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Le 24 juin 2014 s’est tenu à l’Institut du Monde arabe un colloque sur la question des réfugiés syriens, dans le contexte de la guerre en Syrie. Les clés du Moyen-Orient en donne ici le compte rendu.
Jack Lang dit être heureux que l’Institut du Monde Arabe accueille ce colloque sur les réfugiés syriens, en partenariat avec le Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés. Cet événement s’inscrit dans la programmation plus vaste que l’Institut du Monde Arabe organise autour de la Syrie, manifestant un engagement total de l’institution. Douze initiatives ont été prises, dont une exposition qui se déroule avec la participation d’artistes se trouvant en France pour la plupart. Il exprime également le souhait de préparer un colloque sur le patrimoine syrien. Face à la barbarie, face à l’utilisation d’armes chimiques, face aux attentats commis contre des innocents, face aux violences sexuelles contre les femmes utilisées comme armes de guerre, face à la torture, Jack Lang exprime sa résolution à témoigner et à promouvoir la réflexion, et à accueillir les artistes et les intellectuels syriens qui continuent à créer et écrire. A l’occasion de la Journée mondiale des réfugiés, il est particulièrement important de mettre l’accent sur ce qu’accomplissent de nombreux pays du Moyen-Orient pour accueillir ces réfugiés. La crise syrienne est sans doute la plus grave crise humanitaire depuis celle du Rwanda en 1994. En 3 ans, on dénombre plus de 160 000 morts, 6,5 millions de civils déplacés à l’intérieur du pays, et près de 3 millions de réfugiés dans les pays voisins. Il faut saluer ces pays voisins, les soutenir, car ils font un travail remarquable : le Liban, la Turquie, la Jordanie, l’Egypte et l’Irak portent principalement le lourd fardeau de cet accueil. Les organisations internationales apportent aujourd’hui un soutien, mais est-il suffisant ? C’est ce que les témoignages qui vont suivre viendront éclairer.
Jack Lang conclut : « Je voudrais m’exprimer ici à titre personnel : le pays auquel j’appartiens n’accomplit pas pleinement le devoir qui devrait être le sien, et je dis cela en tant que citoyen français et pas en tant que Président de l’Institut du Monde Arabe. Je ne comprends pas pourquoi notre pays, qui est à l’avant-garde d’actions en faveur de la paix, qui avait pris un certain nombre initiatives qui malheureusement n’ont pas été accompagnées par d’autres pays (Etats-Unis d’Amérique, Grande-Bretagne), n’accomplit pas ce minimum humain avec davantage de détermination. Je lance un appel pour que la France et l’Europe se montrent plus ouvertes, plus généreuses dans l’accueil des réfugiés syriens. Il faut que ce soit des actes concrets, c’est notre devoir en tant que pays, nations, et citoyens de l’Union européenne. Cette situation va maintenant être détaillée par des experts, diplomates, acteurs de la société civile, ONG sur le terrain, qui vont dépeindre les différents aspects de cette crise humanitaire et parler du travail héroïque et courageux accompli sur place, ainsi que des nombreux besoins qui demandent un engagement actif du reste du monde ».
Philippe Leclerc explique qu’un film a été projeté au début de cette conférence. Il montre très concrètement des parcelles de vie de réfugiés syriens, même avant qu’ils ne deviennent des réfugiés, comme à Alep par exemple, où des événements très douloureux se déroulent, pour des personnes déplacées au sein de leur propre pays. Ce colloque se tient à l’Institut du Monde Arabe : il montre la solidarité exprimée par les pays arabes, et la Turquie, qui reçoivent le plus grand nombre de réfugiés syriens. C’est une macabre arithmétique qui se dessine, avec environ 3 millions de réfugiés dans les pays voisins de la Syrie, en Egypte et en Afrique du Nord : 1,1 million de personnes au Liban, plus de 800 000 en Turquie, autour de 700 000 en Jordanie, 225 000 en Irak, 140 000 en Egypte, et 25 000 en Afrique du Nord. Trois millions de personnes sont enregistrées par le Haut Commissariat pour les Réfugiés, mais il y en a sûrement bien davantage, car tous ne veulent pas se faire enregistrer auprès des Nations unies, pour différentes raisons. Pour le seul Liban, cela représente presque un quart de la population, sachant que les réfugiés syriens s’ajoutent à une autre population de réfugiés de longue date dans ce pays, les réfugiés palestiniens.
Philippe Leclerc dit que l’on doit aider ces Etats à garder leurs frontières ouvertes. Un réfugié doit pouvoir bénéficier d’un asile, traverser la frontière et arriver dans un pays qui peut l’accueillir. Pour l’instant, les portes sont encore ouvertes à ces flux de refugiés qui arrivent dans les pays voisins de la Syrie dans une situation d’extrême vulnérabilité. Beaucoup d’entre eux ont déjà été déplacés plusieurs fois au sein de leur propre pays, avant de prendre la décision déchirante de quitter la Syrie dans des conditions dramatiques. Ayant vécu en Syrie, Philippe Leclerc dit avoir pu mesurer combien les Syriens sont attachés à leur pays. Il faut comprendre combien il est douloureux pour eux de devoir le quitter, et de franchir les frontières, pour arriver dans des pays étrangers, même si on y parle la même langue. C’est d’ailleurs pour cela que d’autres personnes restent près des combats au quotidien.
L’orateur souligne l’énorme défi que cela représente pour les pays d’accueil. Quand elles arrivent, les populations réfugiées sont exsangues, nombre d’entre elles sont des femmes avec leurs enfants. Celles-ci représentent un quart des réfugiés au Liban (mari au combat ou décédé…). Ces situations sont particulièrement difficiles. Un nombre très important de personnes ont aussi vécu la guerre dans leur chair, ont été victimes de persécutions, de torture, et il est essentiel de les identifier très vite.
Leur enregistrement permet de repérer le plus rapidement possible les personnes les plus vulnérables. Aujourd’hui, toutes les ONG qui participent à cet accueil sont débordées, elles s’organisent, mais les délais restent trop longs. L’identification est difficile, mais reste essentielle.
