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L’armée et le pouvoir en Egypte jusqu’à Hosni Moubarak

Par Sophie Anmuth
Publié le 15/12/2011 • modifié le 12/01/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

Président Hosni Moubarak en 1987

AFP

Trois présidents issus de l’armée

Le 23 juillet 1952 a lieu le coup d’Etat des « Officiers libres », un groupe de militaires opposés à l’occupation britannique ainsi qu’à la corruption et l’incompétence de la politique égyptienne. Leur objectif initial est de redonner rapidement le pouvoir aux civils. Mais l’idée de réformer la totalité du système politique prévaut finalement sur celle de la simple formation d’un nouveau gouvernement. Et Nasser, d’abord à la tête du Conseil révolutionnaire, puis président de la République à partir de 1956, reste au pouvoir jusqu’à sa mort en 1970.
Anouar al-Sadate est également un membre des Officiers libres. Après une carrière militaire puis politique qui le porte à la vice-présidence, il devient président de la République, élu par référendum, candidat unique d’un parti unique. Il choisit lui aussi par l’avance son successeur, Hosni Moubarak, officier de l’aviation peu connu, qui devient vice-président.

Loyauté de l’armée ?

La relation entre le président et l’armée n’est pas toujours au beau fixe. Après la défaite de 1967, Nasser envoie des commandants devant les tribunaux et réduit drastiquement les postes ministériels accordés aux officiers. Il restructure l’armée et augmente le nombre de diplômés parmi les officiers.
Quant à Sadate, avant d’accéder au pouvoir, il doit se débarrasser d’une élite militaro-civile et il lance une « Révolution corrective » en 1971, dans le but de revenir aux objectifs de la révolution de 1952. Pour ce faire, il se débarrasse de bon nombre de hauts gradés qui faisaient également une carrière politique. Il emprisonne notamment le ministre de la Guerre Fawzi, l’accusant de chercher à fomenter un coup d’état avec d’autres nasséristes. Les relations restent tendues entre la présidence et les hauts gradés. Cela s’aggrave avec le processus de paix. Pour arrondir les angles, Sadate ne peut choisir qu’un successeur issu de l’armée, n’ayant ainsi pas réussi à écarter totalement l’armée de la politique.
Hosni Moubarak, quant à lui, ne s’entend que modérément avec l’ambitieux ministre de la Défense, Abd El Halim Abu Ghazala. Ce dernier semble avoir trop d’influence dans le parti au pouvoir et dans le Cabinet, au point de faire concurrence au Président lui-même. Il est en outre accusé d’être trop pro-américain. Il semble incarner le désir de l’armée d’un Etat moderne et dirigé par les militaires. Moubarak le démet en 1989 et le remplace par Hussein Tantawi (voir l’article sur le Conseil suprême des forces armées).
Cependant, l’armée reste loyale. Par exemple, lors des émeutes de janvier 1977, l’armée intervient mais n’en profite pas pour prendre le pouvoir, comme Sadate le craignait à ce moment-là. Lorsque des membres de la Sécurité Centrale (fondée en 1967 pour contrôler les centres urbains) se mutinent en 1986, l’armée ne se range pas du côté de ces conscrits mais protège le régime.

Les militaires au pouvoir ?

Sous Nasser, d’abord plus de la moitié des ministres puis, après la défaite de 1967, un bon tiers d’entre eux est issu de l’armée, et ce pour les ministères les plus importants tels ceux de la Défense, de l’Intérieur et de l’Information. La majorité des ambassadeurs est également issue de l’armée dans les années 1960.
Mais la militarisation du système politique a une autre facette : la technocratisation de l’armée elle-même. L’armée paraît avoir beaucoup de pouvoir dans le gouvernement, mais les postes que ses membres occupent sont aussi des récompenses qui garantissent sa loyauté au pouvoir. Des postes administratifs et des sinécures sont ainsi offerts aux gradés afin de leur ôter toute autre ambition. Toute activité politique est interdite aux soldats en exercice. Pendant la présidence de Anouar al-Sadate, les ministres issus de l’armée ne sont plus que 13%.

