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L’esclavage en terres d’Islam (VIIe-XVIe siècles)

Par Tatiana Pignon
Publié le 26/12/2014 • modifié le 05/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

La pratique de l’esclavage

En islam, la société civile est régie par la Loi islamique issue du Coran et de la Sunna du Prophète ; il semble que le Coran tolère l’esclavage, tout en imposant aux maîtres des restrictions importantes. L’interprétation, toutefois, peut être différente selon que l’on s’en tienne à la lettre ou que l’on cherche à prendre en compte les circonstances historiques de production du texte. Il est certain que le Coran mentionne le fait d’affranchir un esclave comme une bonne action, permettant par exemple d’expier un péché. Quoi qu’il en soit, la pratique de l’esclavage dans les sociétés moyen-orientales du VIIe au XVIe siècle ne fait aucun doute. Leur fonction première est celle de travailleur, aussi bien aux champs que pour la construction des bâtiments ou la culture de la canne à sucre (ce dès les années 680), ainsi que dans les mines de sel du Sahara ou dans les mines d’or du Soudan. Ces esclaves sont particulièrement seuls, coupés de tout lien social ou familial – les femmes sont interdites de mariage et se voient confisquer leurs enfants en cas de grossesse, tandis que les hommes sont castrés – et leur condition est honteuse ; d’ailleurs, parmi les esclaves libérés par les administrations coloniales à la fin du XIXe siècle, très peu retourneront dans leur pays d’origine par peur de l’opinion. Ce sont tous des étrangers, venus souvent de très loin. Comme tous les esclaves, ils sont exclus des fonctions religieuses et ne sont pas reconnus aptes à témoigner en justice. Si l’esclavage est très peu réglementé dans les tous premiers temps de l’Islam, avec la formation progressive de la Loi islamique à partir des préceptes coraniques et de l’exemple de Muhammad, plusieurs règles s’imposent, notamment l’interdiction de la maltraitance ; toutefois, la peine encourue pour offense à un esclave est moitié moins forte qu’en cas d’offense à un homme libre. L’infériorité des esclaves est donc institutionnalisée.
Un autre de leurs rôles principaux est celui de serviteur ou domestique, aussi bien chez les élites politiques et commerciales qu’à la cour même du calife ou du sultan : les Mamelouks, esclaves d’origine circassienne employés dans la garde personnelle du sultan d’Égypte sous la dynastie ayyoubide, en sont un exemple, mais ils reprennent une tradition déjà ancienne. Les esclaves peuvent en effet être aussi employés dans les armées, comme des mercenaires forcés. Enfin, il existe ce qu’on pourrait appeler des esclaves de haut rang, qui occupent des fonctions importantes au sein de l’État. À l’époque ottomane, notamment, une partie de la cour du sultan est constituée d’esclaves (eunuques) ou d’affranchis qui le conseillent et remplissent des tâches administratives d’importance. Dès le califat umayyade, toutefois, des esclaves étaient utilisés pour le secrétariat, la greffe ou l’administration. Au sein même de la classe sociale que constituent les esclaves, la diversité est donc de mise et les positions sociales sont fortement différenciées, selon une hiérarchie qui va du mineur au conseiller d’État, en passant par le soldat et le valet ; mais les esclaves « privilégiés » sont rares, et aucune dynastie ne peut se mettre en place puisque les esclaves ne peuvent avoir de descendance. Il arrive toutefois que certaines femmes esclaves, cloîtrées dans les harems des puissants, se voient accorder la préférence du maître et vivent une vie paisible, notamment si elles sont instruites ; mais leur infériorité statutaire et leur devoir d’obéissance et de soumission demeurent inchangés.

L’origine des esclaves

La mise en place de l’esclavage peut s’expliquer historiquement par le grand mouvement de conquêtes des VIIe-VIIIe siècles. La guerre, en effet, et surtout la victoire, entraînent l’acquisition de très nombreux prisonniers, dont l’utilité apparaît rapidement aux vainqueurs : si certains sont tués, d’autres sont enrôlés dans les armées qui continuent à avancer, tandis que d’autres encore sont envoyés vers l’intérieur pour être employés comme travailleurs ou comme serviteurs. En effet, les conquêtes des premiers musulmans n’ont pas pour but de convertir les populations : elles ressemblent davantage à une expansion naturelle, portée par la nouvelle religion qui rend les musulmans sûrs de leur victoire, mais sans visée prosélyte. Elles ont donc pour conséquence d’utiliser une population nombreuse, considérée comme païenne, pouvant répondre aux besoins militaires, administratifs et économiques du nouvel État en formation. Le besoin de main-d’œuvre se fait bientôt si fort que d’autres expéditions sont conduites dans le but d’imposer aux royaumes limitrophes un lourd tribut de femmes et d’hommes esclaves : c’est le cas par exemple en 642, lorsque les troupes musulmanes s’élancent d’Égypte (tout juste conquise) pour attaquer la Nubie, le Soudan et l’Éthiopie. Les rois et chefs des potentats locaux qui y existent sont laissés en place après la conquête, à condition de livrer chaque année trois cent soixante esclaves. Plus tard, des razzias sont conduites par les corsaires arabes en Méditerranée, notamment contre les villes d’Italie et contre les chrétiens de la péninsule ibérique. Enfin, les attaques infructueuses à l’est, contre Constantinople, en 673 et en 716, débouchent sur des raids de cavalerie ayant pour objectif le butin et les esclaves. Il s’agit donc la plupart du temps de prisonniers de guerre, même si un commerce d’esclaves plus large et mieux organisé va bientôt se mettre en place. Du point de vue ethnique, les esclaves sont majoritairement des Noirs, pris lors de « guerres saintes » menées par des royaumes d’Afrique convertis à l’islam contre leurs voisins « impies », toujours au nom du calife de Bagdad à qui ils payaient donc un tribut. Selon les auteurs orientaux, les femmes de Nubie seraient particulièrement recherchées pour leur beauté et leur douceur, qui en font d’excellentes concubines mais aussi des nourrices pour les enfants. On trouve également un grand nombre d’esclaves blancs, soit pris en Europe du sud-ouest, soit faits prisonniers en Grèce et sur le territoire byzantin. Enfin, les esclaves circassiens [1] sont également très prisés, notamment pour la fonction militaire. Mais à partir du IXe siècle, les conquêtes commençant à s’essouffler, c’est la traite qui va fournir aux pays d’Orient la grande majorité des esclaves dont ils ont besoin.

