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La crise de Khurma (janvier 1918-mai 1919) et la gestion par la Grande-Bretagne du conflit entre le Nedjd et le Hedjaz (2)

Par Yves Brillet
Publié le 11/01/2019 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Portrait non daté du roi Abdel Aziz ibn Séoud d’Arabie Saoudite, 1er souverain de la dynastie saoudienne.

AFP

Lire la partie 1

Philby : le Mémoire du 13 août et la défense de la position d’Ibn Saoud

Le 12 septembre 1918, Bagdad transmit à Londres un mémoire de Philby (reçu le 30 septembre) rédigé le 13 août. Dans ce mémoire, Philby se félicitait de ce que Londres avait mesuré la gravité de la situation et décidé de l’envoi d’un message impartial aux deux protagonistes les enjoignant de maintenir la paix et d’éviter les provocations. Philby indiquait qu’Ibn Saoud avait réagi sans équivoque et accepté de refreiner l’ardeur de ses partisans. Il ajoutait qu’il accepterait l’arbitrage du gouvernement britannique après un examen impartial des deux thèses en présence. Philby, faisant référence aux télégrammes du Caire des 3, 25, et 30 juillet 1918, contrastait cette décision de se soumettre à la sentence arbitrale avec l’attitude d’Hussein qui dans tous les domaines tenait les revendications de Riad pour illégitimes et infondées (1). S’appuyant sur le télégramme n°1128 du 24 juillet, il faisait remarquer que la conduite d’Ibn Saoud était conforme aux injonctions du gouvernement. Le télégramme n°6263 du 31 juillet indiquait qu’Ibn Saoud ne revendiquait pas Khurma seulement pour des raisons religieuses et territoriales mais aussi administratives et tribales. Il considérait que les opérations du Chérif étaient hostiles et agressives et insistait sur le fait que Riad acceptait la sentence arbitrale de Londres. Dans son mémoire, Philby rappelait que la population de Khurma étant d’obédience wahhabite, elle considérait l’émir de Riad comme son chef temporel et religieux (Imam) et qu’elle s’était alliée avec les Ikhwan pour se défendre contre les agressions d’Hussein. Il ajoutait que bien que le Haut-Commissariat au Caire insistait sur la proximité relative entre Khurma et Taif (80 milles), cela n’impliquait pas que l’oasis appartenait au Hedjaz. Philby faisait passer la frontière avec le Nedjd le long de la crête orientale du Shaib Sheba jusque Tarabah qui constituait aussi la limite reconnue entre les tribus Buqum et Subai, à 10 milles à l’ouest de Khurma qui se trouvait ainsi en territoire nedjdien. Philby indiquait qu’Ibn Saoud estimait avoir autorité sur les Subai, mais qu’il était prêt à renoncer à ses prétentions sur Khurma si la population se prononçait en faveur d’Hussein (2). Pour Riad, il était indispensable qu’Hussein soit en position d’apporter des preuves documentaires irréfutables concernant ses droits supposés sur Khurma. En dernier lieu, Ibn Saoud insistait sur son engagement à respecter les décisions arbitrales du gouvernement britannique (3).

Le numéro 114 de l’Arab Bulletin publié le 24 septembre 1918 prit note du mémoire de Philby, faisant cependant remarquer que la question essentielle concernait la suzeraineté sur la section orientale de la tribu des Subai et des Ateibah, dont la ‘capitale’ était effectivement Khurma, mais dont le territoire s’étendait jusqu’au Wadi Naim, situé à 120 milles plus à l’est. L’adjudication de Khurma au Chérif et l’extension de son autorité sur la tribu des Ateibah porterait la frontière entre le Nedjd et le Hedjaz sur le Jebel Tuwaiq. L’Arab Bulletin faisait remarquer que l’autorité d’Hussein sur les Ateibah avait été reconnue par Ibn Saoud et que le cheikh de la tribu, Khalid, avait été nommé gouverneur de Khurma par le Chérif. L’Arab Bureau indiquait qu’un rapport de Djeddah du 7 septembre 1918 rappelait que les sections des tribus des Ateibah, Subai et Buqum installées dans le district du Wadi Khurma, de Tarabah et de Ranyia étaient considérées comme des sujets d’Hussein depuis 15 ans (4). Il ajoutait cependant que ces informations étaient trop parcellaires et trop peu probantes pour emporter la décision (5).

