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L’eau, cause ou prétexte pour les conflits ? L’exemple du Tigre et de l’Euphrate

Par Hervé Amiot
Publié le 06/12/2013 • modifié le 11/05/2020 • Durée de lecture : 13 minutes

Cependant, il ne faut pas oublier que le bassin du Tigre et de l’Euphrate est situé au cœur du Moyen-Orient, dans une zone très complexe géopolitiquement. Cette étude de cas permet donc de se poser la question plus générale du rapport entre eau et conflits. L’eau peut-elle être la cause de conflits entre Etats ou entre groupes à l’intérieur d’un Etat ? Autrement dit, peut-il exister des « guerres de l’eau » ? Ou alors l’eau ne serait-elle pas plutôt un prétexte pour d’autres conflits plus profonds, un simple vecteur, un support pour la diffusion de conflits déjà existants ? Après avoir pointé les limites de l’approche consistant à voir l’eau comme la cause des conflits (I), nous verrons qu’il faut davantage considérer l’eau comme un vecteur voire un prétexte pour des conflits plus profonds, mais qu’elle peut toutefois servir de déclencheur à ces derniers (II). Enfin, étant donné que les causes de ces conflits sont plus politiques qu’hydriques, nous nous demanderons si une gestion concertée du bassin est possible (III).

Carte : Les conflits autour du bassin du Tigre et de l’Euphrate

I – Les aménagements du Tigre et de l’Euphrate : source de conflits ?

Géographie du bassin fluvial

Prenant leur source en Turquie, le Tigre et l’Euphrate parcourent la Syrie et l’Irak pour se jeter dans le Golfe Persique par le delta du Chatt-el-Arab. L’Iran appartient aussi au bassin fluvial puisque des affluents du Tigre y prennent leur source. La pluviométrie est forte au niveau des sources turques et iraniennes, mais globalement modeste sur le reste du bassin versant. Ainsi, la part principale du débit des deux fleuves se constitue sur le territoire de la Turquie.

Le fleuve le plus occidental est l’Euphrate. Long de 2315 km, il draine un bassin versant de 440 000 km², dont 35% se situent en Turquie, 20% en Syrie et 45% en Irak. En revanche, 88% du débit du fleuve provient des eaux turques, alors que 12% provient des eaux syriennes, et que l’Irak ne contribue pas au débit du fleuve.

Le Tigre est le fleuve situé plus à l’Est. Il est long de 1900 km et draine un bassin de 258 000 km², situé à 12% en Turquie, 2% en Syrie, 53% en Irak et 33% en Iran. C’est l’Irak qui contribue le plus au débit du fleuve, à hauteur de 51%. La Turquie y participe à 40%, l’Iran à 9% et la Syrie n’y contribue pas.

On voit donc que la Turquie tire de grands avantages de sa situation en amont. Ce sont ses eaux qui alimentent le plus le bassin et elle peut donc capter l’eau avant que celle-ci arrive dans les Etats en aval. Dans le contexte de croissance démographique, les ressources en eau sont hautement importantes pour ces Etats déjà fortement peuplés à la fin des années 2000 (31 millions d’habitants pour l’Irak, 20 millions pour la Syrie, 75 millions pour la Turquie). C’est pourquoi les Etats riverains du bassin ont rapidement attaché de l’importance à l’aménagement fluvial.

L’aménagement est également rendu nécessaire par les caractéristiques mêmes des fleuves. De régime pluvio-nival, ils présentent de fortes crues au printemps issues de la fonte des neiges du plateau anatolien. Mais ces crues sont trop tardives pour les récoltes d’hiver, et trop précoces pour les récoltes d’été. Les débits annuels sont extrêmement irréguliers : 42% du débit de l’Euphrate s’écoule en avril-mai, 53% du débit du Tigre, de mars à mai (Lasserre et Descroix, 2011). D’où la nécessité de construire des barrages et des canaux pour régulariser le cours des fleuves et pouvoir exploiter l’eau hors des périodes de crues.

