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« Nous n’avons plus besoin de monter sur les vaisseaux de Cook et de Laperouse pour tenter de périlleux voyages, l’héliographie confiée à quelques intrépides nous rapportera l’univers en portefeuille, sans que nous quittions nos fauteuils. » déclara un journaliste de La Lumière le 12 juin 1852, après la découverte d’un album photographique de Maxime de Camp [1].
Cette expression, qui assure la transformation des voyageurs et des explorateurs en « armchair tourists » - pour reprendre une expression de l’époque - ainsi que la confusion des exotismes (Cook et Lapérouse explorèrent en effet le monde Pacifique à la fin du XVIIIe siècle) montre bien quelle a pu être l’attitude occidentale face à la photographie de pays du Moyen-Orient au XIXe siècle. Attitude d’attente, d’exigence envers un exotisme que l’on veut déguster sans comprendre, distance du possesseur, voire du voyeur. Cette posture-même définit ce qu’a pu être l’orientalisme au XIXe siècle, orientalisme qu’Edward Said définit comme « a manner of regularized (or Orientalized) writing, vision, and study, dominated by imperatives, perspectives, and ideological biases ostensibly suited to the Orient [2] » Aussi la photographie orientaliste se distingue-t-elle de la peinture orientaliste, puisque sa technique se doit d’être le gage même d’une véracité nouvelle, d’un morceau de réel. Et c’est là pourtant que se situe le paradoxe : l’Orient rêvé des orientalistes est plus beau, plus lumineux, plus chatoyant que celui qui s’offre au regard, toute perception est dirigée par les clichés, les attentes que l’Occident nourrit à son égard. Dans quelle mesure les différentes possibilités offertes par la photographie peuvent-elle influer sur les représentations qu’elles donnent de l’Orient ? Comment parviennent-elles à offrir une vérité biaisée, dans une volonté d’orientaliser l’Orient, tout en se présentant comme plus réelles que toute peinture ? Comment appréhender alors cette nouvelle vérité ontologique que propose le nouveau médium photographique, et quelles en furent les différentes modalités – entre témoignages, voyeurisme, pittoresque … ? Et si l’on inverse la perspective, comment la photographie fut-elle considérée par des pays où la représentation de la Figure était interdite dans les arts ? On peut voir que la photographie orientaliste répond à plusieurs exigences. Une, explicite, qui est celle d’orientaliser l’Orient, à l’instar de la peinture. Une autre, plus implicite, une exigence coloniale, qui ne mesure les objets photographiés que par rapport à des critères occidentaux.
On tient Nicéphore Niepce (1765-1833) pour l’inventeur de la photographie. Ce dernier obtient effectivement en 1827 la première image, après huit heures d’exposition au soleil. Le terme arabe explicite d’ailleurs ce procédé qu’il désigne comme tasswir shamsi, qui signifie dessiner avec la lumière. C’est ensuite en 1839 que le daguerréotype est inventé. Et si l’Occident avait auparavant sa camera obscura, il ne s’agit pas d’un procédé qui lui était exclusif. Ibn al-Haytham al-Hazen (connu en Occident sous le nom de Alhazen, 965-1038) fut le premier à écrire un compte rendu sur ce procédé, cinq siècles avant Léonard de Vinci. On peut questionner le statut particulier de la photographie lors de son invention et de son utilisation de plus en plus importante au XIXe siècle dans les pays de l’islam. On connaît en effet l’interdiction de représentation de la figure dans les arts de l’islam, mais il convient de préciser que cette attitude est parfois relative puisqu’aucun passage du Coran n’est explicite à cet égard. Si l’on observe l’histoire de l’islam médiéval, on constate que toutes les dynasties eurent leurs artistes et leurs ateliers, et c’est dans cette continuité artistique que le Sultan Abdul Hamid II (règne de 1876 à 1909) eut son propre studio photographique et ses photographes officiels. Une attitude de rejet de la part des pays de l’islam est donc à nuancer.