Sous celle de Hosni Moubarak, les ministères, surtout économiques, sont de plus en plus confiés à des technocrates et les ambassadeurs sont dorénavant issus du ministère des Affaires étrangères.
La plupart des gouverneurs, dans les gouvernorats du Nord, restent des militaires à la retraite. Mais dans les gouvernorats de Haute-Egypte, la charge est de plus en plus accordée à des hommes issus de la police, pour faire face aux groupes islamistes armés. La Sécurité Centrale (une branche de la police chargée des opérations spéciales : protection des ambassades, lutte contre le terrorisme, intimidation des manifestations et des opposants) se développe. La Sécurité d’Etat (SSI), sorte de police secrète, prend également de l’importance, au détriment de l’armée. L’un des successeurs ainsi envisagés de Moubarak était Omar Suleyman, le chef de la Sécurité d’Etat (et donc pas un militaire).
Sous la présidence de Moubarak, et il s’agissait d’une stratégie politique, aucun militaire n’a eu l’occasion de faire preuve de son charisme et de se faire apprécier de la population. Seul Ghazala, évoqué plus haut, possédait ce charisme, mais il a été évincé de la scène politique. Vis-à-vis des civils, la stratégie fut la même : il se dit en Egypte qu’Amr Moussa, ministre des Affaires étrangères pendant dix ans, jusqu’en 2001, commençait à être trop populaire, et qu’il a été démis de ses fonctions. Il prend alors la tête de la Ligue arabe.

Discours de l’armée

L’armée est une source de fierté nationale, malgré le « creux » des années 1960.
En Egypte, il n’y a pas d’idéologie kémaliste comme en Turquie, de telle sorte que l’importance de l’armée dans la politique, bien que très réelle, n’a pas été institutionnalisée. Ainsi, malgré des similitudes idéologiques (révolutionnarisme, populisme, nationalisme, étatisme) entre le kémalisme et la doxa officielle des tous débuts de la république égyptienne, la comparaison tourne court. En effet, en Turquie, l’armée a un rôle de décision inscrit dans la Constitution : dans le Conseil de sécurité nationale - la plus haute instance jusqu’en 2003 - on trouve aux côtés du Président, du Premier ministre et des ministres de la Défense et des Affaires étrangères, les chefs d’état-major de l’armée.

Dans les années 1960, en raison de la succession des défaites militaires égyptiennes (guerres contre Israël), la popularité de l’armée décroît, surtout après la défaite de 1967, à la suite de laquelle Nasser lui-même rejette le blâme sur l’armée. Le mécontentement populaire se fait également entendre contre les forces armées en 1968. Ainsi, en février 1968, des ouvriers d’Helwan, une banlieue du Caire, se mettent en grève pour protester contre la trop grande indulgence avec laquelle sont traités des officiers déclarés responsables de la défaite de 1967. Plusieurs manifestants sont tués par la police. Le mouvement s’étend dans tout le pays, notamment au Caire et à Alexandrie où de grosses manifestations d’étudiants sont organisées. C’était la première fois que des mouvements ouvriers réapparaissaient. Jusqu’alors, l’aide fournie par l’Etat socialiste nassérien, (aide au logement, relative stabilité de l’emploi), s’accompagnait d’un mutisme total des organisations professionnelles.

En dépit de ces événements, la propagande officielle est très patriotique et repose fortement sur l’importance de l’armée dans la nation. En particulier, depuis la guerre de 1973, considérée comme une victoire, la fierté nationale est davantage exaltée à travers l’armée. Encore aujourd’hui, les forces armées sont le tabou, la ligne rouge. De nombreux mémos sont envoyés aux journalistes leur demandant de respecter la raison d’Etat et de soumettre toute mention de l’armée à un contrôle préalable.

Pouvoir économique de l’armée

Officiellement, si l’armée a autant d’importance dans l’activité économique, c’est pour être autonome financièrement et éviter de peser sur le budget de l’État. Mais en réalité, l’Etat en subventionne une grande partie.
L’activité économique de l’armée sert donc, d’une part à justifier sa taille et la part du budget qu’elle reçoit, d’autre part à s’assurer la loyauté des officiers.
Cette influence économique traduit toutefois le désir de la Présidence de « s’acheter » les faveurs de l’armée, bien plus qu’une réelle emprise économique de l’armée sur la politique.
Sur un plan purement économique, le jeu des commissions enrichit l’establishment militaire et assure l’élite économique de continuer à recevoir des contrats de la part de l’armée.
Les « shillas » (« cliques » - réseaux fondés sur les écoles et les liens familiaux) restent l’un des plus grands moyens de progression socioprofessionnelle pour les officiers.
Les gradés bénéficient de beaucoup d’avantages. Ils ont acquis pour peu cher des terres réservées à l’armée car situées administrativement en zone de sécurité, sur lesquelles ils peuvent ensuite faire construire ou revendre avec des bénéfices. « Dans la zone du Sud-Sinaï, les militaires dirigent aussi de nombreuses activités touristiques. » [2]. Les militaires et leurs familles disposent également de facilités de transport, d’aides au logement et de coopératives où acheter leur nourriture.
L’armée est présente dans les secteurs suivants : l’armement ; l’infrastructure avec la construction de routes, d’écoles ; la production de biens de consommation comme l’électronique, l’agroalimentaire ; les services de l’aviation, du tourisme et la sécurité.
L’armée emploierait entre 10 et 20% de la population. Quant aux industries militaires, même dirigées par des militaires, elles emploient aussi des civils.
Les dépenses militaires sont financées par des prêts à faible intérêt, par des accords avec l’étranger (accords de troc avec l’Union soviétique), ou par l’aide extérieure : dans les années 1960 et 1970, au titre de la coopération arabe contre Israël - notamment des Etats du Golfe - puis grâce à l’aide américaine.