Une exploitation des fleuves de plus en plus importante …

L’Irak

C’est sur l’Euphrate, en Irak actuelle, que l’Empire ottoman, puissance qui domine la région au début du XXème siècle, décide de construire un premier barrage en 1911. Dans l’entre-deux-guerres, d’autres barrages sont construits sur le Tigre par la puissance mandataire britannique, puis par le royaume d’Irak, indépendant en 1932. Ces premiers barrages sont des barrages de dérivation, qui permettent de canaliser le débit des fleuves et d’acheminer l’eau vers des terres à irriguer. Après la Seconde Guerre mondiale, le dispositif est complété, avec cette fois pour objectif de protéger les plaines des inondations. Le barrage de Ramadi (1965) régule les eaux de l’Euphrate tandis que celui de Samara (1965) contrôle le cours du Tigre. Dans un troisième temps, la fonction des barrages change. Alors qu’ils étaient construits dans la plaine mésopotamienne pour détourner les eaux des fleuves, on crée à présent des barrages de retenue dans les régions montagneuses. Ils servent à capter l’eau et lutter contre l’irrégularité interannuelle du débit, mais aussi à produire de l’électricité. Sur l’Euphrate, le barrage de Haditha est achevé en 1985. Le barrage Saddam (ou d’Eski) est construit sur le Tigre, en amont de Mossoul. En 1976, le canal Tharthar Euphrate est percé. Il permet de réutiliser les eaux accumulées dans le lac Tharthar par le Tigre, et ainsi de pallier la faible alimentation de l’Euphrate consécutive aux travaux entrepris en amont en Syrie et en Turquie. En 1992, Saddam Hussein inaugure un autre canal entre le Tigre et l’Euphrate, le « troisième fleuve » ou « Grand canal », long de 565 km, prenant sa source près de Bagdad et débouchant dans le Golfe Persique, près de Bassorah.

La Syrie

Depuis les années 1970, la Syrie et la Turquie réalisent des aménagements sur les deux fleuves. Entre 1968 et 1976, la Syrie construit, avec l’aide soviétique, le grand barrage de Taqba, sur l’Euphrate, créant une retenue (le lac Assad) de 12 milliards de m³. Il sert à produire de l’électricité et à irriguer de vastes surfaces agricoles. Les résultats sont moins satisfaisants que prévus, du fait des problèmes de salinisation des terres ou encore de fortes pertes d’eau. La Syrie a aussi aménagé la haute vallée du Khabour, affluent oriental de l’Euphrate, par une dizaine de petits barrages et trois barrages moyens. Au total, selon Georges Mutin (2003), les infrastructures réalisées par la Syrie depuis les années 1980 permettent de mobiliser 13 milliards de m³ d’eau. Mais la Turquie, plus en amont, procède elle aussi à d’importants prélèvements.

La Turquie

Achevé en 1974, le barrage du Keban, situé très en amont sur l’Euphrate, fournit essentiellement de l’électricité. Mais la Turquie a lancé en 1989 un programme beaucoup plus ambitieux : le GAP (Güneydogu Anadolu Projesi) ou Programme Régional de Développement de l’Anatolie du Sud-Est. Ce plan monumental prévoit la construction de 22 barrages d’une capacité totale de 60 km³, de 19 centrales électriques, et l’irrigation de 1,7 millions d’ha, faisant de la Turquie une grande puissance agricole. Prévu pour 2005, son achèvement a été repoussé à 2029, par manque de financements.

Devant les protestations de la Syrie et de l’Irak, Ankara fait valoir que ses prélèvements sont moindres que ceux des pays d’aval, alors que l’essentiel de l’eau provient de son territoire. La Turquie note aussi que, pendant de nombreuses années, elle n’a pas mis en valeur son potentiel et qu’il est légitime qu’elle rattrape son retard à présent.

Si le projet du GAO était réalisé entièrement, la réaction du débit de l’Euphrate et du Tigre affecterait durablement la Syrie et l’Irak. Le débit à l’entrée du territoire syrien devrait passer de 500 m³/s à 300m³/s. En effet, Lasserre et Descroix (2011) citent les recherches des hydrologues Kolars et Mitchell (1991) : les travaux du GAP terminés, le débit naturel de l’Euphrate serait réduit de 70% pour un débit de seulement 299 m³/s à la frontière syro-turque (très loin du débit minimum de 500 m³/s garanti par un traité bilatéral). L’Irak, quant à elle, ne disposerait plus que de 20% de son débit de l’Euphrate, et, après utilisation du fleuve en Irak, celui-ci serait à sec à son point de jonction avec le Tigre à Qurna.

Une exploitation génératrice de tensions

Avec la multiplication des aménagements sur le Tigre et l’Euphrate, la question du partage des eaux devient de plus en plus aiguë et conflictuelle. A plusieurs reprises, les tensions ont failli éclater, conduisant à l’affrontement direct. En 1975, la décision syrienne de construire le barrage de Taqba entraîne un violent différend avec l’Irak. A partir de 1990, le projet turc du GAP provoque une dégradation des relations avec la Syrie et l’Irak. Pour faire plier Damas, qui soutient la guérilla kurde de façon à déstabiliser Ankara, la Turquie mobilise ses troupes à la frontière syrienne et menace Damas d’une invasion.

