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L’opposition sunnisme-chiisme est-elle pertinente pour comprendre les conflits du Moyen-Orient contemporain ?

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 17/10/2014 • modifié le 24/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Grafik : Karte vom Nahen Osten mit Bevölkerungsverteilung nach Religionszugehörigkeit.

JOCHEN GEBAUER : AFP

Sunnisme et chiisme, quelles divergences confessionnelles ?

Le conflit sunnisme-chiisme est avant tout la lié à un différend doctrinal originaire des premiers temps de l’Islam, qu’il convient d’expliciter. Après la mort de Mahomet en 632, trois califes prennent tour à tour la succession du Prophète : Abû Bakr, ‘Umar et ‘Uthman. Une fois ce dernier mort, en 656, c’est au tour d’Ali, gendre du Prophète par sa fille Fatima, de revêtir la charge califale. Son pouvoir est néanmoins contesté par le gouverneur de Damas, Mu’awiya, qui l’accuse d’avoir participé à l’assassinat d’Uthman. Soucieux d’affirmer sa propre légitimité, il se proclame alors lui-même calife et, ce faisant, fonde le califat dit omeyyade de Damas. Les fils respectifs de Mu’awiya et d’Ali, Yazîd et Husein, poursuivent le conflit. Vers 680, l’affrontement tourne à la faveur des Omeyyades : Husein est capturé et décapité à Karbala, dans l’actuel Irak, où sa tombe continue de faire l’objet d’un culte chiite, notamment lors des fêtes de l’Achourah.

A ce conflit d’ordre proprement politique s’est rapidement greffée une divergence religieuse et doctrinale fondamentale. Pour les chiites, l’institution de l’Imamat – équivalente au califat sunnite – ne peut être prise en charge que par un membre de la Maison du Prophète, ce qui justifie la légitimité d’Ali face aux précédents califes et à Mu’awiya. En effet, l’imam n’est pas seulement le gardien de l’Umma et de l’Islam : il manifeste la volonté de Dieu sur terre et est réputé infaillible. Une qualité que les sunnites refusent de reconnaître au calife. De plus, le douzième imam chiite disparut à l’âge de cinq ans en 874 [1]. Cette disparition n’est pas interprétée comme une mort mais comme une occultation par la communauté chiite : l’imam « caché » reviendra, rétablira l’ordre et fera cesser l’injustice que fut la victoire de Yazîd sur Husein et par là du sunnisme sur le chiisme. En l’absence de l’imam, les exégètes chiites iraniens ont par ailleurs formulé l’hypothèse d’une délégation des attributs de l’imam au clergé chiite. Depuis les XVIe et XVIIe siècles, les mollahs et ayatollahs chiites bénéficient donc d’une autorité plus grande que leurs homologues sunnites. En plus de ces divergences fondamentales, de nombreuses croyances et pratiques de moindre importance viennent renforcer l’opposition des deux branches de l’Islam : la personne de Fatima fait ainsi l’objet d’une vénération beaucoup plus grande parmi les chiites. Ceux-ci ont également développé une véritable martyrologie à la suite de l’assassinat d’Husein. Contrairement aux sunnites, ils considèrent enfin qu’une vision de Dieu « face à face » est impossible, même après la mort.

Entre mythe et réalité, le « croissant chiite »

L’existence de divergences religieuses importantes n’implique pourtant aucunement que celles-ci doivent automatiquement donner lieu à des conflits de nature politique et militaire. Certes, le chiisme est souvent associé à un certain sentiment d’exclusion politique et peut donc fournir à une communauté la justification théologique d’une éventuelle révolte [2]. Néanmoins, les cas de coopération et de vie en commun des communautés sunnites et chiites sont nombreux et interdisent de considérer l’affrontement de deux communautés musulmanes comme une constante de la géopolitique du Moyen-Orient [3]. Dès lors, comment expliquer la continuelle mise en avant de leur antagonisme sur la scène publique internationale [4] ?