Dès les années 1950, en raison du refus de l’Ouest de la fournir en armes couplé au souvenir des armes dites défectueuses dont ses soldats avaient pâti sous le roi, l’Egypte a développé des usines d’armement afin d’essayer d’atteindre l’autosuffisance. Les officiers issus de l’Académie militaire fournissent les cadres dans tous les secteurs de l’administration et de l’économie et de la politique égyptiennes. Ils font partie du projet de modernisation et de mise en valeur de la nation développé par les Officiers libres. En effet, cette génération d’officiers a bénéficié de la diminution des frais d’entrée à l’Académie militaire et de son ouverture aux Egyptiens « de souche » et plus seulement aux Turcs. L’armée favorise alors la mobilité sociale des nouvelles couches moyennes.
L’emprise de l’armée sur l’économie s’est principalement développée grâce à la politique économique d’« infitah » (« ouverture ») initiée par Anouar el-Sadate dans les années 1970.
Dans les années 1980, afin de répondre aux recommandations de la Banque mondiale, une grande partie de l’activité économique est privatisée mais les intérêts de l’armée ne sont pas touchés. Dans les années 1980, l’establishment militaire s’attribue une part très importante de l’économie égyptienne. La guerre Iran-Irak rapporte en effet beaucoup aux fabricants d’armes égyptiens.

Plusieurs organismes font participer l’armée à de gros projets industriels.
 L’Organisation arabe pour le développement industriel, fondée en 1975 en joint-venture avec des sociétés occidentales (britanniques, américaines, françaises), financée par l’Arabie saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis, connaît de grandes difficultés à la suite des accords de Camp David : les Etats du Golfe retirent en effet leurs capitaux. L’organisation devient « égyptienne », bénéficiant de subventions de la part de l’Etat égyptien pour l’eau et l’énergie, et continue à fonctionner grâce aux capitaux américains. Elle permet notamment des transferts de technologie et la formation des étudiants à l’étranger.
 L’Organisation du Service National est créée en 1979. Elle bénéficie d’une fiscalité avantageuse et reçoit des subventions du gouvernement. Elle participe aussi à des joint ventures avec des sociétés étrangères (voitures, médicaments), mais elle tire aussi parti d’un autre secteur : près de 20% de la production agricole égyptienne serait réalisée par l’armée. Cette dernière bénéficie en effet de formalités allégées pour accéder aux engrais.
 Le ministère de la Production militaire vise l’autosuffisance militaire mais à un moindre degré de technologie. En fait, il écoule la majorité de sa production dans le civil : ce sont des biens de consommation courante, dont la production n’a de militaire que l’exploitation de conscrits (Maadi Company for engineering industries par exemple).
Le maréchal Tantawi dirigeait sous Hosni Moubarak à la fois ce ministère et celui de la Défense.

Bibliographie :
 Anouar Abdel-Malik, Egypte, société militaire, Paris, Seuil, 1962.
 Steven A. Cook, Ruling but not governing : The Military and Political development in Egypt, Algeria and Turkey, Baltimore, John Hopkins University Press, 2007.
 Les notes de l’IFRI, sous la direction de May Chartouni-Dubarry, Armée et nation en Egypte, pouvoir civil, pouvoir militaire, 2001.
 Eberhard Kienle, A grand delusion, Democracy and economic reform in Egypt, London, New York, I.B. Tauris, 2000.

Publié le 15/12/2011


Journaliste freelance, Sophie Anmuth a couvert la Révolution
égyptienne pour l’Express. Elle a aussi écrit pour la Revue Des Deux Mondes et une publication cairote.
Arabisante, elle est titulaire d’un Master 2 d’Histoire contemporaine de l’université Paris IV-Sorbonne, où elle a également étudié la Philosophie politique et éthique.


 


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