’EI tente bien de s’imposer comme un Etat dirigiste, en imposant la loi islamique et un régime discriminatoire sous des formes de violence extrême. L’un des objectifs pour ses dirigeants est notamment de se substituer aux gouvernements irakien et syrien, en assurant les services publics de base auprès de la population. Une dimension de cette stratégie politique menée par l’EI est notamment l’approvisionnement en eau : dans une région aride où les ressources en eau sont mal réparties, assurer ce service peut être considéré comme une première étape de légitimation. La gestion de l’eau serait ainsi un outil de gouvernance.
Pour l’Etat islamique, il a donc s’agit de contrôler les points stratégiques pour gérer l’eau de la région. Ainsi, en contrôlant des ressources vitales, il marque son assise sur le territoire. Mais au delà d’une simple utilisation politique, l’EI fait également de l’eau une nouvelle arme contre les populations de la région, et contre l’armée irakienne. Finalement, à travers ce double usage de l’eau, l’EI se pose comme une nouvelle menace pour la sécurité hydrique de l’Irak et de la région.
Pour comprendre l’importance de la conquête de l’eau pour l’EI, il faut avant tout s’interroger sur sa stratégie territoriale. A l’inverse d’autres groupes terroristes islamistes, en particulier al-Qaïda, l’EI a toujours affirmé sa volonté de marquer sa présence sur un territoire (1), comme en témoigne son slogan « rester et s’étendre ». Même si il s’exporte à l’international, et les derniers événements de Paris en sont l’expression flagrante, l’organisation djihadiste souhaite avant tout conquérir un territoire et construire un Etat.
L’EI mise ainsi sur la conquête territoriale permanente, qu’il utilise comme outil de légitimation tant auprès de ses membres qu’auprès des populations locales. La dynamique offensive est centrale, voire vitale pour l’EI. Dès qu’il essuie une défaite, il démultiplie ses moyens pour conquérir de nouveaux territoires (2). Finalement, on retrouve ici une idéologie propre à des formes impérialistes de pouvoir : conquérir pour se légitimer.
Pour poursuivre son second objectif de construction étatique, l’EI a établi son propre appareil bureaucratique, en recrutant notamment d’anciens officiers ou hauts fonctionnaires de l’ancien gouvernement de Saddam Hussein (3). Un tel degré de professionnalisation dans son organisation laisse donc suggérer que l’EI développe bien une forme embryonnaire d’Etat. Différents organes sont ainsi apparus depuis 2013 : l’administration islamique, l’administration de l’éducation, ou encore une administration islamique pour les services civiques, notamment en charge de l’entretien et de la construction des infrastructures hydrauliques.
Cette gestion de territoire suppose d’importants moyens financiers. Outre un financement de certains Etats de la région, l’EI tire ses revenus de la banque de Mossoul, qu’elle contrôle depuis le mois de juin 2014, de l’extorsion (taxes, droits de douanes) (4), des rançons, mais surtout de son assise sur les ressources naturelles de la région, et en particulier les hydrocarbures. C’est d’ailleurs grâce à cet argent que l’EI peut gérer le territoire et la population : il répare les voieries, construit des hôtels, verse des salaires et enfin, garantit ou non l’approvisionnement en eau des villes contrôlées (5).
L’EI, à travers sa structuration politique progressive, tente donc bien de s’établir comme un Etat gestionnaire du territoire qu’il couvre. Or, le contrôle des ressources en eau recouvre bien les deux objectifs de Daech : à la fois conquérir des lieux stratégiques, et asseoir sa légitimité en fournissant des services à la population.
Si l’on reprend la chronologie des conquêtes territoriales effectuées par Daech, il y a bien une stratégie de contrôler les villes principales de l’Irak, et notamment Mossoul, véritable capitale économique du pays. Mais un autre enjeu semble transparaître dans les progressions territoriales observées depuis désormais plus d’un an : le contrôle des lieux hydrauliques stratégiques. Ainsi, les nombreux barrages de l’Euphrate et du Tigre sont rapidement tombés sous contrôle de l’organisation djihadiste. En contrôlant les installations hydrauliques de Mossoul et de Tikrit sur le Tigre d’une part, et de Faloudja, de Haditha, puis depuis le 17 mai 2015 de Ramadi, sur l’Euphrate d’autre part, Daech assure sa mainmise sur la gestion de l’eau en Irak et en Syrie. En particulier, la perte du barrage de Ramadi, qui alimente directement la ville de Bagdad, a été un échec tant symbolique que stratégique pour l’armée irakienne régulière. La présence du barrage est d’ailleurs l’un des éléments explicatifs de la contre-offensive lancée par les forces de l’armée irakienne (6) et de la multiplication des frappes aériennes de la coalition depuis plusieurs semaines.