Ce dernier exemple nous montre que les conflits autour de l’eau ne sont jamais déconnectés des autres problématiques. Ainsi, le conflit autour du GAP s’inscrit d’une part dans le problème kurde, et d’autre part dans le jeu des puissances pour le leadership régional. C’est ainsi que Françoise Rolland (2006) affirme que l’eau n’est pas la cause directe des conflits dans la région. Les disputes pour l’eau dérivent des conflits préexistants. Un dernier exemple est instructif. Le « troisième fleuve », ce canal réalisé dans le Sud de l’Irak par Saddam Hussein est officiellement censé permettre l’évacuation des eaux salées et polluées en évitant de les rejeter dans les deux fleuves. Mais il vise l’assèchement des marais du Sud, où vivent les populations chiites d’Irak (dont plusieurs milliers d’opposants au régime), pour permettre un contrôle policier et militaire de l’espace.

II – L’eau, davantage un vecteur des conflits plutôt qu’une source de conflits ?

La carte géopolitique de la région est très complexe. Ces tensions autour de l’eau s’inscrivent dans des conflits beaucoup plus profonds, issus de la création des Etats-nations à la suite de la chute de l’Empire ottoman et de la décolonisation. Ainsi, l’eau ne semble être qu’un vecteur, voire un prétexte à des conflits qui sont davantage le fruit de la cristallisation d’un ressentiment historique.

Des antagonismes anciens

Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman dominait l’ensemble du bassin, assurant son unité et étouffant les antagonismes. Après la Seconde Guerre mondiale, des Etats-nations se sont créés, accédant directement à l’indépendance, ou après un mandat de la Société des Nations (comme la Syrie). C’est alors que les antagonismes se sont attisés.

Selon Françoise Rolland (2006), même sans l’eau, les antagonismes entre la Turquie, la Syrie et l’Irak se seraient développés. Les Turques veulent en effet éviter d’être confondus avec les peuples arabes qui, alliés des Britanniques pendant la Première Guerre mondiale, les ont expulsés de leurs territoires. Ces dissensions trouvent une expression concrète dans les conflits territoriaux autour de la définition des frontières. La Syrie revendique par exemple le sandjak (division administrative ottomane) d’Alexandrette, c’est-à-dire la région de Hatay, au sud de la Turquie, zone appartenant à la Syrie mandataire, mais cédée par la France à la Turquie en 1939. Entre les Irakiens et les Turcs, on trouve la même dynamique négative. La tutelle ottomane avait véhiculé des sentiments d’humiliation chez les Arabes, et inversement, le retrait des Ottomans a provoqué le même sentiment chez les Turcs.

Entre la Syrie et l’Irak, pourtant deux pays arabes, le ressentiment n’est pas absent. Des rivalités sont nées au sein du parti Baath (parti panarabe, socialiste et laïc) gouvernant les deux pays. Ceux-ci se disputent le leadership sur le panarabisme, c’est-à-dire le mouvement séculier visant à réunir tous les peuples arabes dans un même Etat. Ainsi, quand la Turquie prélève l’eau de l’Euphrate pour alimenter le nouveau barrage Atatürk, en 1991, l’Irak incrimine la Syrie.

La question des minorités

Les Kurdes

Les Kurdes sont un peuple partagé entre quatre Etats, qui a de grandes difficultés à se faire reconnaitre une identité spécifique. La Turquie s’est voulue un Etat-nation unitaire et centralisé, et n’a reconnu qu’une ethnie turque musulmane. Les Kurdes sont aussi étouffés en Syrie, en Iran. En Irak, Saddam Hussein a même perpétré des massacres envers la minorité du Nord-Est du pays : en 1988, l’utilisation d’armes chimiques contre la ville d’Halabja fait 180 000 morts.

La minorité kurde revendique dans chaque pays un Etat indépendant ou au moins l’autonomie. En 2005, l’Irak a reconnu la « Région autonome du Kurdistan » comme entité politique fédérale. Mais cela menace la stabilité des Etats voisins car les Kurdes turcs, de loin les plus nombreux (20 millions contre 4 millions pour les Kurdes irakiens) pourraient accentuer leur pression sur Ankara. Depuis 1984, le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) mène d’ailleurs une lutte active contre le gouvernement central.

