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La Libye, au cœur de manœuvres géopolitiques russo-turques (2/3). Ankara, en pleine expansion de son aire d’influence en Libye

Par Emile Bouvier
Publié le 13/06/2025 • modifié le 13/06/2025 • Durée de lecture : 7 minutes

Lire la partie 1 : La Libye, au cœur de manœuvres géopolitiques russo-turques (1/3). Une bicéphalie politique nourrissant une forte instabilité politico-sécuritaire

1. Tripoli, point d’entrée de la Turquie en Libye… jusqu’ à maintenant

La Turquie a toujours gardé, ces dernières décennies - et malgré des relations parfois aussi complexes que prospères avec Mouammar Kadhafi [1] -, une empreinte incontestable en Libye en raison des liens culturels entre les deux pays, et notamment de leur passé ottoman. Mais le réel établissement d’une présence marquée d’Ankara remonte à l’hiver 2019-2020. Pendant cette période, les autorités turques signeront plusieurs accords avec le gouvernement de Tripoli, alors en grande difficulté face à la vaste offensive lancée par le maréchal Haftar, y déployant d’abord des mercenaires syriens puis des soldats turcs qui, équipés notamment des drones de combat Bayraktar TB2, parviendront à arrêter les forces benghaziotes (« l’Armée nationale libyenne », l’ANL) sur le littoral. Fortes de leur rôle pivot dans la sauvegarde du gouvernement tripolitain, les autorités turques multiplieront, avec ce dernier, des accords de coopération stratégiques dans de nombreux domaines, qu’ils soient sécuritaires [2], culturels [3] ou économiques [4], quitte à accroître davantage encore la colère de Benghazi, hautement critique [5] des accords signés par le gouvernement rival de Tripoli au nom de toute la Libye. L’un des accords les plus sensibles et controversés sera celui signé en novembre 2019, par lequel Ankara et Tripoli s’entendent sur de nouvelles frontières maritimes - rendant contigus leur pays peu ou prou au large de la Crète - et y définissent une nouvelle zone économique exclusive (ZEE) où ils estiment pouvoir revendiquer un droit sur les ressources des fonds marins s’y trouvant [6]. Outre la protestation de Benghazi [7], cet accord a provoqué un embrasement diplomatique dans la région et même au-delà, Ankara et Tripoli trouvant face à eux un front uni rassemblant la Grèce, l’Egypte et Chypre, soutenues par la France, Israël, les Emirats arabes unis ou encore les Etats-Unis, qui n’a toutefois pas empêché les alliés turco-tripolitains de poursuivre leur coopération et leurs projets communs, signant par exemple en octobre 2022 un nouvel accord préliminaire relatif à des activités d’exploration gazière et pétrolière dans cette ZEE autoproclamée [8]. Si les liens entre Ankara et Tripoli n’ont cessé de se renforcer depuis, notamment avec de nouveaux accords ces derniers mois - à l’instar de l’implémentation, en avril dernier, d’un protocole signé en octobre 2024 portant sur une plus grande coopération turco-tripolitaine en matière de renseignement [9]-, les autorités turques se sont également rapprochées de Benghazi et de ses alliés - à l’instar de l’Egypte [10], avec qui les relations s’étaient trouvées très fortement dégradées lors de l’intervention militaire turque en Libye - depuis la fin de l’année 2023, dans une volonté assumée d’étendre l’influence turque dans l’intégralité de la Libye et de devenir le médiateur qui parviendra à réunir les deux gouvernements rivaux [11].