L’EI, en contrôlant ses barrages, devient ainsi l’un des premiers fournisseurs en eau de l’Irak. De la même manière qu’il a structuré et professionnalisé son Etat-Major et son administration, il a placé à la direction de ses barrages des ingénieurs hydrauliques, ralliés à la cause djihadiste. L’objectif est alors double : approvisionner en eau les populations vivant sur le territoire qu’il contrôle afin de légitimer sa position d’Etat embryonnaire, et alimenter la dépendance hydrique du reste de l’Irak.
Pour le gouvernement irakien, qui faisait déjà face à d’importants problèmes de gestion de l’eau depuis les années 2000, les conquêtes de l’EI représentent une nouvelle menace à sa sécurité hydrique. Ce dernier est en effet directement concurrencé pour gérer des ressources en eau déjà rares et mal réparties dans la région. Les exploitations agricoles du sud de l’Irak, encore sous contrôle du gouvernement et à majorité chiite, dépendent malgré tout de ces mêmes barrages sous contrôles des forces de Daesh.
Ainsi, de nombreuses opérations militaires ont visé directement la reprise de ces infrastructures. L’exemple du barrage de Mossoul est intéressant d’un point de vue stratégique, puisque, si la ville est majoritairement contrôlée par les forces de Daech, le barrage quant à lui est retombé sous l’autorité de l’armée régulière irakien depuis le 18 août 2014, appuyée par les forces kurdes et les frappes américaines. Ce barrage, dont la construction avait été lancée par Saddam Hussein dans les années 1980, est le quatrième plus grand du Moyen-Orient. Il est une source d’approvisionnement électrique et hydrique majeure pour tout le nord du pays, tant pour la consommation civile qu’agricole (7). A l’époque, Barack Obama avait lui-même rappelé la sensibilité du site, en particulier pour les troupes américaines encore sur place. La gestion des infrastructures hydrauliques est donc bien devenue un enjeu central tant pour les forces de l’EI que pour la coalition.
Mais la menace qui pèse sur le gouvernement irakien et sur la population n’est pas tant le contrôle des infrastructures en lui-même, mais l’usage de l’eau par les djihadistes. En effet, depuis 2014, de nombreux épisodes témoignent d’une utilisation stratégique, voire offensive, des ressources hydriques de l’Irak, accentuant d’autant plus sa vulnérabilité.
L’EI, depuis sa conquête des principaux barrages, a de fait utilisé les ressources en eau du Tigre et de l’Euphrate à des fins stratégiques. Afin de faciliter les mouvements de ses troupes, l’EI avait ainsi volontairement diminué le niveau des eaux des fleuves via le barrage de Ramadi. Un usage plus offensif fut également l’augmentation du débit de l’eau : dans le nord du pays, les forces de Daech ont inondé certaines zones sous contrôle de l’armée irakienne, afin d’empêcher leur progression sur le terrain (8).
D’autres modes opératoires vont davantage viser la population civile. Ainsi, parallèlement à l’avantage stratégique qu’elle présente pour les forces de l’EI, la réduction du débit d’eau via le barrage de Ramadi en juin 2015 avait considérablement diminué l’approvisionnement en eau et en électricité, provoquant des coupures importantes dans tout le sud du pays. Or, l’économie et surtout l’alimentation de la population irakienne dépendent largement de sa production agricole domestique. Pour les dirigeants de la province d’al-Anbar, ces utilisations ont des conséquences majeures sur une population qui se trouvait déjà dans une situation de carences hydriques critiques (9). Lorsque le barrage de Mossoul était tombé sous contrôle de Daech, des fermes proches appartenant au gouvernement avaient par ailleurs été inondées, forçant le départ de plus de 40 000 Irakiens (10). Mais un usage d’autant plus dangereux a également été observé : la pollution de l’eau, dont ont témoigné des civils irakiens dans le sud du pays. Cette pratique, volontaire ou non, mais qui est directement liée au contrôle par l’Etat islamique des barrages, a à la fois eu des impacts sur la qualité de la production agricole, et des conséquences sanitaires majeures, qui ne viennent qu’accentuer les prémices d’une crise humanitaire.
