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Entre ‘Amman et l’oasis d’al-Azraq, au bord d’une autoroute aride et plate que seuls les camions citernes circulant entre la capitale jordanienne et les industries de l’est empruntent, surgissent, comme des champignons, les châteaux omeyyades du désert. Surprenantes constructions auxquelles on ne prêterait pas grande attention si l’on ignore qu’ils sont les rares traces d’une époque si mal connue, ces châteaux du désert ont fait l’objet d’études récentes, autant épigraphiques qu’archéologiques. Sans que l’on parvienne à définir précisément quelle fut leur fonction exacte, plusieurs hypothèses ont été émises quant à ces édifices, dont les décorations et les représentations anthropomorphiques peuvent laisser perplexe.
Nous essayerons dans cet article de synthétiser les résultats des recherches récentes. Nous proposons de revenir sur la question de l’occupation des territoires sous les Omeyyades, notamment à travers ce que Ch. Décobert a appelé le « patrimonialisme omeyyade » (1). Nous reviendrons également sur ce que les inscriptions épigraphiques nous apprennent de la titulature des califes omeyyades et enfin nous proposerons un bref bilan sur ce que nous apprend la fresque principale du château de Quṣayr ‘Amra.
Les édifices qui nous intéressent dans cet article se situent tous en Jordanie actuelle. Si nous parlerons essentiellement de celui appelé Quṣayr ‘Amra ou d’al-Ḫarrāna, il en existe plusieurs autres dont les états de conservation sont variables. Tous se situent globalement à l’est de la capitale jordanienne, ‘Amman.
Très désertique, dans un paysage plat où l’horizon est jauni par la poussière et où le seul relief est celui des pylônes qui supportent les lignes électriques traversant le pays, l’est de la Jordanie concentre donc principalement ces implantations sommaires, qui, nous pouvons déjà le supposer, s’étaient implantées au plus proche des tribus bédouines nomades.
On dénombre une petite dizaine de constructions, les mieux conservées étant les édifices de Quṣayr ‘Amra, de Qaṣr al-Ḫarrāna et de Qaṣr al-Azraq (ce château fut, en réalité, construit par les Romains, réutilisé par les califes omeyyades puis par Lawrence d’Arabie), situés à une centaine de kilomètres de ‘Amman.
Le premier édifice à nous intéresser est celui de Quṣayr ‘Amra. Sa décoration intérieure et son utilité demeurent des éléments d’interrogation qui font du château un lieu fascinant.
On estime qu’il fut construit dans la première moitié du VIIIe siècle et qu’il fut utilisé par le prince puis calife Walīd II (r. 743-744). Deux inscriptions arabes ont été retrouvées sur place : « Allāhuma ‘āfia min Allāh wa raḥma » ; « Allāhuma bārik ‘ala al-amīr kamā bārakta ‘ala dāwūd wa ibrāhīm wa ālihi » (2). Nulle part dans ces inscriptions nous ne trouvons la mention de la titulature califale omeyyade d’amīr al-mu’minīn, commandeur des croyants. Cela a donc conduit les chercheurs à supposer que ce château devait être la propriété de princes de la famille régnante.
Ces hypothèses ont été confirmées par l’analyse des représentations de la fresque de la pièce centrale. Cette dernière représente Rodéric, le roi wisigoth, vaincu. Or, celui-ci ne fut battu par Mūsa b. Nusayr qu’en 712 et n’arriva à Damas avec ce dernier qu’en 715. De plus, Walīd II aurait très bien pu hériter du château par son père, Yazīd II (r. 720-724). Ce dernier appréciait tout particulièrement la région de la Balqā‘, en Jordanie actuelle, où se trouve Quṣayr ‘Amra (3). Son fils est donc le plus sérieux candidat parmi les princes des califes de Damas.
Crédit photo : château al-Ḫarrāna, Enki Baptiste, juillet 2016.
La question qui vient consécutivement à l’établissement d’une datation de l’édifice est celle de son utilité. Situé en plein désert, le château pouvait, somme toute, avoir de multiples usages.
H. Lammens fut le premier à formuler une hypothèse quant à sa fonction : il estima que ces châteaux permettaient aux Omeyyades de se retirer dans la steppe, développant par là l’idée qu’il existait un atavisme arabe pour le désert. Cela aurait également permis aux califes de se prémunir contre les épidémies qui touchaient les centres urbains du Šām. J. Sauvaget, quant à lui, estime que ces châteaux sont l’expression omeyyade d’une colonisation agricole de l’espace syrien médiéval. H. Gaube considère que ces constructions étaient les lieux de contact privilégiés entre les tribus bédouines et le nouveau califat urbain et urbanisé, extrait à son cadre tribal arabique par la sortie d’Arabie. Comme en déduit A. Borrut dans sa thèse, impossible de savoir précisément quelles furent les fonctions des châteaux. Ils ne servirent probablement pas à un usage spécifique et permirent sûrement aux califes de conjuguer plusieurs impératifs : manifestation du pouvoir dans l’espace tribal, prévention contre les mouvements de foule et les épidémies ou lieu de repos pour les princes (4).