Grafik : Karte vom Nahen Osten mit Bevölkerungsverteilung nach Religionszugehörigkeit. JOCHEN GEBAUER / AFP
Grafik : Karte vom Nahen Osten mit Bevölkerungsverteilung nach Religionszugehörigkeit. JOCHEN GEBAUER / AFP

Pour le comprendre, il faut d’abord faire la généalogie de cette lecture confessionnelle des tensions moyen-orientales et rappeler qu’elle n’est pas tant le fruit des analyses politiques des spécialistes de la région que celui des discours tenus par les acteurs politiques eux-mêmes. Ainsi, le roi Abdallah II de Jordanie, lors d’une interview donnée au Washington Post le 12 décembre 2004, mit en garde la communauté internationale contre l’émergence d’un « axe chiite » qui s’étendrait de l’Iran à Beyrouth, en passant par l’Irak et la Syrie, et qui serait dirigé par Téhéran. Ce discours fut renforcé par l’ancien président égyptien Hosni Moubarak en avril 2006 : le conflit entre chiites et sunnites ne se jouerait pas seulement entre les Etats mais aussi dans les Etats eux-mêmes. L’appartenance religieuse des individus primerait sur leur appartenance nationale, de sorte que l’Iran bénéficierait de l’allégeance de l’ensemble des communautés chiites du Moyen-Orient, menaçant ainsi la stabilité de toute la région.

Or, cette rhétorique semble faire davantage l’écho des préoccupations des dirigeants jordaniens, égyptiens et saoudiens face à la montée en puissance de l’Iran qu’elles ne traduisent une réalité sociale tangible. Sans nier que des tensions interconfessionnelles puissent exister, il faut rappeler que l’existence d’un affrontement généralisé entre un « axe chiite » et un « axe sunnite » dans le monde musulman est à nuancer. Dès 2006, les propos tenus par Hosni Moubarak suscitèrent un tollé dans l’ensemble du monde arabe, au point que le président égyptien se trouva dans l’obligation de nuancer ses paroles. A cette occasion, le cheikh chiite saoudien Hassan-al-Safar rappela ainsi sur Al-Jazira que « mettre en doute la loyauté de tous les chiites à leurs pays [était] une injustice au regard de l’histoire de ces chiites qui ont défendu leur pays » [5]. Il faisait notamment référence à la guerre Iran-Irak de 1980-1988, au cours de laquelle les Irakiens chiites étaient effectivement restés fidèles au gouvernement de Saddam Husseïn, et les Iraniens sunnites au Guide de la Révolution Khomeini. De manière plus générale, la fragmentation du monde chiite fait qu’on ne peut le considérer comme une entité politique homogène et asservie à Téhéran. L’autorité religieuse et politique du Guide de la Révolution iranienne repose sur une fonction, celle de « Magistère du Guide » (velâyat e-faqih) qui n’est pas acceptée par la communauté chiite internationale. L’Ayatollah Al-Sistani, dont l’influence fut décisive dans l’Irak de l’après-Saddam, y est ainsi radicalement opposé, de sorte que le Guide iranien ne s’est vu reconnaître aucune prééminence sur les décideurs politiques irakiens, fussent-ils chiites. Les logiques d’action sont avant tout locales et n’entrent pas dans une logique d’affrontement global entre chiisme « pro-iranien » et sunnisme « pro-saoudien ».

En réalité, la mise en avant du conflit sunnisme-chiisme depuis 2004 résulte d’abord d’une crainte face à la montée en puissance de l’Iran dans la région. Il s’agit d’une lecture politique de la situation moyen-orientale visant à mettre en garde la communauté internationale contre la menace supposée que constituerait un Iran fort dans la région.

Le clivage religieux, objet d’instrumentalisation et outil de mobilisation transnational

La crise syrienne et l’expansion du groupe Etat islamique (EI) n’ont fait que renforcer l’instrumentalisation de l’antagonisme sunnisme-chiisme dans le but de servir des objectifs politiques plus larges.

L’Arabie saoudite et ses alliés ont continué de mettre en avant le conflit sunnisme-chiisme, dans le but de fragiliser la position de l’Iran. En effet, le soutien apporté dans un premier temps par l’Arabie saoudite à l’EI s’expliquait en premier lieu par une volonté d’affaiblir l’Irak de Nouri Al-Maliki et la Syrie de Bachar al-Assad : la haine vouée par l’EI aux chiites était ainsi exacerbée pour priver l’Iran de ses soutiens dans la région [6]. Dans la mesure où il proclame depuis 2005 sa volonté de détruire la rhadifa (groupe des étrangers à la vraie foi, c’est-à-dire la communauté chiite), l’EI promettait effectivement d’être un auxiliaire de poids contre les alliés du régime iranien. De la même manière, l’aide financière apportée par l’Arabie saoudite à la branche armée d’Al-Qaïda en Syrie, Al-Nusra, a contribué à faire de la guerre civile syrienne un conflit interconfessionnel, opposant des sunnites aux Alaouites (chiites) du clan Assad, alors même que les motivations des rebelles étaient d’abord politiques [7]. Tout se passe comme si certains cherchaient délibérément à « faire exister » les conflits chiites-sunnites de manière à crédibiliser le discours tenu depuis 2004 quant aux risques portés par la montée en puissance d’un « axe chiite » au Moyen-Orient.