Pour les Etats qui les accueillent, les réfugiés représentent également des menaces potentielles sur la sécurité, comme au Liban où ont eu lieu un certain nombre d’attentats ou de combats entre des populations quelquefois soutenues par des entités locales. La situation est en outre difficile du fait de la charge que constitue l’arrivée d’une population en détresse qui doit pouvoir accéder à des structures médicales et scolaires. Plus de la moitié de la population réfugiée est mineure, et au Liban, plus de 500 000 enfants doivent être intégrés. Il faut donc agrandir les écoles, en créer de nouvelles, aménager des horaires pour accueillir des enfants le matin et l’après-midi. Ces conditions extraordinaires ont sur la société des conséquences qu’on ne peut ignorer : il faut aider le Liban, mais aussi la Turquie, la Jordanie, l’Irak, à rester ouverts et à répondre aux besoins pressants de cette population réfugiée. Il importe de montrer ces difficultés et de ne pas les nier, pour que la communauté internationale puisse aider et financer les Etats concernés. Les principaux services à dispenser sont l’éducation, les services médicaux, l’enregistrement des réfugiés, la formation des personnels des organisations internationales, des associations et de l’Etat pour aider cette population particulièrement vulnérable. Chaque Etat répond de manière différente à cet afflux de refugiés. Le premier besoin est la fourniture d’un abri. Le camp de Zaatari en Jordanie accueille 80 000 à 120 000 personnes ; il est devenu la 4ème ville de Jordanie et ses structures provisoires sont malheureusement appelées à durer. Au Kurdistan irakien et en Turquie, plus de 25 camps ont été ouverts. Au Liban, pour des raisons liées à la situation des réfugiés palestiniens, seuls des camps de transit ont été installés à la frontière syrienne.
Pour le Haut Commissariat aux Réfugiés, installer des camps n’est pas la meilleure solution. Il faudrait dans l’idéal que les réfugiés puissent être intégrés dans les structures du pays, dans la société, surtout quand les populations parlent la même langue. Il est essentiel que les programmes d’aide mis en place par la communauté internationale ne se concentrent pas uniquement sur l’assistance à pourvoir dans les camps. Compte tenu de l’ampleur du désastre, il faut multiplier les accords avec des organisations de développement, mais aussi avec la Banque mondiale, pour pouvoir répondre à cette situation exceptionnelle.
La réponse est-elle à hauteur du défi ?
Jusqu’à présent, la communauté internationale a mis en place, à hauteur de 4 milliards de dollars, un plan régional humanitaire qui engage nombre d’ONG nationales et internationales, des agences des Nations unies, ainsi que des ministères des différents Etats concernés. Aujourd’hui, seul 28 % de ce montant a été effectivement financé par différents Etats comme l’Union européenne, les Etats-Unis, le Koweït, le Qatar. Cela oblige l’ensemble des acteurs à faire des choix douloureux qui ont des conséquences très directes sur la population (écoles non soutenues, soins non dispensés, abris non construits, soutien psychologique non assuré…). Il y a certes des dysfonctionnements dans la manière dont l’aide est dispensée, mais il faut la poursuivre et faire en sorte que les Etats qui financent ces efforts continuent à le faire, en multipliant les appels aux donateurs. La situation ne sera pas résolue dans les semaines, voire dans les années à venir, et même si une solution commençait à voir le jour, la situation de la Syrie en termes de destruction est extraordinairement grave. Des villes comme Homs, ou Alep, ressemblent à ce qu’ont pu être des villes allemandes après la Seconde Guerre mondiale.
Il s’agit pour le Haut Commissariat pour les Réfugiés et ses partenaires d’organiser la réponse à des besoins très clairs qui continuent de croître avec l’arrivée des réfugiés. Il faut également prévoir l’avenir et ne pas se leurrer : le nombre de réfugiés va rester très élevé dans les pays proches de la Syrie, et les pays industrialisés pourraient faire des efforts supplémentaires en accueillant sur leur sol un nombre plus important de réfugiés syriens. Ceux-ci n’aspirent pas à venir en Europe, mais à rentrer dans leur pays le plus dignement et le plus rapidement possible. Pourtant, compte tenu de ses relations avec les autres pays concernés et de sa tradition d’accueil, la France pourrait faire preuve d’une solidarité plus grande (appel à accueillir 30 000 réfugiés en 2014). Le Haut Commissariat pour les Réfugiés demande à l’ensemble des Etats industrialisés d’accueillir au moins 100 000 personnes supplémentaires pour les années 2015 et 2016. Il ne faut également pas oublier que 6,5 millions de personnes sont déplacées au sein de leur propre pays, et que la situation reste extrêmement difficile au sein de la Syrie même.
Jean-Paul Cavalieri explique qu’il y a aujourd’hui 1,1 million de réfugiés au Liban. Pour un pays de 4,5 millions d’habitants, qui a la même superficie que la Corse mais une densité quinze fois supérieure, cela représente 25% de la population. Ce pays témoigne vis-à-vis des réfugiés d’une hospitalité légendaire qu’il convient de souligner. La zone de la Bekaa ainsi que le Akkar dans le nord du pays sont les principales zones d’accueil des réfugiés. Ce sont des zones frontalières avec la Syrie, mais ce sont aussi les plus pauvres du Liban, éloignées de Beyrouth, qui vivaient surtout du commerce avec la Syrie. Ces échanges économiques ont cessé avec la guerre. Au départ, les réfugiés étaient principalement originaires de régions proches du Liban, mais désormais, on y trouve de plus en plus de personnes venues de toute la Syrie. Le Liban est le seul pays dont les frontières sont encore ouvertes dans leur quasi totalité, c’est pour cela que les réfugiés s’y dirigent massivement, contrairement à l’Irak, la Jordanie, et la Turquie qui commencent à limiter les flux. Lors du début de la crise en 2011, les réfugiés sont arrivés dans le Nord du Liban, puis ils se sont dirigés vers Beyrouth. Les réfugiés sont dispersés sur 1 745 villages et localités à travers le Liban : il n’y pas un village qui n’accueille pas de réfugié syrien aujourd’hui. Les seules zones où ils sont moins nombreux sont les zones montagneuses ou les régions contrôlées par le Hezbollah au Nord. En revanche, dans les zones chiites du Sud, on trouve beaucoup de réfugiés syriens, qui sont sunnites à 95%.