Les premières oeuvres photographiques se sont inscrites pendant quelques décennies dans le sillage de la peinture. C’est ainsi que l’on voit d’abord naître une photographie orientaliste à tonalité romantique, et où l’influence du peintre allemand Caspar David Friedrich (1774-1840) est déterminante. Ces photographies présentent souvent l’opposition entre la fragilité de l’homme face à une nature immense et sublime, en lien avec un certain goût pour les ruines comme vestiges d’un passé meilleur. Et cette volonté de sublimer des paysages, de les présenter comme porteurs d’un passé, est lié aussi à ce que la plupart des pays du Moyen-Orient sont des pays aux vestiges bibliques ou antiques. C’est ainsi que les premières photographies étaient rarement habitées de présences humaines, afin de mettre en valeur la dimension achronique de ces sites. Les œuvres de Bonfils dans les années 1870 présentent par exemple de simples vues du temple de Baalbek (Liban) ou des Pyramides de Gizeh (Egypte). Mais à cette vision romantique ou archéologique se substitue ensuite une vision plus proprement orientaliste, c’est-à-dire aussi exotique. Cet exotisme s’inspire plus des images proposées par les contes des Mille et Une Nuits (première édition française au début du XVIIIe siècle) que de scènes réelles de la vie quotidienne. Dans un désir « d’orientaliser l’Orient », comme on l’a dit, les photographes s’efforcent de rendre leurs œuvres plus pittoresques. Ainsi on peut percevoir la fausseté de certaines représentations qui en réalité sont des photographies posées et non prises sur le vif comme elles voudraient le prétendre : les mosquées n’étaient ouvertes aux visiteurs qu’en dehors des heures de prières, or on trouve des photographies où des hommes prient face et face : ils ne font en réalité que mimer la prière. La photographie en studio multiplie aussi les accessoires : tapis, tentures, éventails, narguilés, sofas, armes. Ainsi le studio photographique le plus prolifique du Moyen-Orient avait-il pour enseigne : « Photographie de Bonfils – Curiosités de tout l’Orient. » De même Pascal Sebah a effectué de nombreuses photographies en studio, où l’on voit des gens vêtus de costumes traditionnels devant un décor composé d’une toile sur laquelle sont peints des palmiers. Le hiératisme des personnages, leurs poses figées et l’artificialité du décor accusent cet exotisme de reconstitution. Mais la photographie en studio va plus loin et illustre l’importance de cette mode : si des photographes comme Bonfils ou Sebah avaient leur studio au Moyen-Orient (au Caire, à Constantinople), d’autres artistes comme Roger Fenton (photographe officiel de la Reine Victoria) possédait un studio à Londres et photographiait des bourgeois européens en costumes orientaux. L’orientalisme en photographie va donc loin dans la reconstitution et montre combien les vêtements orientaux, les décorations, l’architecture sont réduits à être le décor d’un théâtre à l’orientale.
Mais là où la photographie rejoint le plus les autres mediums de l’orientalisme (peinture, littérature, musique), c’est dans l’association de l’Orient avec la représentation féminine. Cet Orient essentiellement féminin se constitue d’abord autour des grandes figures bibliques ou littéraires qui hantent l’imaginaire du XIXe siècle : Salomé, Reine de Didon, Salammbô, Reine de Saba, Schéhérazade… Mais les femmes arabes suscitent aussi la curiosité car elles sont souvent voilées : « Dans ce registre, la femme orientale, et surtout musulmane, acquiert un statut tout particulier et suscite un intérêt pour le moins ambivalent, une attirance dont le voile symbolise à la fois l’obstacle et le principal stimulant [3]. »
« Ce procédé, qui consiste par là-même à dominer la parole et l’image de l’autre, est caractéristique de la position d’orientaliste qu’Edward Said retrouve condensé dans la fameuse citation de Marx à propos de la paysannerie. ‘’Ils ne peuvent se représenter eux-mêmes. Ils doivent donc être représentés’’ [4]. » Cette volonté d’orientaliser l’Orient, qu’on a analysée, procède bien de cette prise de position orientaliste/colonialiste qui impose des cadres de pensée et d’évaluation (pas assez pittoresque, car non reconnaissable selon les critères occidentaux). On a vu à cet égard les jeux de falsifications (la mosquée) mis en place pour satisfaire le client occidental qui désire avoir « l’univers en portefeuille ».
On peut établit une distinction, à l’instar de Véronique Rieffel, entre l’orientalisme romantique qu’on a déjà mentionné, et l’orientalisme impérialiste. « A cette vision quasi métaphysique s’ajoute très vite un usage plus documentaire et systématique de la photographie qui dressera une sorte d’inventaire du monde, c’est-à-dire du monde colonisé. Elle devient un outil de connaissance permettant à l’homme occidental de se faire maître et possesseur de cette terre devenue sienne par le pouvoir de sa volonté et de sa puissance armée. Des photographes comme Maxime Du Camp ou Francis Frith (…), prolongeant par l’image la tâche effectuée par les armes, poursuivent également par des moyens jugés techniquement plus fiables et modernes le travail des dessinateurs du début du siècle (….) [5]. »
La photographie orientaliste est aussi un art colonial dans la maîtrise qu’elle entend avoir sur le réel, et les commentaires qu’elle peut y apporter. Elle consomme en effet la disparition des particularismes, des individualités. On perçoit souvent une volonté de représenter la femme arabe dans les représentations en studio, les légendes désignant les femmes venues poser comme : « mauresque », « femme arabe », « femme fellah » ou encore « fatma », sans considération pour leur identité, leur prénom. Cet anonymat touristique indique que la bourgeoisie européenne se délectait de ces archétypes en costumes, alors que des photographies des bourgeois arabes existaient, mais pour leur propre usage, sur lesquelles étaient indiqués le nom, la date etc.
