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L’élection de Recep Tayyip Erdogan à la présidence de la république et les transformations du modèle politique turc

Par Nicolas Hautemanière
Publié le 09/09/2014 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

TURKEY, Istanbul : A woman walks past a campaign poster of Turkish Prime minister Recep Tayyip Erdogan on August 8, 2014, in Istanbul. Turkish voters will directly elect their head of state for the first time in the country’s modern history in the August 10 election, with Prime Minister Recep Tayyip Erdogan the hot favourite to become president.

AFP PHOTO/OZAN KOSE

L’élection de Recep Tayyip Erdogan à la présidence de la République et ses répercussions sur la Constitution turque

Cette année encore, le Parti pour la Justice et le Développement (AKP) triomphe en Turquie. Son représentant, Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre du pays depuis 2003, a remporté les élections présidentielles en recueillant dès le premier tour (10 août 2014) la majorité absolue avec 52,3 % des suffrages exprimés. Au-delà de l’AKP, ce triomphe est aussi une victoire personnelle pour Erdogan : son score dépasse celui obtenu collectivement par son parti lors des élections municipales de mars 2014. A cette occasion, les maires appartenant à sa mouvance politique avaient en moyenne rassemblé 45% des voix. Ces deux scrutins affermissent la place d’homme fort de la Turquie qu’a su se tailler Erdogan depuis son accession au pouvoir en 2003. Ni l’occupation du parc de Gezi et la brutale répression qu’elle avait entraînée, ni le scandale de corruption qui avait entaché les plus grandes responsables de son gouvernement en décembre 2013 n’ont su altérer la popularité de l’ancien Premier ministre et nouveau Président de la République turque.

Un tel succès a de quoi étonner les observateurs occidentaux. En dépit des velléités affichées par Erdogan de faire progresser le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne, les dérives autoritaires de son régime ont considérablement dégradé ses relations avec les responsables politiques européens [1]. Pourtant, aux yeux de la classe moyenne turque, Erdogan continue d’incarner le rêve d’une ascension sociale pour tous et d’une prospérité croissante pour le pays. A ses années aux commandes de la Turquie reste associée l’expansion économique des années 2000, marquées par un taux de croissance certes réduit mais constant avoisinant les 2%, et ayant frôlé les 4% en 2013 [2]. Erdogan a également le talent de mettre en scène la montée en puissance de la Turquie contemporaine. La rhétorique du régime, relayée par des médias majoritairement proches du gouvernement, n’a de cesse de mettre en lien le « renouveau » de la Turquie avec la gloire passée de l’Empire ottoman [3]. A l’occasion de l’annonce de son élection à la présidence de la République, Erdogan se plut également à assimiler son règne au début d’une « ère nouvelle » marquant l’amorce d’un processus de réconciliation de « tous les Turcs » sous son égide. Ceci en dépit de la politique fortement nationaliste et défavorable aux minorités menée par l’AKP depuis 2003.

Fort de sa victoire, Erdogan entend à présent mettre en œuvre une transformation constitutionnelle de la République, qui devrait se traduire par une plus forte présidentialisation du régime. Il l’a annoncé à maintes reprises : il renonce certes à la fonction de Premier ministre, que les statuts de l’AKP lui interdisaient d’exercer pour un quatrième mandat, mais il n’entend pas se défaire de ses responsabilités politiques passées. La fonction présidentielle, jusque-là cantonnée à des missions de représentation, doit se transformer sur les modèles américain et français. Le nouveau Premier ministre, Ahmet Davutoglu – ancien ministre des Affaires étrangères d’Erdogan – devra mener à bien la réforme de la Constitution de manière à renforcer les pouvoirs du Président face au Parlement. La manœuvre est risquée, dans la mesure où l’AKP ne détient pas, pour le moment, la majorité des deux tiers au Parlement, nécessaire à la ratification d’une modification de la Constitution. A terme, elle devrait néanmoins mener à une concentration accrue du pouvoir aux mains d’Erdogan. Ce faisant, elle devrait entériner un processus de long terme au cours duquel la démocratie turque a adopté les traits d’un régime de plus en plus autocratique.

Au delà du mythe du « modèle démocratique turc », la dérive autoritariste de l’AKP

La dérive autocratique de la démocratie turque n’est en effet pas neuve mais s’inscrit dans une tendance de retour à l’autoritarisme politique particulièrement nette depuis les années 2010 et 2011, rompant avec les promesses de libéralisation autrefois portées par le parti de Recep Tayyip Erdogan.