Pour le Liban, cette situation se traduit par 30 % de déchets supplémentaires à traiter, et une consommation d’électricité plus forte, si bien que de nombreux foyers souffrent de coupures de courant. Le niveau sécuritaire est également assez précaire, volatile, notamment au niveau de la frontière où l’on observe des tirs d’obus depuis la Syrie. Cette précarité généralisée peut faire obstacle à la réponse humanitaire. On compte 6 millions de déplacés en Syrie, dont actuellement 3 millions à l’extérieur du pays. La majorité des réfugiés se trouvant au Liban ont déjà été déplacés au moins une fois à travers la Syrie, quitter leur pays est leur dernier recours et ils arrivent souvent en ayant tout perdu. Les enfants sont les plus affectés et les plus traumatisés. Les destructions matérielles sont énormes, mais il existe également un traumatisme invisible qu’il faudra des années pour réparer.
Entre 40 000 et 50 000 réfugiés sont enregistrés chaque mois, soit 11 000 par semaine, environ 2000 à 3000 réfugiés par jour, ce qui fait 1 par minute à peu près. L’enregistrement est maintenant informatisé et biométrique pour suivre les déplacements secondaires, ce qui permet de mieux comprendre ces flux et d’éviter les fraudes et les enregistrements multiples. Un enregistrement des naissances a été également mis en place : 30 000 bébés sont nés au Liban de parents réfugiés depuis le début du conflit, mais environ 74% d’entre eux n’ont pas de certificat d’enregistrement, pour cause de dépassement de délais, ou de manque de documents… Le Haut Commissariat aux Réfugiés a saisi les autorités libanaises de cette question, pour éviter que se développe une population d’apatrides, et il suit de près cette question juridique avec le gouvernement libanais et les autorités locales. Après un an, la situation des familles est vérifiée et leurs besoins spécifiques sont évalués. Des bases de données sont au service de toutes les ONG et des partenaires du HCR.
Le Programme alimentaire mondial s’occupe de la distribution de la nourriture. Au début, 100% des réfugiés étaient couverts par l’assistance humanitaire, mais l’année dernière, seuls 75% ont pu l’être, en partie pour des questions de ressources. Il faut cibler ceux qui sont le plus dans le besoin, tous les programmes étant contraints par des questions de financement, dans un contexte où le Liban voit sa population de réfugiés augmenter jour après jour.
Au total, 80% des réfugiés payent un loyer, ce qui signifie que 20% sont hébergés gratuitement. Ils vivent dans des appartements très modestes, car les autorités n’ont pas mis en place de camps formels. Certaines personnes louent des emplacements sur des champs agricoles pour planter leur tente ; on compte 1 100 « camps » de ce type. Des écoles sont réhabilitées pour en faire des habitations, même si cela coûte cher, car c’est le seul espace que l’on peut attribuer aux personnes les plus vulnérables, qui n’ont pas les moyens de louer même une tente, et cela permet de suivre les personnes enregistrées. Pour ceux qui le peuvent, les loyers sont d’environ 200$. Jean-Paul Cavalieri explique que le secteur privé entre en jeu, sinon la situation serait encore plus catastrophique.
Arsal, à la frontière avec la Syrie, est le seul endroit du Liban où un camp formel est autorisé. On y compte 50 000 réfugiés, pour 30 000 habitants locaux. Les combattants qui font des allers retours sont de plus en plus nombreux, ce qui remet en cause le caractère civil du statut de réfugié. Certaines personnes hébergent spontanément des réfugiés gratuitement chez eux. Au début du projet de camp formel, le gouvernement a pris peur, car il craignait l’installation définitive des réfugiés. Il a donc demandé le démantèlement des latrines, ce qui n’a pas été possible pour des raisons de santé publique. Jean-Paul Cavalieri rappelle qu’avec les deux millions de Palestiniens réfugiés et la guerre civile, l’évocation de « camps de réfugiés » est une réminiscence de moments tragiques pour la population libanaise.
Comme dans toutes les situations impliquant des réfugiés, la violence prend de l’ampleur. Des hommes, pères, époux ont perdu leur statut, leur travail… Cela engendre des violences sur les épouses, les enfants, des mariages forcés de fillettes et des grossesses prématurées. En Syrie, des mariages en dessous de l’âge légal existent dans les familles pauvres, mais ce phénomène est amplifié en situation de guerre. Pour lutter contre les stigmatisations sociales, il faut ouvrir avec des ONG des centres communautaires où les populations se sentent libres de venir, peuvent rencontrer d’autres réfugiés, échanger, parler avec des psychologues et se confier. Un travail de protection et de thérapie est nécessaire.
Chaque mois, 4 millions de dollars sont mobilisés pour les produits de santé secondaires. Dans chaque centre d’enregistrement, il y a un point de vaccinations tenu par l’UNICEF et tous les enfants sont vaccinés à leur arrivée. Il est plus délicat de soutenir les soins au niveau secondaire, car on est dans l’obligation de limiter ce qui peut être couvert. Les seuls soins remboursés concernent les accouchements, et les hospitalisations en cas de danger de mort. Faute de moyens, les médecins doivent refuser des soins médiaux tertiaires comme des cancers pour pouvoir traiter d’autres cas quotidiens, plus nombreux.
Faisant preuve d’une générosité exemplaire, le gouvernement libanais a ouvert ses écoles publiques, qui accueillent actuellement 90 000 enfants syriens, mais cela ne représente que 25% des 350 000 enfants en âge d’être scolarisés. Avec 1 100 camps, il est très dur d’atteindre tous les enfants pour leur offrir un environnement scolaire. Le gros danger réside dans le travail des enfants qui font vivre leur famille. De plus en plus, les enfants sont embauchés dans les usines. Des cours accélérés ont été mis en place pour les enfants non scolarisés, qui bénéficient d’une remise à niveau pour pouvoir intégrer une école publique à la rentrée suivante. De plus, ils apprennent souvent le français et l’anglais.
Jean-Paul Cavalieri explique qu’il est délicat de mettre en place des programmes de formation pour les réfugiés. A ce jour, 8 750 personnes ont été formées, mais elles risquent de faire concurrence aux Libanais, ce à quoi le gouvernement est sensible, car beaucoup de Libanais ont été poussés vers le chômage, et la situation des Syriens reste compliquée.
