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Contrairement aux autres arts islamiques dont les débuts furent marqués par une imitation de l’Antiquité tardive, la calligraphie arabe ou l’art du trait (khatt) s’impose avec ses caractéristiques spécifiques dès 632 avant Jésus Christ, date des premières œuvres calligraphiées connues à ce jour, conservées à la bibliothèque de la mosquée de San’a, au Yémen. La calligraphie peut dès lors être considérée comme une « manifestation culturelle globale [1] », au cœur d’une « civilisation du signe » où le Livre est un temple dont les enluminures figurent le souvenir du paradis, où l’ornement règne en maître sur toutes les matières et tous les supports, où la langue, placée sous le signe du sacré dès son origine, se devait de trouver la forme la plus accomplie dans un art de l’écriture qui est aussi mémoire de la parole divine. L’éminence de la calligraphie n’est que renforcée au IXe siècle, lorsque la représentation figurée se confine aux objets et aux livres, sous l’influence des jurisconsultes. Elle devient alors le premier art visuel et, accompagnée de motifs végétaux et géométriques, le principal décor des mosquées, des palais, des madrasas, des mausolées et des fontaines. À travers une histoire discontinue, l’art de la calligraphie arabe révèle un fort ancrage traditionnel mais témoigne également d’une recherche formelle en perpétuelle évolution, dont les innovations innombrables sont à l’image de la diversité culturelle de la civilisation islamique.
La calligraphie arabe porte dès sa naissance l’empreinte du sacré, s’inscrivant dans la perspective de la transmission d’un héritage immuable et protégé par la foi, le Coran, qui exige la mise en place de règles garantes de sa préservation. Le premier verset coranique révélé au Prophète lors de la « nuit du destin », du 26 ou 27 de l’an grégorien 612, pendant le Ramadan, énonce l’origine divine du calame, le morceau de roseau taillé qui est l’instrument du calligraphe : « Lis, au nom du Seigneur qui a créé, qui a créé l’être humain à partir d’un caillot de sang. Lis ! Parce que le Seigneur, le Très Noble, a enseigné à l’aide du calame. » (96a, 1-5). Le récit mythique croise une réalité historique, puisque c’est par l’absolue nécessité d’écrire le Verbe de Dieu que naît à partir du VIIe siècle une première « série » calligraphique linéaire et anguleuse, le kûfi, qui se répand de l’Iran à l’Espagne. Deux courants calligraphiques prennent leur essor, le muqawwar wa mudawwari, penché et rond, dont découlent les styles cursifs, et le mabsût wa mustaqîm, allongé et droit, d’où proviennent les styles carrés et géométriques.
C’est sous le Califat des Umeyyades (661-749) que la calligraphie devient un « art qui se pense comme tel, se fondant sur un code, des règles géométriques et ornementales [2] », elle-même assujettie aux règles de la langue qui se réforme dès cette époque. Pour apporter toute sa clarté au texte sacré, les voyelles brèves sont indiquées par des points de couleur par le fondateur de la grammaire arabe, Abu al-Aswad al-Du’ali. Puis, sous le règne de ‘Abd al-Malik ibn Marwan, des points diacritiques différencient les lettres semblables, avant que Khâlil ibn Ahmad al-Farahidi, lexicographe de Basra, n’instaure les signes indiquant les liaisons, les redoublements et les silences. Abd al-Malik (685-705) impose l’utilisation de la langue arabe dans l’administration, élargissant la portée de la calligraphie à l’Égypte, la Syrie et l’Irak. Des centres de calligraphie rayonnent, avec l’école de la Mecque et de Médine d’une part, et celle de Kûfa et de Basra d’autre part, puis celle d’Ispahan. Les copies coraniques sont d’abord exécutées uniquement en kûfi, tandis que pour les actes officiels et commerciaux, des graphies cursives s’imposent tels le tûmar, écriture ample, ou le jalîl, qui orne le pourtour des portes de mosquées et des mihrabs. Trois variantes, proportionnelles à la largeur du bec du calame et à la taille du papier, sont dérivés du tumâr : le thuluth (le tiers), le nisf (la moitié), le thulthayn (deux tiers).
