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L’islamisme Tunisien d’Ennahdha : d’une mouvance révolutionnaire à un parti politique légaliste (1/3). La naissance de l’islamisme politique sous Habib Bourguiba

Par Clément Guillemot
Publié le 05/07/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

Une légitimité religieuse recherchée par le président Bourguiba favorisant l’islamisme

C’est au sein même du Parti-Etat de Bourguiba, le président de la république de Tunisie entre 1957 et 1987, que se manifestent les premières revendications en faveur d’un retour plus profond à l’islam. Le député Youssef Rouissi, l’ingénieur Béchir Sadiki et le professeur de philosophie Hind Chelbi, tous trois affiliés au parti socialiste destourien (PSD), demandent au régime d’accorder une place plus importante à la référence islamique. Ainsi, dès le début des années 1970, le régime autorise et lance la construction de mosquées dans les écoles et les usines, l’éducation religieuse devient une discipline à part entière dans les programmes scolaires, la consommation d’alcool est réglementée.

Bourguiba tente de se donner une légitimité religieuse, car pour reprendre Abdelkader Zghal, le régime commence à prendre conscience « de la fragilité des dimensions civiles et laïques de cet Etat [2] ». Bourguiba use alors de la symbolique religieuse, n’hésitant pas en cas de besoin à se prévaloir de la qualité d’imam (chef des croyants) et de son habilitation à prononcer des fatwas (avis juridique prononcé par un spécialiste de la loi islamique). Dans un contexte où le mouvement syndical et universitaire d’obédience marxisante est devenu le principal interlocuteur politique du régime, le contre discours islamiste est mis en avant par le régime dans une volonté de lutte contre ces mouvements gauchistes.

L’association pour la sauvegarde du coran (ASC) est apparue dans ce contexte. Créée le 19 juin 1967 par le ministère des Cultes, se retrouvent dans des locaux prêtés par le PSD les islamo-destouriens et les futurs leaders du parti islamiste, dont les principales figures sont Rachid Ghannouchi, Abelfattah Mourou, Slaheddine Jourshi et Ahmida Enneifer. « Il n’est plus simplement question d’islamistes et de savants religieux, mais de scène politique musulmane qui rassemble différents protagonistes et médiateurs étatiques et non étatiques du langage islamique [3] » évoque Mounia Bennani-Chraïbi.

Les premières avancées de l’islamisme révolutionnaire

La mouvance islamiste entrainée par Rached Ghannouchi, indépendante de l’association du Coran, se développe dans un contexte international et national propice. Cette mouvance islamiste se prénomme le Groupe Islamique à ses débuts en 1972. Son objectif clairement affiché est de moraliser la société par un retour plus profond à l’islam, Rached Ghannouchi considérant « que la modernité véhiculée par l’élite bourguibienne ne représente ni le progrès scientifique ni la rationalité, mais la négation de l’identité d’un peuple et de son histoire, la rupture avec son environnement arabo-musulman et son rattachement à la civilisation « d’outre-mer méditerranée [4] ». Le Groupe Islamique crée le périodique mensuel al Maarifa, qui tire à 6000 exemplaires en 1972, et passe à 25000 en 1979. Par ce périodique, « Rached Ghannouchi accuse Bourguiba d’avoir fait le choix de la laïcité dans le seul but de s’opposer à l’islam et non dans la perspective de promouvoir les libertés fondamentales et individuelles, la neutralité de l’État à l’égard des convictions spirituelles et la souveraineté populaire [5] » écrit Lotfi Hajji.
Les heurts sur les campus universitaires se multiplient. Les prétextes sont divers : interruption des cours à l’heure des prières, tenues vestimentaires des femmes jugées non conformes aux préceptes de l’islam, non-respect du jeûne du ramadan. Peu à peu, les interventions des islamistes investissent tous les lieux sociaux. En septembre 1977, pour faire respecter le jeûne du ramadan, les islamistes manifestent à Sfax et ferment cafés et restaurants après les avoir détruits.

Le souhait de la mouvance islamiste d’investir le pouvoir politique par la force

Alors qu’au départ, il y a seulement au sein du mouvement une volonté de promouvoir des valeurs morales, à la fin des années 1970, le mouvement islamiste entre au cœur de l’arène politique : la crise syndicale de 1978 fait fonction de catalyseur. En janvier 1978, c’est la première fois que le mouvement fait passer un communiqué politique dans al Maarifa, Avant que ne tombe le rideau de fer, hypothétisant du jour où les mouvements de gauche prendront le pouvoir.
En septembre 1979, une nouvelle organisation, plus structurée au niveau national, est créée dans le prolongement du Groupe Islamique : la société islamique de Tunisie, dont Ghannouchi est élu président. Les cercles informels sont désormais intégrés dans un organigramme rigoureux, la mouvance prenant de l’ampleur.
Ghannouchi déclare en novembre 1979, « l’islam passera en ce siècle de la défensive à l’attaque. Il gagnera des positions nouvelles. Ce sera le siècle de l’État islamique [6] ». A partir de cette date, l’objectif des islamistes n’est plus de faire respecter (y compris par la force) les rites de l’Islam, mais d’investir l’État et d’en prendre le contrôle. Ils visent le pouvoir. Ghannouchi est arrêté pour la première fois le 19 décembre 1979 pour quelques jours, inculpé de diffusion de fausses nouvelles, de diffamation et d’appel à la subversion.