Il faut investir dans l’infrastructure locale, car tout est très sollicité, l’infrastructure sociale, les hôpitaux, les écoles, l’électricité… 276 projets ont été lancés depuis 2011 pour 20 millions de dollars, et 41 millions de dollars seront investis en 2015 au Liban dans des programmes d’infrastructures, dans des écoles, en équipement d’hôpitaux, en gestion des déchets, en gestion de l’eau, dans les zones prioritaires d’intervention pour les populations réfugiées et les populations pauvres libanaises, en consultation avec les maires des villes et des localités pour cibler les besoins.
Un travail est réalisé avec la police des frontières pour l’équiper de matériel permettant de limiter le temps d’attente aux frontières et d’avoir un système d’accueil plus souple. Des cartes bancaires ont été créées pour monétiser les dons, ce qui permet de centraliser les transferts et d’abaisser les coûts de logistique, qui sont significatifs. L’argent est viré sur les comptes des plus vulnérables, ce qui favorise leur autonomie et leur redonne de la dignité. Au niveau de la protection individuelle, cela évite les risques de racket ou les besoins de revente des biens. Ce programme a énormément de succès.
4 250 personnes sont aujourd’hui réinstallées au Liban, l’objectif est d’atteindre 7 000 en 2015-2016. Quand on cible bien les familles les plus vulnérables (enfants nombreux, femmes veuves…), cela permet de soulager les communautés locales et de redonner de l’espoir aux familles les plus pauvres et les plus affectées. Toutefois, Jean-Paul Cavalieri souligne que l’avenir est très incertain, dans un contexte d’absence d’ouverture politique ; l’inquiétude règne, et l’aide humanitaire ne peut pas subvenir à tous les besoins.
Il est important d’étudier l’autre aspect de la question, c’est-à-dire l’impact des réfugiés sur les pays eux-mêmes. L’aspect exceptionnel de la situation a été relevé par les deux intervenants précédents. Quel est l’impact de cette situation, face à un conflit sans doute appelé à durer ?
Suzanne Jabbour remercie l’IMA de lui donner la chance d’être aujourd’hui ici pour parler de son expérience en tant que psychologue et directrice d’un centre qui s’occupe des victimes de la torture et des personnes souffrant du traumatisme de la guerre. Jean-Paul Cavalieri a parlé de la situation des réfugiés et a soulevé tous les aspects qui ont un impact sur la société libanaise, sur le plan de l’éducation notamment. Suzanne Jabbour rappelle que 90 000 enfants syriens sont intégrés dans les écoles publiques au Liban, mais dans ces écoles publiques, la majorité des élèves libanais sont issus de familles très pauvres. Cela intensifie les pressions financières sur le gouvernement libanais et professionnelles sur le corps professoral. Sur le plan de l’éducations spécialisée, rien n’est fait pour l’instant pour les enfants syriens en situation de handicap ou de déficience (mentale, intellectuelle, auditive, autisme…) ou ayant d’autres difficultés d’apprentissage. Ils sont laissés de côté. La société civile libanaise prend elle-même en charge les écoles spéciales, et très peu d’enfants syriens ont accès à cette éducation spécialisée.
Sur le plan de la santé, Suzanne Jabbour explique que les Syriens réfugiés au Liban ont d’énormes besoins. Cela pose un grand problème pour le pays : les Libanais souffrent eux-mêmes d’un manque d’accès à la santé publique, car le système de santé n’est pas bien développé, surtout sur le plan de la santé mentale, qui ne fait pas partie de la santé primaire. Toutes les questions de santé mentale sont prises en charge par le secteur privé, seuls les hôpitaux psychiatriques bénéficient du soutien de l’Etat. Pourtant, il faut parler des troubles et traumatismes psychologiques qui sont de plus en plus nombreux et de plus en plus urgents, dans un système encore peu développé. Un psychologue par exemple n’est pas couvert par l’Etat, et peu de Libanais ont accès aux services de santé mentale faute de moyens. Pour les Syriens, ces services sont actuellement pris en charge par l’ONU, ce qui crée un problème pour un grand nombre de Libanais qui ont également vécu la guerre, qui ont des enfants traumatisés, qui sont victimes de conflits, au nord par exemple, région reconnue par l’ONU comme étant la plus pauvre du pays. Suzanne Jabbour rappelle que plus d’un million de Libanais vivent avec 4 dollars par jour, et 150 000 avec moins de 4 dollars par jours. Cette situation génère de la souffrance pour la population. Il existe également des problèmes au niveau de l’électricité, de l’utilisation de l’eau, et des infrastructures, car les Libanais partagent leurs ressources avec plus d’un million de réfugiés. Or, il faut comprendre que la population hôte, qui compte un million de personnes vivant avec quatre dollars par jour, a aussi besoin d’aide.
Suzanne Jabbour mentionne aussi le grand impact des maladies contagieuses dont sont frappés les réfugiés, et qui touchent également la population libanaise. Par ailleurs, environ 40% de la population carcérale au Liban est composée de Syriens. La capacité d’accueil est de 2 500 à 3 000 prisonniers, mais 7 500 personnes sont actuellement en prison. En moins d’un an, plus de 3 000 personnes originaires de Syrie ont été emprisonnées au Liban. Le système pénitentiaire est peu et mal développé, avec peu d’accès aux soins.
Suzanne Jabbour rappelle que le centre Restart est implanté à Beyrouth et à Tripoli depuis 2007, en partenariat avec les Nations unies. Il accueille des réfugiés irakiens et palestiniens, et depuis deux ans, des Syriens. Entre Tripoli et Beyrouth, le centre accueille 1 600 réfugiés syriens chaque semestre, dans des services de santé mentale, de psychiatrie, pour l’obtention de médicaments, pour des tests en laboratoires… Un nombre considérable d’enfants et de jeunes syriens souffrent d’épilepsie, ce qui représente une responsabilité accrue pour le centre Restart et les Nations unies, car ces enfants doivent être suivis sur le long terme. Le centre s’occupe aussi de réfugiés syriens prisonniers, avec un service de santé mentale communautaire, surtout dans le Nord. Une documentation est constituée sur les allégations de torture ; les victimes préparent leur dossier avec le centre pour garantir ensuite une valeur légale à leur dossier au niveau national et international. Le centre est confronté à un problème de ressources humaines : un grand nombre de Syriens ont besoin de services très spécifiques, mais il y a peu de personnel qualifié professionnellement.