Dans ce climat d’incertitude, le Résident politique dans le Golfe Persique transmit le 26 septembre au Government of India une lettre de Philby datée du 10 août, dans laquelle ce dernier revenait sur la question de la délimitation de la frontière entre le Nejd et le Hedjaz. Il insistait sur le fait que Le Caire devait faire admettre à Hussein qu’il devait s’abstenir de toute intervention dans des territoires qui ne se trouvaient pas sous son autorité incontestée. Il répétait qu’Ibn Saoud demandait que les limites du Nedjd et du Hedjaz soient précisément définies et garanties par la Grande-Bretagne, dans la mesures où seules des frontières mutuellement reconnues et respectées pouvaient permettre l’établissement d’une paix durable (6).

L’appréciation de l’India Office

Dans une note à l’attention de l’Eastern Committee, Shuckburgh, membre du British Colonial Service, résuma la position de l’India Office concernant la rivalité entre Hussein et Ibn Saoud. Après avoir passé en revue les différents aspects de la relation entre Riad et les autorités britanniques, il aborda le cas spécifique de Khurma en faisant remarquer qu’Hussein semblait s’inquiéter de l’expansion du wahhabisme, soulignant que cette crainte expliquait probablement son intervention dans l’oasis. Il faisait cependant remarquer que la situation semblait s’être calmée et que le Chérif, à la suite des représentations du gouvernement britannique, paraissait disposé à temporiser (7). Dans cette note, Shuckburgh mentionna la communication du 15 août 1918 qui indiquait à Ibn Saoud que la Grande-Bretagne userait de son influence pour faire respecter les termes du traité de 1915 garantissant le territoire du Nedjd contre une agression extérieure, mais qu’elle considérait qu’il lui était impossible de décider de cas spécifiques tant que les limites territoriales entre les deux territoires n’avaient pas été précisées selon les termes de l’accord de 1915. Le gouvernement britannique rappelait à Ibn Saoud qu’Hussein avait assuré que son action contre le cheikh rebelle Khalid n’était pas dirigée contre l’émir de Riad et qu’il n’entretenait aucune visée hostile à son encontre. Ce message soulignait qu’Hussein semblait souhaiter une réconciliation et que le gouvernement était disposé à proposer ses bons offices aux deux parties (8). La réaction d’Ibn Saoud citée par Shuckburgh indiquait qu’il désapprouvait l’autorisation donnée à Hussein d’attaquer Khurma, mais ne semblait pas défavorable à l’idée d’une rencontre avec son rival à condition que cela ne soit pas utilisé pour masquer une nouvelle opération contre Khurma. Ibn Saoud acceptait donc de rencontrer Hussein à la condition que le Chérif se déplace avec une force limitée et accompagné d’un officier britannique (9). A propos de ce projet d’entrevue, Shuckburgh faisait remarquer qu’Hussein en avait lui-même accepté le principe et qu’Ibn Saoud, malgré ses réticences, ne s’y montrait pas hostile. Il soulignait cependant que Philby considérait que l’opération pouvait facilement se solder par une aggravation des tensions et que Wingate estimait que cela ne serait d’aucune utilité. Selon Shuckburgh, l’alternative consistait à suivre les recommandations du Foreign Office d’organiser une rencontre entre un des fils du Cherif et un des frères d’Ibn Saoud. En dernier lieu, l’action de la Grande-Bretagne devait permettre de corriger les orientations divergentes du Caire et de Bagdad afin d’empêcher toute surenchère entre les deux rivaux. Shuckburgh estimait à propos de Khurma qu’il ne fallait pas s’attendre à une reprise des hostilités dans la mesure où Hussein et Ibn Saoud semblaient avoir compris les mises en garde du gouvernement britannique ; l’effet modérateur des victoires d’Allenby en Palestine et l’importance de la contribution des forces chérifiennes à l’effort de guerre devaient être utilisés pour renforcer l’idée de la supériorité du rôle joué par Hussein. Pour contraindre Riad à plus de modération, il était par contre nécessaire de donner à Ibn Saoud l’assurance que la Grande-Bretagne respecterait les termes du traité de 1915.

En résumé, Shuckburgh conseillait d’attendre avant d’organiser une rencontre entre les représentants d’Hussein et d’Ibn Saoud et proposait de remplacer Philby par un officier désigné par Wingate, afin de renforcer la cohérence de vue entre Londres, Le Caire et Bagdad (10). Wingate télégraphia au Foreign Office qu’Hussein ne se montrait pas très favorable à l’organisation d’une entrevue entre Abdallah et un émissaire de Riad mais acceptait le principe d’une rencontre hors de la présence d’un officier britannique. Wingate estima que rien de positif n’en sortirait et qu’il était nécessaire qu’Hussein ou son fils aient auparavant une discussion approfondie avec le Résident à Djeddah (11).