La nouveauté par rapport à 2004 est sans doute que ces tensions sont à présent exacerbées par des responsables politiques chiites dans le but de mobiliser leurs soutiens face aux insurrections djihadistes. En réduisant la guerre civile syrienne à une guerre entre sunnites et chiites, Bachar al-Assad sut ainsi mobiliser des troupes du Hezbollah libanais et des houthistes yéménites (chiites) à son propre compte pour combattre les soldats d’Al-Nusra, tout en encourageant la communauté internationale à ne pas intervenir dans la région. Comme l’a montré Sabrina Mervin, cette instrumentalisation du clivage religieux permit également de souder la communauté alaouite autour du clan Assad, présenté comme le seul garant de leur survie face aux islamistes sunnites [8].

Et pourtant, aujourd’hui encore, de nombreux indices invitent à ne pas surestimer l’importance du clivage religieux dans les politiques du Moyen-Orient. Certes, Al-Nusra et le Hezbollah continuent de se mener une guerre sans merci en Syrie et à la frontière libanaise. Mais en parallèle, de nouveaux rapprochements s’opèrent. L’offensive de l’EI à Kobané est ainsi l’occasion d’un certain assouplissement des relations diplomatiques entre l’Iran et la Turquie, rassemblés par l’ennemi commun qu’est l’EI. La situation a de quoi étonner, si l’on pense que la Turquie appartenait, avec l’Arabie saoudite et le Pakistan, aux trois grandes puissances sunnites « encerclant » l’Iran. L’Egypte, gouvernée par un Etat laïc mais majoritairement sunnite, cherche également à améliorer la qualité de ses relations avec l’Iran depuis l’élection d’Al-Sissi à la présidence [9]. Dans le même temps, la séparation d’Al-Qaïda et de l’EI a montré que le front islamiste sunnite était loin d’être uni. Autant d’indices montrant que le clivage sunnites-chiites est loin d’avoir le monopole parmi les facteurs de reconfiguration du Moyen-Orient.

Ainsi, même s’il serait naïf de penser que les tensions interconfessionnelles sont inexistantes, tout porte à croire que celles-ci sont d’abord et avant tout attisées et instrumentalisées pour servir des objectifs proprement politiques Elles ne constituent donc qu’un aspect d’un conflit plus large, et il semble nécessaire de se distancier d’une lecture uniquement confessionnelle des tensions moyen-orientales actuelles pour en saisir toute la portée. La question de la place de l’Iran dans les jeux d’alliance régionaux est sans doute d’une importance plus décisive pour comprendre ce qui est actuellement en jeu au Moyen-Orient.

Bibliographie :
 Dumont Gérard-François, « L’Iran et le croissant chiite ? : mythes, réalités et prospective », Géostratégiques, no 18, Janvier 2008, pp. 141 ?161.
 Maréchal Brigitte, Zemni Sami, The Dynamics of Sunni-Shia Relationships : Doctrine, Transnationalism, Intellectuals and the Media, Hurst Publishers, 2013, 361 p.
 Mervin Sabrina, L’étrange destin des alaouites syriens, http://www.monde-diplomatique.fr/2013/01/MERVIN/48592, consulté le 8 octobre 2014.
 Mervin Sabrina, Le conflit entre sunnites et chiites explique-t-il la crise au Moyen-Orient ?, http://www.la-croix.com/Actualite/Monde/Le-conflit-entre-sunnites-et-chiites-explique-t-il-la-crise-au-Moyen-Orient-2014-06-20-1167637, consulté le 8 octobre 2014
 Rabi Uzi, « Conflit entre sunnites et chiites ? : le Moyen-Orient à la veille d’une guerre entre Arabes et Iraniens ?? », Outre-Terre, vol. 22, no 2, 14 Septembre 2009, pp. 189 ?199.
 Rousselin Pierre, L’Etat islamique, produit de la guerre entre chiites et sunnites, http://blog.lefigaro.fr/geopolitique/2014/09/letat-islamique-produit-de-la.html, consulté le 9 octobre 2014.
 Sfeir Antoine, « Sunnites, Chiites », Études, vol. 408, no 6, 16 Juin 2008, pp. 741 ?752.
 Thual François, « Le croissant chiite ? : slogan, mythe ou réalité ?? », Hérodote, vol. 124, no 1, 29 Mars 2007, pp. 107 ?117.
 Sworn Frenemies : Sunni-Shiite Conflict and Cooperation, http://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/view/sworn-frenemies-sunni-shiite-conflict-and-cooperation, consulté le 9 octobre 2014.

Publié le 17/10/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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