2. Un rapprochement très net avec Benghazi

Le point de départ de cette prise de contact a été la rencontre à Ankara, en décembre 2023, entre le président turc Recep Tayyip Erdoğan et le président de la Chambre des représentants, Aguila Salah Issa. Depuis lors, le ministre turc des Affaires étrangères Hakan Fidan, ancien directeur du principal service de renseignement turc, le MIT, a multiplié les déclarations et gestes montrant l’importance désormais attachée aux relations entre Ankara et le gouvernement de l’est libyen. En février 2024 par exemple, il annonçait la réouverture prochaine du consulat turc à Benghazi [12] et, en juillet de la même année, révélait que des discussions étaient en cours avec le clan Haftar afin de normaliser pleinement les relations entre Ankara et Benghazi [13]. En avril 2024, Belgassem Haftar, fils du général Khalifa Haftar et chef du Fonds pour le développement et la reconstruction de la Libye, signait quant à lui une série d’accords avec des entreprises turques afin de réaliser des travaux de construction à Benghazi [14]. En octobre 2024, son frère, Saddam Haftar - chef d’état-major de « l’armée nationale libyenne », bras armé du gouvernement de l’est -, se rendait à Istanbul pour un salon militaire international où il rencontrait lors d’une réunion historique, sous l’égide du ministre turc de la Défense Yaşar Güler, le ministre de l’Intérieur de Tripoli, Imad Trabesli [15]. Le 14 janvier 2025, la compagnie aérienne nationale turque Turkish Airlines annonçait reprendre ses vols directs vers Benghazi après dix ans d’interruption [16]. Enfin, dernier fait tout à fait notable, Saddam Haftar était reçu officiellement à Ankara le 4 avril 2025, jour anniversaire du début de la Deuxième guerre civile libyenne (2018-2020), par le chef d’état-major des armées turques Selçuk Bayraktaroğlu et par le ministre de la Défense [17]. Preuve de la volonté turque de désormais satisfaire - et concilier autant que possible - les deux gouvernements rivaux, une délégation militaire tripolitaine de haut rang était reçue à Ankara dix jours plus tard afin de réaffirmer la coopération turco-libyenne en matière de sécurité [18].

3. Des perspectives énergétiques majeures pour la Turquie…

Le rapprochement turc à l’égard de Benghazi n’apparaît pas motivé par la seule volonté de réconcilier les deux gouvernements rivaux - une perspective hautement improbable à court et moyen terme -, mais par les gains stratégiques qu’Ankara escompte obtenir d’une telle normalisation de ses relations diplomatiques : en effet, les autorités turques espèrent faire ratifier, par Benghazi, l’accord conclu par la Turquie avec Tripoli en 2019, portant sur la redéfinition des frontières maritimes et l’exploration de leurs fonds marins. La Chambre des représentants annonçait de fait, le 4 juin, être en train de se préparer à une telle ratification [19], après l’avoir pourtant vertement critiquée en 2019. Il s’agit là d’un enjeu majeur pour la Turquie, qui espère, grâce à l’adhésion de Benghazi, obtenir de nouvelles concessions pour l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures en Libye et ses eaux territoriales [20]. Dans ce contexte, la date choisie pour la visite de Saddam Haftar à Ankara n’apparaît pas anodine : quelques jours auparavant, le 26 mars 2025, le géant pétrolier américain Chevron annonçait son intention d’explorer les fonds marins d’une zone de 47 000 km² au large de la Crète, chevauchant en partie la zone économique exclusive revendiquée par la Libye et la Turquie [21]. Si les autorités grecques s’en sont réjouies en y voyant là un signe du soutien américain à l’alliance gréco-égypto-chypriote [22], les autorités turques y ont vu quant à elles la nécessité d’accélérer l’adoption, par Benghazi, du traité maritime afin de conduire, au plus tôt et avant que des puissances concurrentes ne le fassent, des activités d’exploration maritimes dans la zone prévue par l’accord turco-libyen. Un autre exemple des visées énergétiques de la Turquie en Libye est celui de son intention, pour le moment discrète et non-officiellement confirmée, de participer au projet de pipeline transsaharien devant relier le Nigeria à la Libye afin d’approvisionner l’Europe en gaz naturel [23], concurrençant dès lors l’Algérie qui était jusqu’à maintenant le principal fournisseur nord-africain de gaz naturel vers l’Europe.