Le commerce d’esclaves

Dès le VIIIe siècle existe une traite d’esclaves, de l’Occident vers l’Orient, et concernant notamment des Saxons, des Slaves et des Européens du Nord. Amenés jusqu’aux ports d’Europe du Sud, ils sont ensuite envoyés vers les grandes villes du Maghreb et de l’Orient. Les sources musulmanes et chrétiennes insistent sur l’importance du rôle des Juifs dans ce commerce, ne serait-ce que parce qu’ils sont plus à l’aise que les musulmans sur les marchés aux esclaves d’Europe, où ces derniers s’aventurent peu. De nombreux commerçants européens, en revanche, se rendent sur les marchés musulmans pour vendre des captifs – notamment des marchands italiens et plus particulièrement vénitiens, jusqu’à l’interdiction faite à ses sujets par l’empereur byzantin Léon l’Arménien, au début du IXe siècle, de commercer dans les ports d’Égypte et de Syrie [2]. Ce commerce représente une grande part des échanges entre l’Orient et l’Occident, d’autant que la forte mortalité des esclaves – due à leurs conditions de vie et de travail, mais aussi aux affrontements fréquents entre factions – et l’interdiction qui leur est faite de s’assurer une descendance oblige les musulmans à les renouveler constamment.
À partir du Xe siècle, sous l’influence de la dynastie perse des Sassanides, puis de celle des Bûyides qui prend le pouvoir à Bagdad en 945, le commerce d’esclaves avec la Russie se développe aussi largement. Enfin, la chasse aux esclaves noirs à travers l’Afrique prend de telles proportions que tout un réseau commercial, fait de relais et de routes caravanières, se met peu à peu en place dès le début du IXe siècle. De nombreuses personnes vivent du commerce d’esclaves : commerçants à proprement parler, rabatteurs, geôliers, éventuellement traducteurs. De véritables petits sultanats musulmans se mettent en place en Afrique noire, qui vivent uniquement de la traite des esclaves. Il s’agit d’un commerce lucratif – les marges des vendeurs d’esclaves de Verdun, en France, sont particulièrement élevées, mais les marchés aux esclaves d’Orient brassent également beaucoup d’argent : une belle esclave noire, par exemple, pouvait être vendue mille dinars, tandis qu’un travailleur valait entre cent et trois cents dinars. Les principaux centres de réception d’esclaves sont les grandes villes : La Mecque, le Caire, Bagdad, Damas entre autres, d’où ils pouvaient ensuite être conduits vers les sites d’exploitation des mines d’or et de sel, par exemple. Les trajets parcourus par les esclaves étaient donc très longs et souvent laborieux.

L’esclavage en terres d’Islam apparaît donc bien comme un fait important, qui toucha pendant des siècles des millions d’hommes et de femmes et brassa une très grande quantité d’argent. À quelques reprises, certes assez rares, il favorisa les contacts entre des populations très différentes – notamment en diffusant l’islam à travers l’Afrique, où les raids avaient pour première intention de capturer des esclaves. Régulé selon les principes propres à l’islam, mais communément admis comme une structure sociale d’importance, il est l’une des clés de compréhension du fonctionnement économique et social des pays du Moyen-Orient médiéval. À partir de l’ère ottomane surtout, une classe d’esclaves de haut rang se développe et prend de l’envergure à la cour des sultans : il s’agit aussi bien des eunuques qui administraient les palais et, en partie, l’État, que des concubines que le sultan finissait par affranchir avant de reconnaître leurs enfants comme les siens ; même si les héritiers désignés du sultan furent rarement des fils d’anciennes esclaves, ils purent jouer un rôle important dans l’État. Très divers dans ses pratiques et ses fonctions, l’esclavage permet donc, dans une certaine mesure, un brassage des populations, voire des idées puisque les nourrices, les précepteurs et les éducateurs sont fréquemment des esclaves – sans parler de son rôle économique fondamental.

Bibliographie :
 Malek Chebel, L’esclavage en terre d’Islam, Paris, Fayard, 2012, 496 pages.
 Murray Gordon, L’esclavage dans le monde arabe VIIe-XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 1987, rééd. Tallandier, 2009, 265 pages.
 Jacques Heers, Les négriers en terres d’islam : La première traite des Noirs, VIIe-XVIe siècles, Paris, Éditions Perrin, 2007, 318 pages.

Publié le 26/12/2014


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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