L’épanouissement de la calligraphie sous la dynastie des Abbassides (750-1258) doit beaucoup au vizir Ab ‘Ali Muhammad Ibn Muqla, qui perfectionne douze séries élaborées pendant la période, et invente la première graphie naskhi, d’aspect souple et virtuose, qui est employée pour la première fois pour copier le Coran. Il instaure le socle fondamental de la calligraphie, en inventant une règle de proportionnalité des lettres consistant à les inscrire dans un cercle et à leur donner des dimensions codifiées par des points ou noqta, mais aussi en établissant les caractéristiques de six styles classiques d’écriture que tout calligraphe doit maîtriser. Il s’agit du muhaqqaq, « fortement exprimé, serré », du rîhân, « basilic », du thuluth « un tiers », du naskhî « suppression, abrogation », du tawqî, variété de thuluth, et enfin du riqâ, version réduite du tawqî. Sous le règne de Haroûn al-Rachid (766-809), la diffusion du papier, inventé par les Chinois, facilite le travail du calligraphe, dans une période d’émulation où le kûfi se diversifie avec les lettres ascendantes et entrelacées du muzfar, et celles d’inspiration chinoise du handasî. Un disciple de Ibn Muqla, Ibn al-Bawwâb, dont la renommée et l’influence sont sensibles jusqu’à aujourd’hui, fonde une école réputée, concurrencée par l’école calligraphique iranienne et l’école calligraphique turque fondées à la même époque. Un foisonnement d’innovations a lieu du IXe au XIIe siècle, avec la création de styles spécifiques à des usages, comme le riyassi, écriture fine qui couvre le courrier diplomatique, et le développement de variétés régionales, comme le maghribî d’Afrique du nord, l’andalûsî espagnol ou le biharîi indien.
Les invasions mongoles marquent une pause dans l’histoire de la calligraphie, mais les mongols se révèlent être des maîtres éclairés, et deux grandes écoles d’Asie centrale, imprégnées par le soufisme, voient le jour. Dans le bassin méditerranéen, les Mamlouks (1250-1517) favorisent l’art calligraphique qui recouvre les livres de grands formats conservés à la bibliothèque nationale du Caire, et s’inscrit en caractères imposants sur les édifices.
Le XVe siècle ouvre l’âge d’or de la calligraphie arabe, pendant laquelle, aux cotés des maîtres traditionnalistes comme Hamad Qarahisari ( ?-1556) et Sheikh Hamdullah (1436-1520), les maîtres innovateurs de l’école iranienne et de l’école turque déploient les possibilités formelles de l’écriture en un florilège de variations. En Iran, où l’on compte deux écoles principales, celle du Khorâsân et celle du sud-est, le format monumental se développe avec le jalîl et le thuluth jalî. Mîr ‘Ali ibn Hasan adapte la coupe du calame et invente le nasta’lîq, dont les envolées ornent les pages de la poésie iranienne, et auquel s’exerça le souverain safavide Hasan Khân Shâmlu ( ?-1688).
L’école turque, dont les plus grands noms sont ceux du Cheikh Hamdoullah Amâsi (1436-1520) et de Hafiz Osman (1642-1698), fut la plus brillante. Le mécénat de cour des sultans ottomans produit des milliers de corans et de manuscrits enluminés. Istanbul devient un foyer de l’expression calligraphique qui accapare les édifices civils et religieux après les travaux de reconstructions menés par le sultan Mehmed II (règne 1451-1481). Un éventail stylistique rayonne avec la manière gulzâr, qui remplit d’ornementations florales ou géométriques les espaces entre les lettres, mais aussi avec les compositions de phrases en forme de visages, de lions, de chevaux, ou encore l’écriture ghûbar, « poussière », tellement ténue qu’elle permit d’écrire l’intégralité du Coran sur les 99 grains d’un chapelet. Le style turc le plus caractéristique demeure l’élégant diwâni, « chancellerie », difficilement falsifiable et utilisé de ce fait sur les « firmans », décrets impériaux ou documents administratifs. C’est aussi la série qui offre le plus de liberté dans le tracé. La calligraphie est également un mode de représentation important des confréries soufies, comme en témoigne les compositions symétriques en miroir, symbolisant le travail intérieur qui permet à l’homme d’atteindre la pureté et de refléter la divinité.
Codifiée dès ses premiers temps, la calligraphie est toutefois le ferment d’une expressivité décuplée au fil des innovations qui jalonnent son histoire. Elle se révèle être un art en tension, sous l’égide d’une tradition prévoyant et intégrant une marge de créativité pleinement exploitée par les artistes, qui prennent parti de l’écart entre la rigueur de la règle et la plasticité de la lettre, la lenteur de l’exercice et le dynamisme du résultat obtenu, la précision de l’exécution et l’inspiration retrouvée.