Sur le château de Quṣayr ‘Amra plus spécifiquement, l’absence de réservoir d’eau permet d’envisager le lieu comme un espace de vie épisodique. Le bâtiment est composé d’une salle tripartite à structure basilicale et de bains. La présence d’hypocaustes et de vasques dans les bains indique que la structure fut fonctionnelle. Reste à savoir à quoi servait la salle tripartite. J. Sourdel suppose qu’il puisse s’agir d’un espace pour se dévêtir et se reposer. Seulement, nous ne connaissons aucune structure à forme basilicale chrétienne qui soit dotée d’un système balnéaire aussi complexe. Cela a conduit O. Garbar et J. Sauvaget à supposer que la salle ait pu servir de lieu de réception (5).
Dépassant ces hypothèses – nous avons vu qu’aucune ne peut être considérée comme invalide – A. Borrut propose de lire ces châteaux comme l’expression de l’exercice mobile du pouvoir omeyyade.
Face au manque crucial de sources écrites de l’époque omeyyade, ces édifices apparaissent comme un précieux témoignage de l’expansion architecturale omeyyade dans les territoires contrôlés et des pratiques de patrimonialisation du pouvoir. En effet, l’art omeyyade a profondément marqué le bilād al-Šām et nous livre des informations que taisent souvent les réécritures de l’histoire abbasside.
Il semble donc cohérent d’affirmer que la mobilité du calife omeyyade semble être venue se greffer à cette monumentalité aux prétentions universelles inscrite dans le paysage désertique du Šām. Après le califat de ‘Abd al-Malik (r. 685-705), les enjeux du pouvoir omeyyade évoluent. Avec la construction d’un véritable État islamique doté de sa monnaie, de son armée, d’une langue de l’administration, l’objectif est d’asseoir l’autorité califale face aux partenaires syriens, tribaux la plupart du temps, du calife. Historiquement ancrée en Syrie depuis l’installation de Mu‘āwiya au titre de gouverneur de la Syrie, en 640, la dynastie omeyyade s’appuie donc en priorité sur ses soutiens dans l’espace du bilād al-Šām.
Cela se traduit par la délégation du pouvoir du calife à ses fils. C’est ainsi que se développa la souveraineté patrimoniale et que les Omeyyades accrurent leur domination sur la Syrie, en construisant graduellement des réseaux (6). Ces derniers permettent la mise en place d’une itinérance des princes et califes sur les routes désertiques de la Balqā‘. En relation avec l’hypothèse d’édifices conçus comme points de contact privilégiés avec les tribus, A. Borrut estime que ce patrimonialisme omeyyade est à concevoir plus largement comme inclusif par rapport à la structure tribale. On doit alors prendre en compte des acteurs secondaires, que l’histoire de la dynastie a laissé de côté, comme par exemple les Banū Mu‘ayṭ, les fils d’Abū ‘Amr b. Umayya. Al-Balāḏurī cite notamment un descendant de ces Banū Mu‘ayṭ qui possédait des moulins dans la région d’Acre et touchait des revenus (mustaġallāt) de ces terres.
On estime également que la délégation de la mobilité se couple avec une délégation des pouvoirs judiciaires. Ainsi, dans les moments d’instabilité, le califat omeyyade, désireux d’imposer une orthodoxie religieuse, utilisa largement les réseaux de pouvoir et les contacts avec les qāḍī-s locaux pour réprimer ces hétérodoxies.
Paradoxalement, ces nouveaux réseaux de pouvoirs locaux et l’émergence de volontés autonomistes de la part des princes dans les territoires qui leur furent délégués confisquèrent graduellement la mobilité du calife omeyyade et restreignirent considérablement son pouvoir (7). A. Silverstein, dans son travail sur les Siyāsa al-mulūk montre que cette perte du contrôle des réseaux et notamment des réseaux de poste et de renseignement fut une des causes principales expliquant l’affaiblissement constant de la dynastie.
Deuxième partie : L’islam du désert : les palais omeyyades de la steppe jordanienne (2/2)
Notes :
(1) Ch. DÉCOBERT, « Notule sur le patrimonialisme omeyyade », in A. BORRUT, P. COBB (éd.), Umayyad Legacies, pp.213-253.
(2) « Ô mon Dieu, bien être et santé de la part d’Allāh et miséricorde » ; « Ô Dieu, bénis l’émir comme tu bénis David, Abraham et les siens ».
(3) Voir G. FOWDEN, Quṣayr ‘Amra, pp.142-174, cité dans N. ALI, « Quṣayr ‘Amra », p.107.
(4) Voir A. BORRUT, Entre mémoire et pouvoir, pp.412-414.
(5) Voir O. GARBAR, The formation of Islamic Art : Revised and Enlarged Edition, p.206-208 ; J. SAUVAGET, La mosquée omeyyade de Médine, pp.124-129, cité dans N. Ali, « Quṣayr ‘Amra », p.109.
(6) A. BORRUT, Entre mémoire et pouvoir, p.422.
(7) Ibid., p.439.
Enki Baptiste
Actuellement en master recherche, rattaché au CIHAM (UMR 5648) et à l’université Lumière-Lyon II, Enki Baptiste travaille sous la direction de Cyrille Aillet sur la construction d’un imaginaire politique du califat.
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