La volonté du mouvement politique d’intégrer la scène politique en toute légalité

Lorsqu’en avril 1981, Bourguiba consent, sous la pression de son Premier ministre Mohamed Mzali, à l’émergence des partis politiques, la mouvance islamiste devient le mouvement de la tendance islamique (MTI), un mouvement politique motivé par une attitude légaliste, l’intégration au jeu politique devenant le moyen pour les islamistes d’accéder au pouvoir.
Refusant une Tunisie sécularisée par le pouvoir, le mouvement de la tendance islamique représente la continuation d’une culture politique tunisienne qui s’est vue anéantir lors de la victoire de Bourguiba sur Ben Youssef (fervent défenseur d’une Tunisie musulmane), puis avec la liquidation d’une part importante des institutions et des symboles religieux après l’indépendance.
Les islamistes défendent un « chemin islamique » vers la modernité. « Le MTI se considérant à la fois comme un mouvement social et culturel ayant pour objectif de transformer la société tunisienne en profondeur et un parti, c’est-à-dire une organisation politique aspirant à conquérir le pouvoir ou à y participer dans le cadre de la légalité [7] » expliquent Michel Camau et Vincent Geisser.
Ainsi marqué par l’ambivalence entre une volonté de normalisation politique (être un parti comme les autres) tout en cherchant à rassembler la société dans une perspective uniciste et totale, le MTI n’a pu trouver sa place au sein de la scène politique Tunisienne. Sa légalisation en tant que parti fut interdite et en juillet 1981, une soixantaine de membres du MTI, dont Ghannouchi, sont arrêtés et jugés pour formation d’organisation illégale, le régime prenant peur de l’ampleur de ce mouvement.

Les premières concessions idéologiques du MTI

Néanmoins, la quête du légalisme continue à prendre forme et se formalise par des concessions : la grâce présidentielle étant accordée aux membres du MTI en août 1984 (faisant suite à l’arrestation de 1981), le MTI accepte explicitement de se conformer au principe de non-violence et au légalisme politique. Les enseignements d’Hassan al-Banna (fondateur des Frères musulmans), de Sayyid Qutb (théoricien des Frères musulmans) et d’Abul Ala Maududi (fondateur du parti pakistanais Jammaat-e-Islami, le parti religieux pakistanais), ne suffisent plus à critiquer le laïcisme bourguibien, l’autonomisation idéologique du MTI tunisien commence à se poser, s’effectuant par l’élaboration d’un véritable projet politique. Sans véritablement renier leurs options initiales dans le but de fonder un Etat islamique, le MTI a peu à peu appris à les concilier avec les contraintes de son environnement politique et culturel. Les aspects positifs de la philosophie occidentale sont pour leur part officiellement reconnus, ainsi que certains bienfaits du code de statut personnel (lois progressistes promulguées le 13 août 1956). Le MTI apparaît alors sur la scène politique comme un véritable parti sans toutefois être reconnu comme tel par le pouvoir.
Le processus de rapprochement entre le pouvoir politique et le mouvement islamiste culmine en novembre 1985, lorsque le Premier ministre Mohamed Mzali reçoit officiellement les dirigeants islamistes avec ceux des autres formations politiques.
C’est dans ce cadre que le MTI proteste contre la répression de l’union générale tunisienne du travail (UGTT) avec les partis d’opposition. Ainsi, entre 1985 et 1987, le MTI vit en Tunisie sa période la plus active, même si le groupe fait l’expérience quotidienne des attaques du régime, qui décide à nouveau, en mars 1987, par un décret de la cour de sûreté, de mettre fin aux activités du mouvement islamiste. Officiellement, toujours selon le motif de formation d’organisation illégale, officieusement, car le régime est ouvertement contesté par le mouvement islamiste. En effet, l’expérience khomeyniste et la montée en puissance du courant dans l’enceinte universitaire rompent l’alliance entre les islamistes et le PSD. Ghannouchi et 40 personnes sont arrêtés. Des manifestations dans les universités s’en suivent dans lesquelles est scandé : « Il n’a de Dieu que Dieu et Bourguiba est l’ennemi de Dieu ! »

Lire également :
 L’islamisme Tunisien d’Ennahdha : d’une mouvance révolutionnaire à un parti politique légaliste (2/3). Vers la légalisation politique d’un parti islamiste démocrate tunisien : de Ben Ali à la Révolution du Jasmin de 2011
 L’islamisme tunisien d’Ennahdha : d’une mouvance révolutionnaire à un parti politique légaliste (3/3). Ennahdha à l’exercice du pouvoir depuis 2011

Bibliographie

 Mounia Bennani-Chraïbi et Olivier Fillieule, Résistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Paris, presses de Science po, 2003.
 François Burgat, L’islamisme au Maghreb, Paris, Payot, 2008, 416 pages.
 Michel Camau, Tunisie au présent : une modernité au-dessus de tout soupçon ? Paris, Editions du CNRS, 1987, 420 pages.
 Michel Camau et Vincent Geisser, Le syndrome autoritaire : politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, 372 pages.
 Michel Camau et Vincent Geisser, Habib Bourguiba, la trace et l’héritage, Centre de Science Politique, IEP d’Aix en Provence, karthala, 2004, 664 pages.
 Rached Ghannouchi, Dix approches sur le sécularisme et la société civile, London, Centre Maghrébin de recherche et d’édition, 2000.
 Sadri Khiari, Tunisie, le délitement de la cité, Paris, Karthala, 2003, 202 pages.
 Azzam Tamimi, Rachid Ghannouchi : a democrat within Islamism, Oxford, Oxford University Press, 2001, 268 pages.

Publié le 05/07/2012


Clément Guillemot est titulaire d’un master 2 de l’Institut Maghreb Europe de Paris VIII. Son mémoire a porté sur « Le modèle de l’AKP turc à l’épreuve du parti Ennahdha Tunisien ». Il apprend le turc et l’arabe. Il a auparavant étudié à Marmara University à Istanbul.
Après plusieurs expériences à la Commission européenne, à l’Institut européen des relations internationales et au Parlement européen, il est actuellement chargé de mission à Entreprise et Progrès.


 


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