4. … mais aussi militaires

Enfin, il convient de noter que la coopération militaire entre Ankara et Benghazi ne s’est pas illustrée que par des rencontres bilatérales et promesses de coopération : selon le quotidien libyen Al Tanasuh [24], la Turquie étudierait la possibilité d’établir une base aérienne à Ghat ou à Ghadamès, sous contrôle du clan Haftar, à proximité de la frontière nigérienne et algérienne, et aurait envoyé en ce sens une équipe en reconnaissance dans ces deux villes fin avril dernier [25]. Ce blanc-seing benghaziote à l’égard d’une implantation militaire turque dans le sud-ouest du pays découle fort probablement de la signature d’un accord sécuritaire majeur lors de la venue de Saddam Haftar à Ankara le 4 avril, comme mentionné précédemment : la Turquie et Benghazi se seraient entendues pour que les forces turques fournissent à l’ANL une trentaine de programmes de formation sur une durée de cinq ans incluant le pilotage et l’entretien d’une flotte de drones, le déminage et divers autres spécialités techniques ; les deux parties auraient également partagé leur volonté commune « d’unifier l’armée libyenne par le biais d’une coordination entre les régions orientale et occidentale du pays [Benghazi et Tripoli, ndlr] » [26]. Si les sources manquent en la matière, plusieurs éléments [27] laisseraient penser, par ailleurs, que la Turquie aurait approuvé la vente de drones armés à Benghazi. Ainsi, moyennant la formation et la livraison d’équipements à l’ANL, de même qu’un plus grand investissement économique turc dans les territoires tenus par le clan Haftar, ce dernier aurait autorisé la Turquie à s’implanter militairement dans le sud-ouest de la Libye.

Si la Turquie semble ainsi s’être aménagée une position stratégique majeure en Libye, elle doit toutefois composer désormais avec l’investissement croissant d’une autre puissance : comme l’ont montré les discussions russo-turques portant sur les affrontements à Tripoli de mai 2025 [28], la Russie est désormais à la manœuvre et s’y positionne à son tour comme un acteur incontournable depuis plusieurs mois, bien avant même que ne soit renversé le régime de Bachar al-Assad en Syrie et que les troupes russes aient dû envisager une réarticulation de leur dispositif dans le bassin méditerranéen.

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 « Armée nationale syrienne » : qui sont ces supplétifs d’Ankara engagés contre les Kurdes en Syrie ?
 La « diplomatie du drone » : un instrument de hard-power au service du soft-power turc (1/2). Le développement de drones « made in Turkey », entre opportunité industrielle et nécessité opérationnelle
 Histoire des gazoducs et oléoducs au Moyen-Orient : les pipelines, véritables moteurs de rapprochement diplomatique (2/4). Les pipelines transméditerranéens
 Comprendre la crise libyenne (2019-2020) : contexte diplomatique, enjeux sécuritaires et intérêts gaziers autour des accords turco-libyens