Les décisions de Londres et les réactions du Caire et de Bagdad

Le 27 septembre, le Foreign Office fit savoir à Wingate que le projet de rencontre entre les Chérifiens et Ibn Saoud était suspendu (12). Après la réunion de l’Eastern Committee, l’India Office communiqua au vice-roi la décision de relever Philby de ses fonctions et d’inviter, avec l’approbation du Foreign Office, Le Caire à procéder à la nomination d’un officier chargé de représenter les intérêts britanniques à Riad tout en étant directement subordonné au Commissariat civil à Bagdad (13). L’Eastern Committee, lors de sa réunion du 16 octobre, aborda de nouveau la question du conflit entre Ibn Saoud et Hussein pour le contrôle de Khurma. La minute préparatoire rédigée par Shuckburgh indiquait que pour l’India Office, Hussein et non Ibn Saoud semblait responsable des incidents entre les forces du Nedjd (les Ikhwan) et celles du Hedjaz (14).

De son côté, le Commissaire civil à Bagdad, A.T. Wilson avait pris connaissance du télégramme de Philby du 12 octobre concernant l’état d’esprit d’Ibn Saoud au sujet de la situation à Khurma et de ses relations avec Hussein, et dans lequel il insistait sur le fait qu’en l’absence d’un accord satisfaisant, l’émir wahhabite se sentirait libre de prendre des mesures appropriées contre le Chérif (15). A. T. Wilson exprimait son accord avec Philby concernant la possibilité d’un conflit ouvert avec Hussein tout en soulignant son apparente partialité en faveur d’Ibn Saoud ; il décida cependant de procéder à la livraison d’une partie des armes destinées à Riad et bloquées à Koweït afin d’apaiser les tensions entre les autorités britanniques et l’émirat du Nedjd (16). Il avait auparavant fait parvenir à Londres un message dans lequel il estimait que le temps était venu de faire comprendre à Ibn Saoud qu’il devait se soumettre aux injonctions du gouvernement britannique ou subir les conséquences d’un refus de coopérer. Il ajoutait qu’un officier devrait se rendre depuis Bagdad à Riad pour expliquer que le gouvernement ne pouvait fournir toutes les armes demandées, et qu’en raison de la chute de Damas, Ibn Saoud devait suspendre ses opérations militaires contre le Jebel Shammar ; Londres continuerait de lui verser 10.000 livres par mois jusqu’à la fin de la guerre à condition que Riad observe scrupuleusement les ordres du gouvernement (17).
Wingate avait la veille attiré l’attention du Foreign Office sur la gravité de la situation et sur le regain de tension entre Hussein et Ibn Saoud. Wingate était d’avis qu’en cas de conflit, la Grande-Bretagne devrait continuer de soutenir Hussein mais estimait cependant nécessaire d’avertir le Chérif que le déclenchement d’une guerre civile en Arabie aurait une incidence négative sur l’examen de ses prétentions lors de la conférence de la Paix qui suivrait la fin des hostilités (18).

Dans une minute datée du 21 octobre, Shuckburg prit acte du télégramme d’A.T. Wilson et souligna que les termes du message étaient conformes aux attentes du gouvernement. Les décisions de Londres seraient transmises par un officier choisi par Le Caire suivant la décision de l’Eastern Committee. Le Political Department de l’India Office approuvait le choix de Bagdad de dépêcher le colonel Leachman (19) auprès d’Ibn Saoud. Aux yeux de Shuckhburgh, Leachman avait l’avantage de ne pas appartenir au service politique du Governement of India et de permettre ainsi de rompre avec l’approche traditionnelle des affaires du Nedjd. Riad devait en outre être averti que l’article 2 du traité de 1915 ne s’appliquait pas en cas d’agression par un autre potentat arabe. Pour ce qui concernait Hussein, Shuckburgh considérait qu’il était avéré qu’il était l’agresseur dans les derniers développements de l’affaire de Khurma. Il ajoutait que les obligations de la Grande-Bretagne envers le Chérif avaient des limites et que ce dernier était encore plus redevable envers le gouvernement britannique. Le Political Department approuvait la teneur du télégramme de Wingate et insistait pour que l’on rappelle à Hussein que la Grande-Bretagne était tenue par le traité de 1915 de défendre les intérêts d’Ibn Saoud (20). Selon Shuckburgh, la victoire remportée sur les Turcs confortait l’autorité d’Ibn Saoud sur la province de Hasa et sur la zone côtière au sud du Koweït. Les relations entre le Hedjaz et le Nedjd devraient faire l’objet d’un règlement négocié après la fin des hostilités ; dans l’immédiat, il était nécessaire d’empêcher toute opération agressive des deux côtés (21).