Les chiites du Sud de l’Irak

A l’échelle de l’Irak, ils sont quantitativement majoritaires, mais, ayant été longtemps marginalisés politiquement, ils ont longtemps formé une minorité sur le plan qualitatif. Dès la période du mandat britannique, la dynastie hachémite (de confession sunnite) à la tête du pays marginalise les chiites. Cela est en partie lié au contexte régional : l’Iran a toujours été considéré comme un ennemi de l’Irak en tant qu’Etat persan à majorité chiite, et ce, d’autant plus après la Révolution islamique de 1979. La législation qui s’est mise en place dans les années 1920 et qui a perduré sous Saddam Hussein est particulièrement discriminatoire. Nous avons vu que l’aménagement fluvial a même été utilisé par Saddam Hussein pour renforcer le contrôle de la population chiite : l’assèchement des marais du Sud du pays, autour de Bassorah, vise à permettre une meilleure pénétration de l’armée dans la région.

L’eau n’est donc qu’un élément périphérique des conflits : l’exemple du GAP

Le grand projet d’aménagement hydraulique du Sud-est anatolien (GAP) ne vise pas uniquement à augmenter les ressources en eau et en électricité du pays. Il est avant tout une réponse au problème kurde. Ankara a estimé que la seule solution à cette question était la mise en valeur économique du pays kurde, le développement économique par l’irrigation et l’hydroélectricité d’une région où le niveau de vie moyen est inférieur de 47% à la moyenne nationale. Ce projet se veut être une réponse définitive aux demandes d’autodétermination de la population kurde. En permettant à la minorité de voir son niveau de vie augmenter, Ankara espère séduire les Kurdes modérés et mettre fin au désir indépendantiste.

Dans les faits, la réalisation du projet entraîne l’ennoiement de nombreux villages, donc des déplacements de population et la constitution de gros bourgs. Cette concentration de la population kurde rend son contrôle plus facile. L’objectif majeur du GAP est donc, sous couvert d’un vaste programme de réaménagement du territoire visant à désenclaver la région, de déplacer les populations kurdes pour mieux les contrôler, et surtout, de les déplacer loin des frontières avec l’Irak, la Syrie et l’Iran, pour couper les rebelles des bases arrières qu’ils possèdent dans ces pays. L’armée turque contrôlera ainsi plus facilement cet espace transfrontalier vidé de sa population.

Car le problème kurde est aussi interétatique. Les pays riverains soutiennent les Kurdes turcs pour déstabiliser Ankara. En 1991, la Turquie bloque pratiquement l’écoulement de l’Euphrate pour remplir le barrage Atatürk nouvellement construit. Les Kurdes servent alors d’instrument à l’Irak et à la Syrie pour faire pression sur la Turquie : la Syrie aide le PKK à déstabiliser Ankara.

L’événement de 1991 montre finalement que, si l’arrière-plan du conflit est bien le problème de la minorité kurde et les jeux de puissance entre les Etats pour l’acquisition du leadership régional, c’est bien un événement directement lié à l’eau (la restriction du débit de l’Euphrate) qui a mis le feu aux poudres. Ainsi peut-on nuancer la position de Françoise Rolland (2006), pour qui l’eau n’est pas la cause de conflits entre les Etats. Certes, on ne peut pas dire que l’eau est la cause initiale des conflits face à la complexité de la donne géopolitique (antagonismes historiques, problème des minorités). Cependant, plus qu’un simple théâtre, un simple support pour les conflits, l’eau peut être l’élément déclencheur de ceux-ci, l’étincelle qui embrase une situation déjà délicate.

III – Une gestion concertée est-elle possible ?

Si les disputes pour l’eau dérivent de conflits préexistants, éminemment politiques, elles semblent pouvoir être résolues. Il suffit de les détacher de ces conflits et de les considérer comme de simples problèmes « d’ingénierie et de partage » (F. Rolland). Mais est-ce aussi simple que cela ? En d’autres termes, le dialogue autour de la gestion de l’eau est-il possible ?

Un droit international balbutiant

Il n’existe pas de traités internationaux pour l’utilisation des rivières non navigables. Parmi le flou juridique, les Etats essaient de faire reconnaitre le statut international ou non-international du fleuve. La Turquie milite pour refuser le statut international au Tigre et à l’Euphrate. Il s’agirait pour elle de fleuves transfrontaliers, car ils ne forment jamais des frontières entre Etats. Les conséquences sont importantes : avec ce statut, la Turquie n’a alors pas à partager ses ressources hydriques avec les pays d’aval. En revanche, la Syrie et l’Irak prétendent que ces fleuves sont internationaux. Par conséquent, la gestion doit être concertée et l’eau partagée entre les différents pays du bassin.