Sitographie :
 Strategic Ambitions : Russia’s Deepening Military and Geopolitical Footprint in Libya, Georgetown Security Studies Review, 24/06/2024
https://georgetownsecuritystudiesreview.org/2024/06/24/strategic-ambitions-russias-deepening-military-and-geopolitical-footprint-in-libya/
 Turkey-Libya agreement grants Turkish forces expansive operational freedoms and legal immunity, Nordic Monitor, 16/08/2024
https://nordicmonitor.com/2024/08/turkey-libya-agreement-grants-turkish-forces-expansive-operational-freedoms-and-legal-immunity/
 Libya & Turkey Sign MoUs in Cultural & Tourism Sectors, Libya Review, 28/04/2024
https://libyareview.com/43704/libya-turkey-sign-mous-in-cultural-tourism-sectors/
 Turkey aims to sign $2.7 billion deal with Libya over Qaddafi-era compensation, The Arab Weekly, 12/01/2020
https://thearabweekly.com/turkey-aims-sign-27-billion-deal-libya-over-qaddafi-era-compensation
 Libyan parliament votes to reject Turkey military deal, cut ties, Qatar Tribune, 05/01/2020
https://www.qatar-tribune.com/article/180264/GULF/Libyan-parliament-votes-to-reject-Turkey-military-deal-cut-ties
 ANALYSIS - Strategic, legal aspects of Turkey-Libya deal, Anadolu Ajansi, 13/12/2019
https://www.aa.com.tr/en/africa/analysis-strategic-legal-aspects-of-turkey-libya-deal/1673079
 Libyan Bar Association welcomes suspension of energy deal with Turkey, Libya Update, 14/01/2023
https://libyaupdate.com/libyan-bar-association-welcomes-suspension-of-energy-deal-with-turkey/
 Turkey enhances strategic intelligence and law enforcement cooperation with Libya, Nordic Monitor, 04/05/2025
https://nordicmonitor.com/2025/04/turkey-enhances-strategic-intelligence-and-law-enforcement-ties-with-libya/
 Egypt and Turkey’s closer ties spark hope for peace among Libya’s rival factions, RFI, 27/10/2024
https://www.rfi.fr/en/podcasts/international-report/20241027-egypt-and-turkey-s-closer-ties-spark-hope-for-peace-among-libya-s-rival-factions
 Arab League & Turkey Discuss Peace Efforts to Resolve Libyan Crises, Libya Review, 17/10/2024
https://libyareview.com/49495/arab-league-turkey-discuss-peace-efforts-to-resolve-libyan-crises/
 Turkey to open consulate in Benghazi, Atalayar, 11/02/2025
https://www.atalayar.com/en/articulo/politics/turkey-to-open-consulate-in-benghazi/20250210162430211039.html
 Turkish FM reveals ongoing talks with Haftar and his sons, The Libya Observer, 25/07/2024
https://libyaobserver.ly/inbrief/turkish-fm-reveals-ongoing-talks-haftar-and-his-sons
 Major Turkish companies enter the Libyan market in Benghazi, Northern Africa News, 03/04/2024
https://nan.media/en/major-turkish-companies-enter-the-libyan-market-in-benghazi/
 Libya : Historic Meeting Between Imad Trabelsi and Saddam Haftar at I, Agenzia Nova, 23/10/2024
https://www.agenzianova.com/en/news/libia-storico-incontro-tra-imad-trabelsi-e-saddam-haftar-al-saha-expo-di-istanbul/
 Turkish Airlines resumes flights from Istanbul to Benghazi, Libya after 10 years, Anadolu Ajansi, 14/01/2025
https://www.aa.com.tr/en/turkiye/turkish-airlines-resumes-flights-from-istanbul-to-benghazi-libya-after-10-years/3449903
 Saddam Haftar’s visit to Ankara marks shift in Turkey’s Libya policy, Defense News, 15/04/2025
https://www.defensenews.com/global/mideast-africa/2025/04/15/saddam-haftars-visit-to-ankara-marks-shift-in-turkeys-libya-policy/
 Libya-Türkiye : Military delegation from Tripoli to Ankara after Saddam Haftar’s visit, Agenzia Nova, 15/04/2025
https://www.agenzianova.com/en/news/libya-T%C3%BCrkiye-military-delegation-from-tripoli-to-ankara-after-saddam-haftar%27s-visit/
 Libyan House reportedly looks to ratify Turkey maritime deal, Ekathimerini, 04/06/2025
https://www.ekathimerini.com/politics/foreign-policy/1271586/libyan-house-reportedly-looks-to-ratify-turkey-maritime-deal/
 Chevron interested in gas exploration off Crete, Cyprus Mail, 26/06/2025
https://cyprus-mail.com/2025/03/26/chevron-interested-in-gas-exploration-off-crete
 Tripoli signs controversial deals with Turkey, sparks rejections, The Arab Weekly, 04/10/2022
https://thearabweekly.com/tripoli-signs-controversial-deals-turkey-sparks-rejections
 Jeune Afrique : Saddam Haftar Signs Military Agreement with Ankara Including Drone Training and Joint Exercises, Libya Scope, 11/04/2025
https://www.libyascope.net/jeune-afrique-saddam-haftar-signs-military-agreement-with-ankara-including-drone-training-and-joint-exercises
 Libya : Russia Wants to Install Missiles in Sabha and Aim Them at Europe, Agenzia Nova, 29/05/2025
https://www.agenzianova.com/en/news/libia-la-russia-vuole-installare-missili-a-sebha-e-puntarli-contro-leuropa/

Publié le 13/06/2025


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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