Hassan El Fayed prend ensuite la parole, expliquant être représentant de la société civile française, travaillant pour Première urgence, une ONG française qui existe depuis les années 1980. Il est aussi libanais, ce qui lui donne un autre regard sur la situation. Première urgence est présent depuis 2001 au Liban, où Hassan El Fayed a passé les deux dernières années. L’ONG intervevient dans une multitude de secteurs (la santé, la sécurité alimentaire, les abris, les soins psychos sociaux), dans le nord, dans le Mont-Liban, et dans le sud du pays. En 2012, il y avait environ 40 000 réfugiés syriens, et les prévisions étaient de 300 000 réfugiés en juin 2013. Hassan El Fayed explique que personne n’y croyait : aujourd’hui, il y a plus de 1,1 million de personnes enregistrées. Le Liban a énormément de difficultés, mais la guerre civile généralisée et l’éclatement que tout le monde redoutait ne se sont pas encore produits. Il faut rendre hommage au Liban et aux Libanais, à la Jordanie, au nord de l’Irak, qui ont une résilience extrêmement forte… Hassan El Fayed souligne également l’importance de parler de la résilience des Syriens. Il faut comprendre que malgré un sous-financement dramatique (21% de réponse à l’appel pour la réponse régionale), on observe une résilience, une solidarité, une capacité d’adaptation, que ce soit de la part des Syriens ou des communautés d’accueil, jamais vues auparavant dans d’autres communautés, et c’est la première chose qu’il faut saluer. Tous les acteurs humanitaires seraient en faillite totale si les populations concernées ne s’adaptaient pas autant aux contraintes inimaginables qu’elles vivent au quotidien.
En termes d’actions concrètes, Hassan El Fayed souligne que les acteurs humanitaires et ONG sont en dehors du champ politique. Il explique que Première urgence veut faire passer ici un message aux citoyens français et aux citoyens du monde : l’ONG a besoin de chacun individuellement, a besoin d’une solidarité internationale, d’un plaidoyer de chaque citoyen envers ses responsables politiques. Il explique qu’il y a aujourd’hui une impasse politique majeure. En trois ans, la moitié de la Syrie a été détruite, le Liban a vu sa population augmenter de 25%. La Jordanie subit une pression économique hallucinante, l’Irak n’accueille pas énormément de réfugiés, mais est potentiellement à la veille d’un éclatement total, la Turquie connaît des problèmes politiques majeurs et souffre d’instabilité. Aucune solution politique au conflit syrien n’est en vue. Dans ces conditions, la rupture semble inéluctable.
Hassan El Fayed rappelle que la responsabilité, en tant qu’acteur humanitaire, est d’agir, mais aussi d’essayer d’élargir le champ de l’action : négocier de l’accès, demander aux citoyens de plaider auprès des responsables politiques occidentaux pour qu’ils interviennent auprès des autorités des pays où l’ONG est présente, pour que l’action humanitaire soit respectée et que l’accès aux populations soit assuré. Pendant plusieurs mois, les acteurs humanitaires n’ont pas pu intervenir dans le centre de Homs, et beaucoup de gens sont morts de faim. Il explique que l’ONG n’a pas échoué par manque de financement, pas parce qu’on ne les a pas laissé passer. Il faut élargir l’accès aux populations vulnérables. Hassan El Fayed appelle tous les citoyens à plaider auprès de leurs élus locaux. Tout acte individuel de solidarité humaine et citoyenne, tout don, peuvent également aider les ONG françaises ou internationales qui travaillent dans tous les pays impactés par la crise syrienne.
Kamel Doraï explique pour sa part ne pas être partie prenante dans l’assistance et la protection des réfugiés, mais mener depuis de nombreuses années des études sur les réfugiés dans la région. Son intervention est axée sur la Jordanie.
Kamel Doraï rappelle que la relation entre les réfugiés et les populations hôtes est extrêmement importante, or l’accent est rarement mis sur ce point. L’intervention humanitaire d’urgence cible plutôt les populations très vulnérables que sont les réfugiés, mais la question de la pauvreté dans les pays d’accueil est extrêmement problématique. Le contexte propre à ces pays est aussi très particulier, car la majeure partie d’entre eux n’est pas signataires de la convention de Genève, et le statut de réfugié n’existe pas dans des pays d’accueil comme le Liban et la Jordanie. Nous sommes donc soumis à la volonté des Etats, ce qui représente un travail très complexe pour le Haut Commissariat aux Réfugiés.
Il faut relever la singularité de la Jordanie, où l’afflux de réfugiés syriens est moins important. Cependant, la Jordanie s’est construite autour de vagues de migrations forcées : une très large partie de la population est d’origine palestinienne ; en 1991 puis en 2003, des centaines de milliers de réfugiés irakiens sont venus s’ajouter aux populations palestiniennes déjà présentes, et aujourd’hui plusieurs centaines de milliers de Syriens sont arrivés. La position de la Jordanie est du coup extrêmement complexe. Le sujet de la construction nationale y est problématique, car cristallisé autour de la question palestinienne, et à chaque vague de réfugiés, on voit surgir la crainte que cet afflux puisse déstabiliser le pouvoir politique, la Jordanie étant vue comme une ilot de stabilité et de sécurité dans un espace moyen-oriental très perturbé. A la différence du Liban, la question confessionnelle ici ne joue pas vraiment, puisque la division du pays n’est pas la même et ce n’est pas cela qui pose problème aujourd’hui. La question politique en Jordanie est extrêmement importante, aussi importante que la situation humanitaire et sécuritaire, car le pays craint l’installation sur le long terme d’une nouvelle population de réfugiés. La crise syrienne se distingue des crises précédentes, surtout de la crise irakienne, par le caractère massif de la migration et par la mise en place de camps de réfugiés, d’où un changement très important, car cela pourrait annoncer une forme de cristallisation et d’implantation à long terme de la population syrienne. C’est un cas sans précédent depuis la situation palestinienne, car l’installation de camps n’avait pas été envisagée lors de la crise irakienne. La répartition géographique est elle aussi très différente : les réfugiés irakiens étaient installés en ville, majoritairement à Amman, alors que là, c’est le Nord du pays qui est très touché par les migration syriennes. Comme il s’agit de la zone frontalière avec la Syrie, cela pose également des problèmes sécuritaires. Ce qui est très important, et qui vaut aussi pour le Liban, c’est que les réfugiés syriens entrent en concurrence avec les populations les plus pauvres de Jordanie, qui ne sont pas uniquement composées de Jordaniens, mais aussi beaucoup de travailleurs étrangers. Ces gens ont déjà peu de droits dans leur pays d’accueil et travaillent dans des situations très précaires, mais cela crée une concurrence supplémentaire dans un monde du travail extrêmement rude, dans le secteur agricole, la construction, la restauration où travaillent beaucoup d’ouvriers journaliers. C’est un fait assez peu relevé et connu, mais ces populations pâtissent de l’arrivée des réfugiés syriens. Il y a tout de même quelques éléments positifs, même s’ils sont marginaux : des arrivées d’argent, ce qui développe certains secteurs de l’emploi, la main-d’œuvre étant moins chère. Le marché du travail étant extrêmement libéralisé, certaines catégories d’entrepreneurs bénéficient de l’arrivée de ces populations. On observe aussi des arrivées massives de fonds, des envois d’argent de la grande diaspora syrienne, la question étant de savoir comment canaliser ces flux et faire en sorte que l’argent puisse bénéficier aux plus vulnérables. Les effets économiques ne sont donc pas uniquement négatifs, même si, globalement, la déstabilisation est marquante.
