Appel aux dons mercredi 27 mars 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/3317



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

jeudi 28 mars 2024
inscription nl


Accueil / Repères historiques / Analyses historiques

La communauté alévie de Turquie : politisation et redéfinition de ses revendications, 1923-2020 (3/4). L’extrême-gauche et la communauté alévie : radicalisation et exclusion des « Alévis rouges »

Par Emile Bouvier
Publié le 07/01/2021 • modifié le 12/01/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

An Alevi woman prays in the women’s part of the mosque in Hacibektash, 15 August 2005.

AFP PHOTO / TARIK TINAZAY

Lire les parties 1 et 2

A. Les raisons de l’engagement révolutionnaire

Après le coup d’Etat de 1960 contre le Premier ministre turc Adnan Menderes, une junte militaire s’est établie à la tête du pouvoir en Turquie. Ce moment coïncide - ou plutôt concorde - avec la création et la structuration de plusieurs mouvements radicaux de gauche, portant une idéologie articulant le marxisme révolutionnaire et une rhétorique tiers-mondiste. Affirmant que la Turquie était tombée sous la coupe des Etats-Unis, l’un de leur leitmotiv consistait en la lutte pour une « Turquie réellement indépendante », un slogan encore utilisé aujourd’hui. Dans les années 1970, plusieurs scissions se produiront et une part significative de ces mouvements et de leurs activistes en viendront à la conclusion que l’accession au pouvoir ne peut être réalisée qu’à travers l’usage de la force. Ainsi, plusieurs organisations armées verront le jour et s’inspireront des groupes armés non-étatiques en Amérique du sud, pratiquant, à leur instar, une véritable guérilla contre les forces de sécurité turques [1].

Durant cette période, ces mouvements n’ont accueilli que peu de revendications identitaires au sein de leur idéologie, mais plutôt une gamme de revendications englobées dans une idéologie universelle. Sans surprise, ces mouvements révolutionnaires ont ainsi attiré à eux des parts notables des peuples qui se considéraient opprimés en Turquie, comme les Kurdes ou les Alévis - les deux principales minorités identitaires en Turquie. En conséquence, pendant la guerre civile des années 1970 entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite, de nombreuses organisations armées révolutionnaires ont été qualifiées de « séparatistes kurdes » [2].

De fait, selon les affirmations officielles de ces organisations, ces dernières portaient un certain idéal d’universalité ouvrant la porte à la coexistence de toutes les minorités. A cet égard, la déclaration de Denis Gezmi est éloquente : l’intéressé était alors le leader du THKO, l’un des groupes armés révolutionnaires, et s’est avéré l’une des figures les plus symboliques de l’extrême-gauche turque, encore très influente aujourd’hui [3]. Avant d’être exécuté, les derniers mots de Deniz Gezmiş furent « Vive le marxisme-léninisme ! Vive la lutte pour l’indépendance des Turcs et des Kurdes ! Vive les travailleurs ! Et au diable l’impérialisme ! » [4]. Une telle profession de foi a trouvé un écho certain auprès des populations alévies pour les raisons suivantes :

 le marxisme fournissait une solution à l’exclusion sociale et économique
 la solidarité turco-kurde était d’autant plus parlante pour les Alévis que ces dernières s’avéraient à la fois turcophones et kurdophones
 l’anti-impérialisme, dans le contexte turc et de la Guerre froide, doit être compris comme visant à mettre fin à l’influence occidentale qui, aux yeux des révolutionnaires, soutenait le « régime oppresseur » en Turquie au nom de la politique de « containment » américaine alors en vigueur contre le communisme.

Ainsi, bien que l’on puisse supposer que les Alévis et les Kurdes étaient proportionnellement plus impliqués au sein des mouvements révolutionnaires, l’élément nationaliste ne faisait alors pas partie du discours ambiant ; il le sera davantage à partir des années 1980. Cependant, après le coup d’Etat de 1980, les forces révolutionnaires en Turquie ont été décimées et ont laissé suffisamment de place au nationalisme kurde pour qu’il s’émancipe des mouvements révolutionnaires universalistes [5]. De fait, dans les années 1980, le nouveau mouvement kurde incarné par le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK)acquerra rapidement le monopole politico-militaire des révolutionnaires kurdes, plaçant leur revendication d’indépendance au centre de ses objectifs.

