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« L’amour de ce monde fait pour décevoir ». Compte rendu de l’ouvrage de Salam Al-Kindy, Le Voyageur sans Orient

Par Chakib Ararou
Publié le 15/06/2018 • modifié le 20/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Qui sont les « jâhilîtes » ?

Al-Kindy commence par donner un sommaire mais indispensable rappel de la situation historique du monde bédouin d’alors, tranchant avec l’idée reçue de peuplades isolées et retranchées dans leur monde clos. Il rappelle que le Nord de la péninsule est peuplé des descendants des Nabatéens, ayant connu une phase d’hellénisation et mentionnés dans la Bible, dont l’espace est une zone de transit commercial décisif pour la côte méditerranéenne comme pour les rives du Tigre et de l’Euphrate. Au Sud se déploie l’imposante civilisation du Yémen, en dialogue ancien avec le monde gréco-romain et premiers réceptacles du judaïsme et du christianisme en Arabie via l’Ethiopie. Dans cette vaste région, les Ve et VIe siècles de l’ère chrétienne sont le moment d’une unification linguistique dont l’épicentre est La Mecque, nœud des rencontres entre les différentes tribus de la région. Le mode de vie tribal attaqué par le Coran a une figure centrale, le combattant, dont la valeur fondamentale est l’honneur. Accords commerciaux et de droit coutumier faisaient l’objet de mises par écrit. Les mœurs ne nous sont connues que par les indices laissés par la poésie et, surtout, par les condamnations explicites qui en sont faites dans le Coran : boisson et jeux de hasard semblent avoir été monnaie courante dans la vie urbaine de la région, la limitation de la vie conjugale à quatre épouses par homme vient sans doute réglementer un commerce auparavant plus libre, voire libertin, entre les deux sexes, de même que l’interdit de l’usure et de la rupture des contrats paraît constituer une critique implicite des pratiques économiques passées. Sur le plan religieux, on leur attribue sacrifices et libations dédiées à une pluralité de divinités figurées par des « pierres dressées », sur un mode immanentiste qu’Al-Kindy veut ici prendre au sérieux plutôt que de le ranger parmi les curiosités folkloriques précédant la révélation pour les uns, l’accession de l’esprit humain à la notion de transcendance pour d’autres. Tel est, en peu de mots, le cadre dans lequel survient l’efflorescence d’une poésie sur laquelle l’auteur se concentre ensuite exclusivement.

Une forme pour une pensée

La stricte observance d’une règle formelle lie entre elles la plupart des qaṣâ’id (pièces poétiques) composées à cette époque, longs poèmes à plusieurs thèmes, à rime unique et à vers plénier. Trois grands mouvements thématiques s’y succèdent, généralement dans l’ordre qui suit : arrêt au campement, ou plutôt près de ses traces, là où le poète vit pour la dernière fois la femme désirée et où il ne la retrouve pas ; voyage à travers le désert avec descriptions animalières ; chant du poète à la gloire de sa tribu et de son honneur. Un autre trait saillant de cette poésie est la manière dont aucune transition particulière n’est ménagée entre ces différents thèmes, qui se succèdent abruptement. Le thème de la ruine, on le sait, sert d’amorce et de fondement à ces poèmes. L’ambition d’Al-Kindy est de montrer comment la ruine est également la métaphore centrale d’une pensée de l’être comme absence. Qu’on ne s’y trompe pas : le propos ne sera pas ici de prolonger la topique orientaliste de l’effritement consubstantiel au biotope désertique de « l’Arabe », mais bien de suivre minutieusement le mouvement poétique d’une pensée aux résonances inédites. Le poète jâhilite, donc, est en prise avec la ruine, c’est-à-dire avec ce qui échappe à la saisie. Ainsi en est-il dans l’ode de Labîd, qui décrit avec une éloquence toute particulière ce lieu originel du poème : « La forme n’en demeure que par le tissage du vent qui du nord et du sud / Afflue mollement sur ses faces / La brise d’est l’habille d’un raclement de voile effrangé / On ne voit plus sur ses aires et ses places / Que crottes de gazelles, serrées / Comme graines de piment (2). »