Kamel Doraï estime que la réouverture des camps de réfugiés n’était pas une solution idéale ou souhaitable. L’accueil dans les camps génère plus de dépendance, déconnecte les réfugiés de la réalité, et a tendance à créer des poches de pauvreté dans ces populations. C’est ce qu’on observe dans le Nord du pays où la pauvreté qui augmente.
Il faut aussi parler de la situation des autres réfugiés présents en Syrie avant la guerre. La question des Palestiniens de Syrie notamment est dramatique, puisque ces derniers ne bénéficient en aucun cas des accords de libre-circulation. Ils ont beaucoup de difficultés à quitter le territoire syrien pour entrer au Liban ou en Jordanie. Sans statut, apatrides et confrontés à un vide juridique, ils dépendent d’une agence des Nations unies qui n’a pas mandat de « protection », mais uniquement « d’assistance ». Il est difficile au Haut Commissariat aux Réfugiés de s’occuper d’une population qui dépend d’une autre agence des Nations unies. Les Palestiniens de Syrie sont donc dans une situation catastrophique : sans papiers et sans aucun recours, ils portent la charge politique associée à l’étiquette de « réfugié palestinien » dans la région. Cette situation rappelle des crises précédentes, où des milliers de réfugiés palestiniens étaient bloqués dans des No Man’s Lands entre la Syrie, la Jordanie et l’Irak. Les autres réfugiés présents en Syrie avant la guerre sont pour certains toujours présents, comme les Irakiens, notamment dans la banlieue de Damas, très touchée par le conflit. L’attention de la communauté internationale et des ONG ne se porte pas en priorité sur ces populations et elles vivent dans des conditions extrêmement difficiles. Certaines d’entre elles cherchent à rentrer en Irak. D’autres populations comme les Soudanais ou les Ethiopiens sont également lourdement touchés, obligés de se déplacer sans cesse, et se retrouvent dans des situations parfois plus catastrophiques que les réfugiés syriens, car apatrides et sans assistance au fil des migrations forcées.
Il y a quelques mois, ARTE et le Haut Commissariat pour les Réfugiés ont eu le projet d’envoyer des personnes de la société civile, artistes, écrivains… visiter des camps de réfugiés. Laurent Gaudé a participé à ce projet en décembre 2013, et raconte son expérience dans le camp de Kawergosk, situé à quelques kilomètres de Erbil, capitale du Kurdistan irakien : « Le camp de Kawergosk se situe en nouvelle république d’Irak, mais dans une zone particulière car elle est autonome (le visa ne permettant pas d’aller à Bagdad par exemple), le Kurdistan irakien. Cette zone située au Nord du pays accueille un certain nombre de Syriens kurdes, près de la frontière avec la Syrie. Quand nous nous sommes rendus dans le camp en décembre, ce dernier était encore « fermé » : les autorités du Kurdistan avaient en effet décidé que seul un membre de chaque famille avait l’autorisation de sortir du camp une fois par jour pour aller chercher du travail, et devait revenir le soir. Cet élément a joué un rôle très important dans le ressenti de ses occupants, et dans le dialogue avec eux. Les femmes que nous avons rencontrées étaient ainsi des « captives », car depuis 3 mois, depuis l’ouverture du camp début septembre 2013, elles n’étaient pas sorties. Ces personnes sont coupées du monde, en sécurité physique mais avec un sentiment d’exil complet, d’ennui, de désir de sortir mais sans pouvoir le faire, ce qui donne une ambiance de grande tristesse dans le camp. C’est un camp récent, qui avait trois mois quand nous y sommes allés. Les gens de Kawergosk ont traversé des situations extrêmes du point de vue météorologique, ont connu des chaleurs insoutenables fin août quand ils sont arrivés, sans tentes, avec de nombreuses femmes enceintes… Et en décembre au contraire, il y a fait extrêmement froid, avec beaucoup de vent et de pluie. Les habitants avaient de la boue jusqu’aux mollets, jusqu’aux genoux parfois… Les images resteront longtemps de ces enfants en tongs ou en sandales dans la boue. Ce sont ces « montagnes russes » du ressenti physique, de la morsure du froid et de la chaleur intense, qui reviennent dans les témoignages.
Ce qui m’a beaucoup frappé, c’est le désir de retour. J’avais imaginé que ce discours là serait peut-être moins présent, du fait que les réfugiés étaient accueilli au Kurdistan chez leurs « frères kurdes » comme ils le disent eux-mêmes, et qu’on pourrait voir se dessiner là une terre d’accueil privilégiée, mais je n’ai jamais entendu personne émettre l’envie de s’y installer. La phrase qui revenait le plus souvent était « Merci à nos frères de nous avoir si bien accueillis, mais vivement qu’on retourne chez nous ». Ce que je voudrais essayer de dire de manière synthétique, c’est que trois « plaques tectoniques » se rejoignent dans cette région particulière : la question syrienne, avec la guerre, la question du Kurdistan, zone qui va visiblement vers son indépendance, ou du moins qui la désire, et depuis peu la question interne irakienne. Tout cela en fait une zone d’une complexité intense. J’ai le sentiment que pendant longtemps, le Kurdistan était une carte politique difficile à jouer car cela aurait fâché trop de monde : l’Iran, la Syrie, la Turquie, et l’Irak. Mais aujourd’hui, c’est une zone finalement assez calme, peut-être une lueur d’espoir, un levier à jouer dans cette région de chaos. Beaucoup de témoignages recueillis reflètent l’usure des populations. Il y a là un vrai risque, que le pouvoir syrien a très bien compris : aujourd’hui, de nombreux réfugiés, usés, fatigués, ne souhaitent plus qu’une chose : revenir chez eux, même au prix de retrouver Bachar Al-Assad au pouvoir. Certains, qui avaient pourtant pris les armes, sont submergés par l’épuisement et souhaitent par dessus tout rentrer dans leur pays. Pourtant, malgré ce ressenti, cette usure, il faut lutter contre cette idée : il n’y aura pas de solution politiquement durable dans la région si elle est faite de ce genre de compromis. Il faut aider les populations à tenir dans la durée, pour régler politiquement le problème de la Syrie ».