En 2002, l’arrivée de l’AKP au pouvoir avait suscité l’espoir de voir émerger un « modèle démocratique turc » rompant avec la violence d’Etat des années 1980 et 1990. En 1980, une junte militaire menée par le général Kenan Evren avait pris le pouvoir, aboli la constitution et mené une politique de répression d’une violence rare. Au cours de cette période, on estime que 48 000 prisonniers politiques furent enfermés dans les prisions turques par la junte militaire. Après la relative accalmie des années 1983-1993, marquée par la prééminence du progressiste Turgut Özal sur la scène politique, la répression militaire reprit le dessus et conduisit à de nouvelles incarcérations ainsi qu’au soutien par le gouvernement de nombreux attentats perpétrés à l’encontre des groupes jugés menaçants pour l’identité turque (kurdes, alévis, et opposants politiques). La victoire de l’AKP aux élections générales de 2002 devait clore cette période de violences d’Etat. Le parti entendait défendre un islamisme modéré compatible avec la démocratie parlementaire et l’intégration de la Turquie ans l’Union européenne. Les progrès démocratiques et la réduction de la puissance de l’armée dans les institutions politiques suscitèrent l’enthousiasme de la communauté internationale. Le « modèle démocratique turc » incarné par l’AKP devait servir d’exemple aux Etats du Moyen-Orient : avec lui s’esquissait l’espoir d’un islamisme politique moderne réconcilié avec les idéaux démocratiques occidentaux.

A partir de 2010-2011, il s’avéra pourtant que la rupture de l’AKP avec les méthodes répressives des années 1980 et 1990 était loin d’être totale. Comme le note Vincent Duclert, « tout se déroule au contraire comme si le parti AKP et le gouvernement qu’il contrôle […] récupèrent les moyens de répression jusque-là détenus par le pouvoir militaire [4] ». Les arrestations de journalistes dissidents se multiplièrent : plus de 70 d’entre eux furent incarcérés, propulsant la Turquie au premier rang mondial en terme de lutte contre la liberté de la presse. Une justice d’exception se mit progressivement en place au motif de la lutte antiterroriste, et conduisit à l’arrestation de centaines d’opposants politiques. En 2012, le Département d’Etat des Etats-Unis estimait à 8 000 le nombre de personnes arrêtées en Turquie en raison de leur usage de la liberté d’expression depuis la fin de l’année 2009 [5]. Parmi les thèmes sensibles figurent la reconnaissance du génocide arménien, la situation des minorités en Turquie, ainsi que la dénonciation de la répression policière. La rhétorique gouvernementale, continuant de vanter les progrès de la démocratie en Turquie, permettait néanmoins de masquer – dans une certaine mesure – la réalité de la situation politique du pays.

A partir de l’été 2013, les événements prirent une nouvelle tournure et rendirent manifeste la montée en puissance de l’appareil répressif au sein de l’Etat d’Erdogan [6]. Tout commence avec l’annonce de la destruction du parc de Gezi, situé près de la place Taksim, à Istanbul, devant permettre la construction d’un nouveau centre commercial dans la ville. Depuis plusieurs années déjà se multipliaient les projets d’aménagement urbain devant donner à Istanbul l’aspect d’une grande métropole à la pointe de la modernité. De grandes infrastructures de transport, comme le tunnel du Marmaray traversant le détroit du Bosphore ou le gigantesque pont autoroutier reliant les deux rives d’Istanbul, devaient faire de la ville une véritable « vitrine » de la modernité et du dynamisme de la Turquie contemporaine [7]. Ces projets, davantage destinés aux voyageurs internationaux qu’à la population locale, furent le plus souvent réalisés sans consultation des habitants d’Istanbul. Même la mairie stambouliote n’y fut que rarement associée. Dans ce contexte, l’annonce de la destruction du parc de Gezi, un des rares îlots de verdure de la métropole, vient réveiller les tensions accumulées au fil de la multiplication des projets urbanistiques touchant la seconde ville de Turquie. La résistance s’organise. A partir du 29 mai, le parc est occupé nuit et jour par la population locale. Elle est menée par une jeunesse fortement politisée et active sur les réseaux sociaux. Le mouvement est sans précédent et rassemble des dizaines de milliers de personnes. Le 15 juin, alors même qu’il a abandonné le projet de centre commercial initialement prévu, le gouvernement lance l’assaut pour « libérer » Gezi. La violence de la répression est elle aussi sans commune mesure : au lendemain des affrontements, on dénombre six morts, 8 000 blessés, ainsi que des centaines d’arrestations. Le contrôle de l’Etat sur les médias se renforce : rien n’est dit de ces événements à la télévision et dans la presse traditionnelle.