En conséquence, les mouvements révolutionnaires classiques ont eu tendance à se montrer nettement plus populaires parmi les Alévis et, partant, l’alévisme a été progressivement assimilé à la gauche de manière générale [6]. Cette affirmation a été portée tant par les militants de gauche que les activistes d’extrême-droite qui étaient eux-mêmes porteurs de la vision conservatrice sunnite. Ainsi, l’opposition entre la gauche et la droite s’est progressivement superposée à la division sunnites-Alévis [7]. Comme évoqué précédemment, les massacres de Maraş, Çorum et Sivas ont été les lieux d’agressions, voire de massacres, d’Alévis de gauche attaqués par des militants d’extrême-droite sunnites. Ainsi, à partir des années 1980, les organisations révolutionnaires (THKP-C/DHKP-C notamment) revendiquant l’héritage des mouvements universalistes (à l’instar du THKO) se sont transformées en milices d’auto-défense.

Le soulèvement du quartier de Gaziosmanpaşa (plus souvent appelé « Gazi ») à Istanbul, en 1995, tend à confirmer cette théorie. Le 12 mars 1995, plusieurs cafés connus pour être des lieux de rassemblement des activistes de gauche à Gazi sont mitraillés - officiellement par des militants d’extrême-droite -, tuant un clerc alévi (un « dede » selon la terminologie alévie) [8]. Cet événement déclenche aussitôt une mobilisation massive au sein des organisations de gauche et parmi les Alévis, qui débouchera en émeutes contre la police durant plusieurs jours. La commémoration de ces événements montre combien les émeutes de Gazai ont été appropriées par les mouvements d’extrême-gauche, qui utilisent cette iconographie pour mobiliser la mémoire des victimes et « marquer leur territoire » symbolique et idéologique [9].

Concernant le quartier de Gazi et « l’alévisation du DHKP-C », il est à noter que, fait symbolique et certainement pas anodin, Dursun Karatas, l’un des leaders historiques du THKP-C/DHKP-C jusqu’à son arrestation en 1994, est maintenant enterré au cimetière alévi de Gazi [10]. Enfin, au début des années 2000, un mouvement massif de grève de la faim a été initié par des activistes de gauche détenus dans les prisons turques. La chercheuse française Elise Massicard a étudié le milieu social des grévistes et conclu que « la grande majorité a connu l’extrême gauche au début des années quatre-vingt-dix. Enfin, une proportion importante des grévistes appartient à la minorité religieuse alévie […] parmi laquelle on compte 50 morts, dont plus de la moitié affiliée au DHKP-C, et presque un cinquième de proches de détenus » [11].

Ainsi, des organisations comme le THKP-C ou le DHKP-C ont été « alévisées » et articulent maintenant l’héritage des idées révolutionnaires universelles concomitamment aux revendications identitaires spécifiquement alévies.

B. Les revendications culturelles et identitaires grandissantes des Alévis au sein du DHKP-C

Comme exposé précédemment, le DHKP-C se transforme en mouvement alévi, bien qu’il revendique toujours une idéologie universaliste. La propagande du mouvement est ainsi intéressante à analyser afin d’observer la mobilisation grandissante de références alévies et donc, d’identitarisme.

Formé après le coup d’Etat de 1980, le groupe de musique folklorique turc Grup Yorum peut être qualifié de fenêtre culturelle du DHKP-C. En effet, le groupe utilise des références communes [12] :
 la même iconographie : des portraits de leaders historiques du DHKP-C et de leurs prédécesseurs (Deniz Gezmiş, Mahir Çayan, Dursun Karataş) et l’utilisation de symboles similaires, de couleurs et de drapeaux
 les mêmes slogans : « nous avons raisons, nous prévaudrons ! » (“Haklıyız Kazanacağız !”), reprise de nombreuses chansons antifascistes et de slogans hérités des affrontements avec l’extrême-droite [13] ; les concerts sont appelés suivant des éléments de langage du DHKP-C (par exemple : « Concert pour une Turquie vraiment indépendante », dont la formulation est un hommage aux derniers mots de Deniz Gezmiş)
 la même façon de vêtir leurs membres : les membres du groupe portent souvent des uniformes paramilitaires kakis, tandis que le service d’ordre porte un béret avec une étoile rouge et un brassard ou une écharpe rouge, à l’instar des tenues traditionnelles des membres du DHKP-C.