D’autres doctrines existent pour pallier les vides juridiques. La doctrine d’amont avantage la Turquie et l’Iran : elle considère la forte contribution au débit des fleuves comme une source de droit. La doctrine de l’ancienneté de l’aménagement donne raison à l’Irak, qui a le plus tôt construit des barrages et des canaux. Enfin, une doctrine plus consensuelle demande aux pays d’amont d’exploiter l’eau sans gêner les pays d’aval. Mais les ambiguïtés sont nombreuses. La Turquie affirme que ses aménagements bénéficient aussi aux pays d’aval puisqu’ils permettent de régulariser le cours des fleuves. De plus, elle affirme que le principal problème de l’Irak et de la Syrie n’est pas le manque d’eau, mais la mauvaise gestion et le gaspillage.

Des coopérations interétatiques peu concluantes

L’article 109 du Traité de Lausanne de 1923 (réglant le sort des territoires de l’Empire ottoman après sa dislocation) annonce qu’il est nécessaire de créer une commission mixte regroupant les trois Etats de la région (Turquie, Syrie sous mandat français, Irak sous mandat britannique) chargée de gérer les litiges qui pourraient naître des projets hydrauliques. Une clause stipule que la Turquie doit consulter l’Irak avant tout aménagement. En 1946, un premier traité bilatéral est signé entre la Turquie et l’Irak. Depuis 1962, plusieurs négociations se sont tenues entre les trois Etats : Syrie-Irak (1962, 1974), Syrie-Turquie (1962, 1971), tripartites (1965, 1971). Mais aucune n’a abouti en raison d’autres conflits. En 1964, la Turquie et la Syrie s’opposent à propos du sandjak d’Alexandrette. En 1966, la scission au sein du parti Baath fait naître de forts antagonismes entre la Syrie et l’Irak. Le processus reprend néanmoins. En 1980, une Commission d’économie mixte turco-irakienne s’accorde sur la formation d’un Comité technique paritaire chargé d’étudier le bassin. La Syrie le rejoint en 1983. Mais après seize réunions, le comité se bloque et arrête son travail. Il y a trop de méfiance entre les Etats pour que les négociations puissent aboutir.

Un exemple de projet de coopération avorté est celui des « pipelines de la paix ». Voulant renforcer le rôle stratégique de ses ressources hydriques, la Turquie propose en 1987 puis en 1997 d’exporter massivement l’eau des fleuves Seyhan et Ceyhan (situés entièrement sur son territoire), vers la Syrie, Israël et l’Arabie saoudite. Derrière ce projet, il y a des considérations hautement stratégiques : rejouer un rôle géopolitique déterminant dans la région et échanger l’eau contre le pétrole du Golfe. Finalement, le projet n’aboutit pas ; il est rejeté par les pays arabes qui ne veulent pas se mettre sous la dépendance d’un autre et qui critiquent le voile placé sur la question du Tigre et de l’Euphrate.

A partir des années 2000, la Turquie semble en position de force dans la région. L’Irak est dans une situation instable depuis 2003, et depuis 2011, une guerre civile sanglante déchire la Syrie, qui ne peut plus se préoccuper des questions hydriques.

Pour conclure, on peut laisser la parole à Françoise Rolland, qui cite J. Kalpakian (Identity, Conflict and Coopération in international River Systems, 2004) : « Les disputes pour l’eau sont un champ supplémentaire de conflits, mais elle n’en sont pas la cause. La Turquie, la Syrie et l’Irak peuvent résoudre leurs problèmes d’eau, mais ne le font pas, car ces problèmes n’ont rien à voir avec l’eau elle-même ».

Bibliographie :
 AYEB Habib, L’eau au Proche Orient. La guerre n’aura pas lieu, Khartala-Cedej, 1998, 232 p.
 LASSERRE Frédéric, DESCROIX Luc, Eaux et territoires. Tensions, coopérations et géopolitique de l’eau, Presses de l’université du Québec, 2011, 492 p.
 MUTIN Georges, « Le Tigre et l’Euphrate de la discorde », Vertigo - la revue électronique en sciences de l’environnement [En ligne], Volume 4, n°3, décembre 2003, mis en ligne le 01 décembre 2003, consulté le 03 décembre 2013.
PICARD Elizabeth dir., La question kurde, Editions Complexe, 1991, 162 p.
ROLLAND Françoise, « Le Tigre et l’Euphrate : source de conflits ou situation conflictuelle liée à l’histoire ? », Confluences Méditerranée, n°58, 2006.

Publié le 06/12/2013


Hervé Amiot est Docteur en géographie, agrégé et ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm). Après s’être intéressé aux dynamiques politiques du Moyen-Orient au cours de sa formation initiale, il s’est ensuite spécialisé sur l’espace postsoviétique, et en particulier l’Ukraine, sujet de ses recherches doctorales.


 


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