« J’ai des images et des visages qui me reviennent de la Syrie, des images qui me reviennent d’Alep, des images de cette Terre martyrisée, qui sont aussi les images, les mots, qu’entendent les officiers de protection de l’OFPRA qui reçoivent les demandeurs d’asile syriens. Ce sont ces mots, ces vies brisées, que l’on a vus, entendus en janvier au Caire, en avril à Beyrouth, lorsque nous sommes allés à la rencontre des réfugiés, et que l’on verra en septembre à Amman. Les photos découvertes il y a deux jours, prises par des officiers de protection de l’OFPRA, montrent des jeunes femmes occupées au travail noble et difficile de l’instruction de la demande d’asile, qui ont trouvé le moyen de constituer une association qui depuis trois mois accueille cinquante enfants de réfugiés syriens avec des enseignants réfugiés syriens et des libanais à Beyrouth. Ce sont à la fois ces images là, et ces drames là qui me viennent.
La France, et je le dis devant l’Ambassadeur pour la Syrie qui le dira mieux que moi, a été depuis le début de ce conflit en première ligne, auprès du peuple syrien, et a pris des risques, qui sont réels : politiques, diplomatiques, sécuritaires. Et notre pays a pu en payer le prix, mais il a pris le risque de ne pas se taire devant le massacre des armes chimiques. Oui, la France est au premier rang, oui, nous pouvons attendre de la France qu’elle accueille un plus grand nombre de réfugiés syriens, et je suis avec les agents de l’OFPRA dans cette mobilisation, avec le Haut Commissariat pour les Réfugiés et les associations pour que cet accueil s’amplifie encore. La mobilisation est là, même si on la juge dérisoire vis-à-vis des trois millions de réfugiés qui sont aujourd’hui au Liban, en Jordanie, en Turquie. Mais la mobilisation de l’OFRPA est là. Je vais vous donner quelques chiffres pour en prendre la mesure en ajoutant que la France est l’un des grands contributeurs des Nations Unies, et est fière de travailler avec le HCR.
En Egypte, au Liban, où l’OFPRA s’est installé quelques semaines grâce au HCR a fait cet effort immense de contribuer à la mise en œuvre de ces dispositifs, et la France tient son rang.
Il y avait 5 000 Syriens en France l’année dernière, dont 3 000 étaient protégés par l’OFPRA. Ils sont hélas de plus en plus nombreux. Sur les cinq premiers mois de l’année 2014, ils sont déjà aussi nombreux que pour toute l’année 2013. Ce sont probablement plus de 3 000 réfugiés qui seront sur le sol français au cours de cette année 2014. La mobilisation de l’OFPRA est absolue, dans un contexte difficile, qui justifie qu’il se réforme depuis plusieurs mois. Le gouvernement va présenter dans quelques semaines une réforme du système de l’asile en France, car la France est le deuxième pays de demande d’asile en Europe. La demande d’asile augmente fortement depuis 7 ou 8 ans. Dans ce contexte, c’est notre fierté et notre devoir d’être particulièrement disponible auprès des Syriens qui parviennent sur le territoire national : 96% d’entre eux trouvent une protection auprès de l’OFPRA. Tout cela avec l’engagement et le courage d’Eric Chevallier, ambassadeur pour la Syrie. L’OFPRA essaye de protéger et d’aider les réfugiés dans des délais aussi courts que possibles. Nous faisons en sorte que les demandeurs d’asile syriens aient une réponse dans un délai de 3 mois. Nous savons que les 70 000 autres demandeurs d’asile doivent attendre six mois, voire un an ou deux ans, pour obtenir une réponse. Mais il y a des situations d’urgence particulière, auxquelles nous sommes particulièrement attentifs. Lorsque des familles se sont installées à Saint Ouen dans un parc par exemple, le ministère de l’Intérieur a fait en sorte que leur situation soit rapidement prise en compte, en présence du HCR et avec l’aide d’autres associations. Je me suis rendu à Calais pour rencontrer des migrants dans des situations particulièrement difficiles, notamment des Syriens, et leur expliquer qu’il fallait qu’ils fassent des demandes d’asile. Le Président de la République a annoncé avec le HCR une opération en faveur de 500 réfugiés syriens supplémentaires. Cette opération a conduit l’OFPRA à se rendre en Egypte pour intervenir auprès d’une centaine de personnes qui étaient dans une situation particulièrement dramatique. Notre fierté est d’avoir pu protéger des Palestiniens de Syrie, damnés parmi les damnés, qui sont aujourd’hui en Dordogne, dans l’Isère, pris en charge dans les collectivités locales. La solidarité est sans commune mesure avec l’ampleur des besoins, mais l’OFRPA est mobilisé, et nous sommes mobilisés auprès de ce peuple martyrisé ».
Eric Chevallier souhaite saluer l’action du Haut Commissariat aux Réfugiés, des équipes de terrain et de l’OFRPA. Selon lui, le débat sur l’ampleur de l’accueil des réfugiés et sur la place que chaque pays doit prendre est un débat légitime. A ce titre, il va essayer de parler du travail qui est fait ici pour les réfugiés, dans le contexte de la crise en général, et dans ce que la France essaye de faire. En ce qui concerne les chiffres, Eric Chevallier dit qu’il faut insister sur un point, c’est l’attention portée depuis le début à l’accueil de personnes en situation immédiate de danger, principalement les activistes, et peu de Syriens contestent l’idée que la France a sans doute été le pays le plus actif pour permettre que des personnes en danger de mort immédiat soient accueillies et bénéficient d’un statut.