Par ailleurs, le groupe de musique est très souvent ciblé par des opérations de police dans le cadre d’opérations menées contre le DHKP-C [14]. Grup Yorum apparaît de fait comme une expression culturelle du DHKP-C : en effet, le groupe plaide parfois en faveur des actions du DHKP-C. Il est donc intéressant de noter combien les chansons de Grup Yorum contribuent à fournir une certaine vision de l’histoire, en « alévisant » certains événements et en en « gauchissant » d’autres. Par exemple, « Cemo », l’une des chansons les plus célèbres du groupe commémore la mémoire d’un insurgé ayant combattu à Dersim contre l’Etat turc dans les années 1930, pendant le soulèvement kurdo-alévi [15]. La chanson dépeint le dénommé Cem portant un « béret étoilé » alors même que les insurgés de 1937 n’étaient pas motivés par des idéaux communistes ni ne portaient, encore moins, de béret guévariste.

De plus, le groupe glorifie une certaine vision de l’Anatolie rurale et mélange des rythmes anatoliens traditionnels avec des références révolutionnaires. Il s’approprie de célèbres artistes de la gauche turque, à l’instar de Nazim Hilmet, dont les poèmes sont transformés en chansons. Grup Yorum porte également un certain universalisme en jouant des musiques et chansons promouvant la défense des minorités linguistiques telles le circassien, le laz, le kurmancî, l’arménien ou encore l’arabe. Cependant, beaucoup de chansons se réfèrent également aux persécutions vécues par les Alévis et mettent en lumière le combat mené par ces derniers pour la reconnaissance de leur identité et de leurs droits.

Ainsi, depuis le déclenchement de la guerre civile syrienne en mars 2011, le groupe s’est clairement montré en faveur du régime syrien ; des drapeaux du régime sont fréquemment brandis durant les concerts et, tandis que les musiciens mettent l’accent sur la résistance des sécularistes contre les islamistes en Syrie, ils rappellent parfois l’existence supposée d’une fraternité entre Alévis et alaouites. Un certain communautarisme semble ainsi exister au sein de Grup Yorum, conduisant ce dernier à promouvoir la cause alévie et alerter sur toute actualité où l’alévisme est mis en danger, cultivant par la même occasion une martyrologie courante dans les milieux d’extrême-gauche turque : durant des concerts donnés après les émeutes de Gazi, le groupe a rappelé à plusieurs reprises que tous les manifestants tués au cours des affrontements étaient de confession alévie.

Une autre expression de cette porosité grandissante entre les conflits confessionnels et le DHKP-C consiste en la personnalité de Mirhaç Ural [16], seigneur de guerre turc d’origine alévie. Tué en mars 2016 en Syrie, il était un leader paramilitaire revendiquant l’héritage du THKP-C et a combattu aux côtés du régime. Son groupe clamait une force de cinq mille combattants et utilisait une iconographie mélangeant des éléments de l’extrême-gauche turque et des références chiites [17].

Cette évolution marque une différence entre ceux qui pourraient être appelés les « Alévis rouges » et les Alévis républicains identifiés précédemment. En effet, les Alévis rouges semblent bien plus prompts à revendiquer leur alévisme ou, du moins, à refuser leur assimilation par l’Etat turc, contrairement aux Alévis républicains : par exemple, le président du CHP, Kemal Kılıçdaroğlu, est ainsi un Alévi originaire de Dersim et ne le mentionne pourtant jamais, bien que cet élément biographique soit connu du grand public en Turquie.

Publié le 07/01/2021


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


Histoire

Turquie

Politique