Les années 1860 voient la naissance de la photographie ethnographique qui manifeste une certaine « violence » envers les populations photographiées. A l’heure où le monde occidental est volontiers séduit par les théories de la physiognomonie [6], on établit des liens entre l’apparence et la valeur des différentes populations, on classe les types. On peut parler aussi de l’anthropométrie, nouvelle discipline à prétention scientifique qui entend classer les humains en genres et en types identifiables : le Berbère, le Maure, l’Arabe, l’Africain, le Turc… On recherche alors le typique, l’identifiable. Cette classification, ainsi que les qualités qu’on l’on prête indistinctement aux orientaux, montrent bien cette volonté de réduction de l’autre par des traits imposés.
Ainsi, la position orientaliste trouve en la photographie un medium singulier en ce qu’il promet - par sa technique-même - un gage supérieur de vérité, mais n’en joue pas moins avec sa possibilité de transformer la réalité, de la plier à ses fantasmes, ou de la mettre en scène. Cette position suppose donc la « prédominance » de celui qui regarde sur celui qui est regardé, position de fantasme, donc, mais aussi d’intelligence, puisque le photographe se targue de comprendre ou de révéler celui qu’il photographie tout en le réduisant au jugement qu’il lui impose.
Qu’en est-il alors de la photographie orientale ? L’attitude face à la supposée interdiction de la représentation de la figure est à nuancer. On trouve plusieurs photographes orientaux au XIXe siècle : Basil Kargopoulo (Grec ottoman) qui a livré de nombreux témoignages photographiques des palais des sultans, des rues, des édifices architecturaux ottomans, des scènes de rues… Dans son œuvre, on ne trouve aucune volonté de pittoresque ou de fantasme reconstitué, mais une vraie dimension documentaire. Mais à cette vision neutre s’oppose aussi une autre plus didactique : le sultan Abdul Hamid II souhaitait changer l’image que les Occidentaux avaient/créaient de son Empire en offrant aux voyageurs anglais ou américains des albums de photographies qui tendaient à donner une image moderne de l’Empire. Dans cette démonstration, on peut parler de photographie contre-orientaliste, puisque le jugement est interne au cercle photographe/photographié et procède d’une volonté politique. Mais on peut voir aussi que cette volonté de démonstration de modernité a un caractère trop singulier pour être érigée en constante : l’ouverture du Canal de Suez en 1869 ne fut pas couverte par beaucoup de photographes, si ce n’est Hippolyte Arnoux (mais ces photographies se distinguent très fortement du reste de son œuvre, preuve de leur caractère exceptionnel). Cette entrée dans la modernité a en effet brisé la dialectique de l’Autre sur laquelle était fondée l’orientalisme, l’Orient ne présentait plus cette altérité radicale dans laquelle les artistes pouvaient projeter leur fantasmes et critères de pensée.
Lire également :
L’Orientalisme au XIXème siècle
A lire :
– L’Orientalisme, L’Orient des photographes au XIXe siècle, Centre National de la Photographie, Collection Photo Poche, Introduction de Mounira Khemir, Paris, 1994.
– Edward W. Said, L’Orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Le Seuil, Paris, 1980.
– Véronique Rieffel, Islamania, Institut des Cultures de l’Islam, et Beaux-Arts Edition, 2011.
Sixtine de Thé
Normalienne, Sixtine de Thé étudie l’histoire de l’art à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et à l’Ecole du Louvre. Elle s’intéresse particulièrement aux interactions entre l’Orient et l’Occident et leurs conséquences sur la création artistique.
Notes
[1] Égypte, Nubie, Palestine et Syrie, dessins photographiques de M. Du Camp.
[2] Edward W. Said, Orientalism, Pantheon Books, 1978.
[3] Véronique Rieffel, Islamania, Institut des Cultures de l’Islam, et Beaux-Arts Edition, 2011.
[4] Karl Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte (1851), Paris, Editions sociales, 1969, cité par Véronique Rieffel, Ibid.
[5] Ibid.
[6] « La physiognomonie est la science, la connaissance du rapport qui lie l’extérieur à l’intérieur, la surface visible à ce qu’elle couvre d’invisible. Dans une acception étroite, on entend par physionomie l’air, les traits du visage, et par physiognomonie la connaissance des traits du visage et de leur signification. » définition du célèbre physiognomoniste Johann Kaspar Lavater (L’Art de connaître les hommes par la physionomie (1775-1778), Paris, Depélafoi, libraire, rue de Grands Augustins, n° 21, 1820)
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