Eric Chevallier estime nécessaire de rappeler les origines de la crise, car parfois, le narratif poussé par le régime finit par créer de la confusion. Selon lui, l’origine et le moteur de cette crise, de son extraordinaire violence et de son impact humain, est l’attitude du régime au pouvoir à Damas qui, face à une aspiration à plus de démocratie, a répondu par les armes. Cela a conduit à une double dynamique de radicalisation, celle du régime qui va toujours plus loin avec ses alliés venus de l’extérieur, qui va toujours plus loin dans l’horreur, avec l’utilisation de l’arme chimique notamment, et qui n’est qu’un des éléments de cette machine de violence extrême comme le sont le recours aux barils de TNT et à la torture massive. Il y a aussi un processus de radicalisation d’un certain nombre de groupe djihadistes ou proches de ce genre de mouvances, et ces mouvements de radicalisation s’entretiennent et sont des alliés, objectifs et parfois opérationnels. Le régime de Bachar al-Assad est un allié objectif et de fait parfois opérationnel de l’Etat Islamique d’Irak et du Levant, dont il a par exemple épargné l’Etat major pendant des mois, dans des locaux connus de tout le monde, alors qu’il a bombardé des immeubles quelques mètres plus loin. Au contraire, des villages tenus par des combattants non-islamistes et bombardés à de nombreuses reprises, ont été pris par l’Etat islamique, et soudainement les bombardements ont cessé. Eric Chevallier estime que cela ne doit pas être oublié à un moment où la confusion règne. Selon l’orateur, face à cette situation, il faut se souvenir qu’entre ces deux pôles de radicalité qui se nourrissent l’un l’autre, il y a encore un immense espace, celui de la population syrienne qui aspire à plus de liberté, et à la sortie d’une crise politique. Eric Chevallier s’interroge : « Pour un pays comme la France, quel peut être l’axe stratégique d’action ? C’est l’intérêt des Syriens, de la région, et notre intérêt que cette population située entre les deux pôles de radicalité survive, maintienne sa place et la développe pour être l’acteur de la sortie de crise politique ».
Que faut-il faire pour aller dans cette approche ?
Selon l’ambassadeur, il faut soutenir l’opposition modérée, ce qui n’est pas toujours facile et fait souvent l’objet de critiques. Mais ce sont les mêmes voix critiques qui souhaitent également une solution politique. Une solution modérée ne peut pas tomber du ciel sans que ce travail de sortie de crise soit accompagné, avec détermination, et quelle qu’en soit la complexité. Eric Chevallier explique que la France a été la plus active dans ce sens. La France ne fait pas parfaitement les choses, mais peu d’acteurs peuvent le faire. L’une des rares possibilités que se maintienne cet espace de modération et d’aspiration à la démocratie, c’est d’appuyer les dynamiques de gouvernance locale dans les zones qui ne sont plus sous le contrôle du pouvoir, ni sous le contrôle des radicaux islamistes. La France peut être créditée de s’être battue, depuis au moins deux ans, pour qu’un soutien international se développe en faveur des conseils locaux et des structures de gouvernance locales. Il faut soutenir l’opposition armée modérée. Il faut aider des groupes armés, quelles que soient les complexités et les limites que cela peut avoir.
Il ajoute qu’il faut également faire comprendre au régime qu’il ne peut l’emporter militairement. Cela aurait dû passer par la nécessité d’une réponse forte à l’attaque chimique de la Gouta l’année dernière. La France y était prête. Un responsable d’un grand pays occidental a dit après coup : « There was a huge non-strike cost ». Cela a coûté très cher de ne pas avoir réagi à ce moment-là à cette abomination qui venait s’ajouter à d’autres abominations. La conséquence de ne pas l’avoir fait a été très claire : si on ne réagit pas fortement à un massacre de cette nature, cela renforce la cohésion du régime, affaiblit l’opposition modérée, et redonne confiance à l’opposition radicale qui se voit seule capable de résister à ce régime. Il faut donc faire pression sur le régime, il faut maintenir la pression en terme de sanctions, en terme de lutte contre l’impunité. (Cf dossier César : preuves photographiques de torture à mort, qui ont probablement très peu d’antécédents historiques). La France est très impliquée pour que ce sujet ait l’attention internationale qu’il mérite.
Eric Chevallier dit qu’il faut aider la population, qu’il faut mobiliser les instances internationales. La France a essayé de le faire au Conseil de Sécurité, avec la résolution 2139, mais avec des résultats en deçà des besoins et des espoirs. Il faut soutenir les pays d’accueil des réfugiés et prendre une part significative dans cet accueil. Il faut également souligner une chose pour laquelle la France s’est battue depuis deux ans : la France est décidée à dire que les zones qui ne sont pas couvertes ou extrêmement peu couvertes par l’aide humanitaire doivent bénéficier de cette aide. En Syrie, il y a deux grandes zones : une zone contrôlée plus ou moins par le régime et qui, pour des contraintes que nous pouvons comprendre par ailleurs, est l’objet de l’aide fournie par les canaux de l’aide humanitaire classique, et une zone extrêmement importante du pays, avec plusieurs millions de personnes, qui ne bénéficie que de « gouttelettes » de cette aide humanitaire internationale, ce qui est inacceptable sur le plan éthique, humanitaire et politique. Eric Chevallier dit que la France a agi pour essayer de soutenir ceux qui sont les premiers à réagir aux besoins humanitaires. Les premiers qui réagissent à l’aide humanitaire, ce sont les populations concernées, et il y a un moyen d’aider ces organisations, ces réseaux de solidarité, en leur faisant confiance. Cela permet de servir des zones encore non couvertes, et des besoins non satisfaits. Il conclut en disant que certains pensent qu’en intervenant ainsi, on quitte alors l’éthique humanitaire pour basculer dans le politique, mais travailler avec les réseaux humanitaires classiques revient à devoir négocier avec le régime, il est donc légitime d’aider directement les populations soulevées à s’organiser.
(La parole est ensuite donnée au public, pour un échange de questions-réponses)
Ines Zebdi
Ines Zebdi est étudiante à Sciences Po Paris. Ayant la double nationalité franco-marocaine, elle a fait de nombreux voyages au Maroc.
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