Un an après ces contestations, l’élection d’Erdogan à la présidence turque et le programme de renforcement du pouvoir exécutif qui y est associé ont donc une signification claire. Ils viennent donner une forme institutionnelle à l’Etat autoritaire et autocratique progressivement mis en place par l’AKP.

Un autre chemin vers la démocratisation : l’émergence et la construction d’une opposition politique en Turquie

Faut-il conclure à un retour de la politique turque à la situation des années 1990 ? Une telle conclusion semble prématurée. Aux marges du gouvernement s’est en effet construite une opposition politique réelle qui pourrait être amenée à jouer un rôle décisif dans les années à venir.

Malgré la très forte répression à laquelle elle a donné lieu, l’occupation de Gezi par la jeunesse turque a en effet brisé un tabou. Elle a montré que des rassemblements de masse étaient possibles et pouvaient infléchir les décisions gouvernementales : les projets immobiliers touchant au parc de Gezi ont été abandonnés. En mars 2014, les hommages à Berkin Elvan ont de nouveau rassemblé 200 000 personnes à Istanbul, en dépit des intimidations de la police. Le jeune homme venait de mourir des suites des blessures que lui avaient infligées les forces de l’ordre au cours de l’assaut final du parc de Gezi. L’événement a suscité l’émotion de l’opinion publique et a fait l’objet de quatorze millions d’échanges sur Twitter [8].

Au cours des dernières élections présidentielles, il s’est également avéré que l’opposition politique au président Erdogan prenait des formes nouvelles. Les clivages anciens – opposants turcs et kurdes, musulmans et partisans de la laïcité – ont eu tendance à perdre de leur importance face aux questions d’ordre proprement politique [9]. Le candidat kurde Selahattin Demirtasa sut ainsi rassembler des électeurs d’horizons très éloignés : aux côtés des membres de la communauté kurde et de la jeunesse figurent des musulmans modérés sceptiques face à la politique menée par l’AKP, de même que des citadins simplement fatigués des projets urbains portés par Erdogan. Le candidat du Parti Républicain du Peuple (CHP), Ekmeleddin ?hsano ?lu, a quant à lui su attirer les voix tant de musulmans croyants et que de partisans de la laïcité. Bref, l’opposition se structure, gagne en audibilité et rassemble de nouveaux groupes sociaux. La part des électeurs qu’elle réunit reste modérée : Ekmeleddin ?hsano ?lu n’a collecté que 38% des voix, et Selahattin Demirtas 10 %. Elle n’en montre pas moins que les efforts entrepris par Erdogan pour marginaliser toute opposition politique ont échoué.

Bien qu’elle ne soit plus soutenue par l’AKP, la démocratisation de la Turquie est donc toujours en marche et emprunte des voies nouvelles.

Lire également :
 Istanbul : les enjeux politiques du développement urbain – Entretien avec Yoann Morvan
 Alévis de Turquie : de l’oppression ottomane aux débordements du conflit syrien
 Où en est la situation en Turquie ?
 Mouvement de protestation en Turquie : décryptage

Bibliographie :
 Country reports on Human Rights Practise, http://www.state.gov/j/drl/rls/hrrpt/humanrightsreport/index.htm#wrapper
 « CSU zu Präsidentschaftswahl „Die Erdogan-Türkei hat in Europa nichts verloren“ », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 12 août 2014, également disponible ligne sur http://www.faz.net/aktuell/politik/ausland/europa/csu-zu-praesidentschaftswahl-die-erdogan-tuerkei-hat-in-europa-nichts-verloren-13093499.html, consulté le 29 août 2014 .
 « Les ambivalences de la « ?nouvelle Turquie ? », http://www.lemonde.fr/europe/article/2014/08/11/les-ambivalences-de-la-nouvelle-turquie_4469913_3214.html, consulté le 29 août 2014.
 The world Bank, IBRD – IDA, http://data.worldbank.org/country/turkey
 Elmira Bayrasli, « The Ottoman Revival Is Over », The New York Times, 30 mars 2014, disponible sur http://www.nytimes.com/2014/03/31/opinion/the-ottoman-revival-is-over.html, consulté le 29 août 2014.
 Vincent Duclert, Occupy Gezi. Un récit de résistance à Istanbul, Paris, Demopolis, 2014
 Jean-François Pérouse, « Hybristanbul. Les grands projets d’aménagement urbain en Turquie », La Vie des idées, 24 septembre 2013, http://www.laviedesidees.fr/Hybristanbul.html

Publié le 09/09/2014


Nicolas Hautemanière est étudiant en master franco-allemand d’histoire à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l’Université d’Heidelberg. Il se spécialise dans l’étude des systèmes politiques, des relations internationales et des interactions entre mondes musulman et chrétien du XIVe au XVIe siècle.


 


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