Le même jour, Wingate avait télégraphié son accord avec les dispositions suggérées par le Commissariat civil à Bagdad, soulignant cependant que les autorités militaires devaient insister sur le fait que la question de la délimitation de la frontière entre le Nedjd et le Hedjaz incombait aux seuls intéressés et que si elle était disposée à proposer ses bons offices, la Grande-Bretagne devait veiller à ne pas se laisser impliquer dans les affaires intérieures de l’Arabie. Il ajoutait qu’il devait être clair, qu’en raison de la situation géographique de Khurma, la Grande-Bretagne ne chercherait pas à dissuader Hussein d’y restaurer l’ordre tout en exigeant qu’il n’avance pas plus à l’est, sans préjuger des mérites respectifs des deux parties (22). La Résidence britannique au Caire fit savoir le 5 novembre au Foreign Office qu’Hussein avait été informé des résolutions concernant Riad. Le message indiquait qu’Ibn Saoud avait été mis en garde contre toute action en dehors du Nedjd et que le gouvernement avait refusé de lui fournir des armes supplémentaires. Hussein était informé que Londres insistait pour que l’émir wahhabite suspende toutes les opérations militaires en cours. En second lieu, la communication rappelait à Hussein les obligations de Londres au titre du traité de 1915 et insistait pour qu’il s’abstienne de toute initiative concernant Khurma (23).

Notes :
(1) Memorandum by Mr Philby, Baghdad 12th Sept. 1918.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Pour une vue d’ensemble sur ces tribus, on peut consulter Arabian Personalities of the Early Twentieth Century, with an Introduction by Robin Bidwell, first published 1917, Arabia Past and Present, vol. 19, The Oleander Press, 1986, pp.362.
(5) Arab Bulletin n° 114, 24th Sept. 1918, File 756/197, pt1-2, Arab Bulletins n° 66-114, IOR/L/PS/10/658.
(6) From Political Resident in the Persian Gulf to the Foreign Secretary in the Foreign and Political Department, n° 8060, 26th Sept. 1918.
(7) Relations with Ibn Saud. September 1918, Note by Political Department, India Office, IOR/L/PS/18/B288.
(8) Ibid., Appendix I.
(9) Ibid.
(10) Ibid.
(11) High Commissioner, Cairo, to Foreign Office n°1405, 23rd Sept.1918, File 2182/1918/8.
(12) Cypher Telegram to Sir R Wingate n°1163, Foreign Office, Sept. 27th 1918.
(13) Secretary of State to Viceroy, 1st Oct. 1918. Cypher Telegram to Sir R Wingate n°1227, Foreign Office, 9th Oct. 1918.
(14) Minute Paper, Bin Saud’s Affairs, John Evelyn Shuckburgh, 16th Oct. 1918.
(15) Telegram from Political, Baghdad dated 16th October 1918, received 17th Oct. 1918 n°9769. Following from Philby dated 12th October.
(16) Telegram from Political, Baghdad n°8771, dated 16th Oct. 1918.
(17) Telegram from Political, Baghdad n°8789, dated 16th Oct. 1918.
(18) Sir R. Wingate, Ramleh n° 1520, 15th Oct. 1918.
(19) Voir H.V.F. Winstone, Leachman O.C. Desert, The Life of Lieutenant-Colonel Gerard Leachman D.S.O., London 1982, pp.246.
(20) India Office to Viceroy, 28th Oct. 1918. Telegram to Sir R. Wingate n° 1295, Foreign Office, Oct. 29th 1918.
(21) Minute Paper, John E. Shuckburgh, 21st Oct. 1918.
(22) CAB/24/145, Eastern Report n° XC I, 24th Oct. 1918. File 2182/1913/8, Telegram from Wingate n°1560, Oct. 24th 1918.
(23) The Residency, Cairo, Nov. 4th 1918. From His Excellency the High Commissioner to His Highness King Hussein ; Forwarded 5th Nov. Wingate to Balfour.

Publié le 11/01/2019


Yves Brillet est ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure de Saint Cloud, agrégé d’Anglais et docteur en études anglophones. Sa thèse, sous la direction de Jean- François Gournay (Lille 3), a porté sur L’élaboration de la politique étrangère britannique au Proche et Moyen-Orient à la fin du XIX siècle et au début du XXème.
Il a obtenu la qualification aux fonctions de Maître de Conférence, CNU 11 section, a été membre du Jury du CAPES d’anglais (2004-2007). Il enseigne l’anglais dans les classes post-bac du Lycée Blaringhem à Béthune.


 


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