Structuré par une hiérarchie de maître à disciple, l’apprentissage de la calligraphie exige un exercice constant, celui du regard, puisque l’élève observe dans un premier temps son maître, puis celui du geste qui se conforme au code de proportionnalité de Ibn Muqla, mais aussi à d’autres codes régionaux ou plus subtils, définissant des mouvements imperceptibles du tracé. L’exigence, la rigueur et la lenteur de cet apprentissage le rapprochent du travail du musicien, qui doit connaître son solfège et sa partition pour proposer une interprétation. En effet, la parfaite maîtrise des principes et des modèles de l’écriture est pour le calligraphe le point de départ d’un champ d’improvisation infini sur l’espace vierge de la page. Dès le IXe siècle, on assiste à un allongement horizontal qui prolonge la ligne d’écriture, puis apparaît un allongement vertical des lettres alif et lam, qui, souvent tressées ensemble, insufflent un rythme visuel au texte coranique, en un jeu d’équilibre et de suspension des lettres sensible dans les multiples variations de la Bismillah, première phrase de chaque sourate du Coran. La primauté de l’esthétique sur la lisibilité permet au calligraphe de changer l’ordre des mots, de regrouper les lettres de forme similaire, de les imbriquer entre elles. La composition s’appuie sur une structure géométrique définie au début du travail, dotée d’un axe, d’un centre, d’un point de fuite. L’équilibre dans l’espace de la feuille s’obtient par une attention portée à la disposition des lettres, à la proportion de plein et à la maîtrise du vide qui confère tout son relief et sa beauté à l’écriture. Le kûfi géométrique, qui épouse la forme d’un carré, d’un cercle ou d’une étoile, se prête à ce jeu d’harmonie et sa forme labyrinthique fait du vide l’exacte réplique du plein. La précision d’orfèvre et la lenteur du tracé deviennent paradoxalement ce qui, en créant une dualité entre le plein et le délié des lettres, confère un mouvement singulier à la composition.
Outre ce potentiel créatif interne à l’écriture calligraphique, le contact d’une variété de support modifie en profondeur l’œuvre calligraphiée et ouvre à l’artiste des horizons féconds. Dès le VIIIe siècle, les calligraphes inventent des caractères allongés d’épaisseur homogène, accusent le relief des lettres et en agrandissent leurs dimensions, afin de les adapter aux exigences de visibilité des monuments. La calligraphie se marie avec l’architecture, serpentant le long des minarets, se logeant dans le pourtour des dômes, s’immisçant dans le contour des arcades. Les inscriptions peuvent être sculptées, mais aussi peintes, comme à Bursa ou à Edirne en Turquie, ou composée de céramique, comme à Ispahan en Iran. Le calligraphe réalise alors un calque, le qalab pour préparer l’œuvre de l’artisan céramiste. La mosaïque, inspirée de l’art byzantin, revêt des inscriptions dès le Xe siècle, sur le lumineux décor du mihrab de la Grande mosquée de Cordoue. Au Maghreb et en Andalousie, l’art du zellige, dérivé de la mosaïque, décore les murs ou les colonnes de morceaux de terre cuite de forme géométrique, en particulier de polygones étoilés, souvent surmontés d’un texte calligraphié sur fond crème. Sur les édifices de pierre ou sur les pages d’un livre enluminé, l’ornement végétal, réseau de fleurs et de feuilles stylisées, ou les motifs géométriques, triangles, carrés ou étoiles, créent un décor d’entrelacs où la calligraphie est surimposée, voire mêlée, lorsque l’alif et le lam prennent l’aspect de tiges végétales, comme au palais de l’Alhambra, ou de groupes humains en marche, comme sur les monuments d’Istanbul. Le dialogue des formes et des matières démultiplie les possibles de la calligraphie, peinte, sculptée, composée, gravée, selon qu’elle s’admire sur papyrus ou sur papier dans un livre, sur la pierre, le marbre ou le bois des édifices, en poterie, cuivre, ivoire ou tissus sur les objets précieux et usuels.
Nimbée d’une aura sacrée, la calligraphie doit la rigueur de sa tradition au texte révélé, et institue un code second à partir du code de la langue. Art de la précision, art académique, l’exigence de sa facture devient l’écrin d’une créativité multiple, dans un dialogue entre les formes, les styles, les supports, qui se perpétue jusqu’au XXe siècle et dans l’art contemporain. La calligraphie contemporaine, représentée dans toute sa vivacité par l’œuvre de Hassan Massoudy, côtoie le champ immense de la peinture qui investit l’art de l’écriture par un jeu de citation, d’abstraction de la lettre, de saturation du signe, décliné dans une extrême diversité par les œuvres singulières de Shakir Hassan, Hossein Zenderoudi, Etel Adnan, Mehdi Qotbi, Rachid Koraïchi ou encore Kamal Boullata.
À lire :
– L’écriture arabe, alphabet, styles et calligraphie, Gabriele Mandel Khân, éditions Flammarion, 2001.
– L’art calligraphique de l’Islam, Abdelkébir Khatibi et Mohammed Sijelmassi, éditions Gallimard, 1994.
– L’abécédaire de la Calligraphie arabe, Hassan et Isabelle Massoudy, éditions Flammarion, 2002.
– Calligraphie arabe vivante, Hassan Massoudy, éditions Flammarion, 2010.
– Croisement de signes, catalogue d’exposition, Institut du Monde Arabe, Paris, 1989.
Juliette Bouveresse
Juliette Bouveresse est élève à l’École Normale Supérieure de Lyon en Histoire des arts. Ses recherches portent sur l’art contemporain au Moyen-Orient et dans le monde arabe.
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