Ainsi, l’EI tente depuis sa création de s’établir comme un véritable Etat sur le territoire qu’il contrôle. Il a fait de l’eau un enjeu central dans sa stratégie politique et militaire. Si il veut assumer son rôle dans la gestion et l’approvisionnement en eau auprès des populations locales, il détourne largement ces ressources à des fins offensives, tant à l’encontre du gouvernement que des civils, largement dépendants des ressources en eau du Tigre et de l’Euphrate. Ainsi, c’est davantage par cette utilisation « violente » des ressources en eau que l’EI fait peser un poids supplémentaire sur la situation de pénurie hydrique que connaît l’Irak. Afin de garantir l’alimentation en eau du pays, un acteur majeur de la région, la Turquie, pourrait jouer un rôle déterminant dans la prévention d’une crise humanitaire.
Lire également :
Lire la partie 1
Lire la partie 3
Notes :
(1) « Islamic State Tries to Show It Can Govern in Iraq and Syria », The Wall Street Journal, 13 octobre 2015. Disponible à l’adresse suivante : http://www.wsj.com/articles/in-a-shift-islamic-state-tries-to-show-it-can-govern-1444779561
(2) Bannier Philippe, « Premier anniversaire du « califat » : état et perspectives de l’« État islamique ». », Confluences Méditerranée 3/2015 (N° 94) , p. 51. Disponible à l’adresse : www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2015-3-page-51.htm.
(3) Bannier Philippe, Op. Cit., p. 52.
(4) « Financing of the Terrorist Organisation Islamic State in Iraq and the Levant (ISIL) », rapport de la FATF, février 2015.
(5) « L’Etat islamique, un Etat à part entière ? (2/3) », Blog Le Monde, 4 mars 2015. Disponible à l’adresse : http://syrie.blog.lemonde.fr/2015/03/04/letat-islamique-un-etat-a-part-entiere-23/
(6) « L’Irak annonce une vaste offensive contre l’EI dans l’ouest du pays », LeMonde.fr, 26 mai 2015. Disponible à l’adresse : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/05/26/l-irak-annonce-une-vaste-offensive-contre-l-ei-dans-l-ouest-du-pays_4640728_3218.html.
(7) « Pourquoi le barrage de Mossoul est si important en Irak », LeMonde.fr, 18 août 2014. Disponible à l’adresse :
http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/08/19/pourquoi-le-barrage-de-mossoul-est-un-site-strategique-en-irak_4473290_3218.html#ofUMwh3h5SPWMJH4.99
(8) « L’eau, nouvelle arme de l’Etat Islamique », L’Obs, 3 juin 2015. Disponible à l’adresse suivante : http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/20150603.OBS0101/l-eau-nouvelle-arme-de-l-etat-islamique.html
(9) « Isis closes Ramadi dam gates, cutting off water to pro-government towns », The Guardian, 3 juin 2015. http://www.theguardian.com/world/2015/jun/03/isis-closes-ramadi-dam-gates-cutting-off-water-to-pro-government-towns
(10) « Amid Terror Attacks, Iraq Faces Water Crisis », The National Geographic, 5 novembre 2014. Disponible à l’adresse : http://news.nationalgeographic.com/news/2014/11/141104-iraq-water-crisis-turkey-iran-isis/
Jean-Baptiste d’Isidoro
Jean-Baptiste d’Isidoro effectue un Master 2 de Géopolitique à l’Université de Paris 1 et à l’Ecole Normale Supérieure. Ayant en particulier travaillé sur l’évolution de la stratégie hydraulique d’Israël depuis 1948, ses travaux de recherche portent sur les enjeux environnementaux et énergétiques.
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