D’emblée, le voyage existentiel du poète jâhilîte parait donc privé de destination – sans orient – ainsi qu’Al-Kindy le montre : le voyage à travers le désert ne vise plus à rejoindre un point fixe mais à donner suite dans l’espace à l’errance spirituelle figurée par la scène inaugurale de la ruine. Comment en serait-il autrement quand l’interrogation de ce lieu ne fournit jamais de réponse. Nâbigha al-Dhubyânî fait de ce silence la matière d’une splendide lamentation : « J’y fis halte [sur les ruines de la demeure] en un petit crépuscule / Pour l’interroger, mais rien ne m’a répondu / Il n’y avait dans le quartier plus personne / Seulement des cordes enfouies pour l’attache / (…) Solitude elle est devenue (3). » Il s’agit donc d’une trace sans indice ni ligne de fuite, close sur elle-même et qui capture l’être dans l’imparfait. Le texte réalise en pensée l’une des possibilités de ce kâna, yakûnu de la langue arabe, être qui se laisse dire au passé ou dans la négation mais s’absente volontiers dans le procès affirmatif au présent. Le présent se fait temps de l’absence ontologique, et donc de la détresse devant un être voué à la dérobade. « Ce qu’instaure la poésie jâhilîte, résume Al-Kindy, est la synonymie d’être et d’effacement (4). » Symétriquement, la femme vers laquelle exclusivement la ruine fait signe se constitue en objet d’évanouissement pour l’homme – Al-Kindy note non sans finesse que de campements laissés en ruines, il n’y a chez les rares poétesses jâhilîtes aucune trace. Nulle mention d’une réciprocité, nulle esquisse de la signification revêtue par l’homme dans l’imaginaire des femmes. Objet du désir insatisfait et linéaments d’une présence toujours passée, la palanquinière aimée et les ruines du campement sont les deux données complémentaires de l’expression d’une poésie toute entière rivée au manque et à la perte.

Dans le voyage qui suit la halte, ce n’est dès lors plus que description d’animaux, qui figurent une altérité moins menaçante, un ensemble de solitudes parallèles avec lesquelles se noue une ébauche de complicité : « Puis je pars, les oiseaux plongent vers le rivage : / On cherche l’eau, du bec, du gosier, on y court / Et monte le tumulte, ici, là, tout autour, / Comme rassemblement de tribus en voyage (5) » La bête comme la ruine oppose son silence aux questions ; dans le même temps il est monture, compagnon et associé dans l’errance comme dans les épisodes guerriers volontiers sanglants que peignent aussi les qaṣâ’id. Passionnante, à ce point de vue, est l’étude des temps auxquels correspondent les trois mouvements du poème : le temps de la ruine, passé toujours déjà passé ; celui du voyage, marqué par l’indétermination de l’errance ; celui enfin de la guerre qui, elle, se date et s’actualise, où est fixé ce qui seul peut l’être, la gloire du combattant honorable. Al-Kindy insiste sur la nécessité de saisir ces trois temps comme trois tonalités du poèmes et non comme trois figures opposées : se déploie dans le poème jâhilîte – superbe formule – « l’amour de ce monde fait pour décevoir (6). »

Nœuds du nasîb

L’un des arguments forts d’Al-Kindy tient dans son maniement de la notion de nasîb, que le commentaire islamique puis orientaliste a réduit à l’ensemble des topiques amoureuses et grivoises présentes dans le poème. À rebours de cette démarche, Le Voyageur sans Orient prétend démontrer la profonde unité qui lie la topique amoureuse et celle de la ruine en un « énoncé radical de la séparation (7). » Séparation des sexes, à l’évidence, que figurent les tableaux de rencontres à la fois porteuses d’absolu émerveillement et de précarité extrême – l’aimée dont les traces font ressurgir les traits n’est jamais l’épouse du poète. Il faut entendre ici précarité en un sens ontologique : les amours ici décrites n’ont aucune continuité, elles sont des séries d’instants où est rêvé un lien qui jamais ne se réalise.

Quant à la ruine, elle est « vecteur tourné vers l’amante en fuite (8) », et tout à la fois témoignage de l’implacable règne du temps, seul maître en ce monde. Son mutisme se fait invite au déchiffrement, et c’est en virtuose qu’Al-Kindy étudie la fonction scripturaire de la trace dans de fortes pages qu’on ne peut citer partiellement sans leur faire d’injustice. En ressort, fondamentalement, le lien consubstantiel entre désir de connaître (interrogation de la présence absentée dans la ruine) et déchiffrement : « La demeure est vide et les traces sont comme l’incision d’un calame à la surface de la terre (9). » La ruine est éclipse du symbole, échec à signifier. À l’opposé, l’érotisation de la femme ne passe jamais par le vecteur de la métaphore scripturale : elle est spectre, imagination. À ces deux composantes du poème est demandé un dialogue, une constitution du sens par l’appel à l’Autre, qui reste sans réponse et dont ne se dégage aucune espèce de transcendance, idéelle ou divine. Là encore, on ne peut que conseiller au lecteur de se référer aux passages où Al-Kindy confronte sa définition du nasîb aux linéaments de la pensée de Mallarmé ou de celle de Beckett (10).

Postérités

Il est frappant de suivre Al-Kindy dans le jeu de résonances et de liens qu’il établit entre ces poèmes et d’autres modes de pensée, à commencer par le Coran dont il montre à quel point il peut être lu comme une réponse à l’ordre jâhilîte du monde par l’institution d’une transcendance. À la recherche irrésolue d’un Autre se substitue l’institution de l’Unique, à la fuite du temps et à ses angoisses vient répondre l’identification du Temps et de Dieu. Ibn Arabî pourra ainsi écrire : « Le temps m’écrase mais ne me consume pas (11) », à mots choisi puisque la consomption était un motif obsessionnel dans la définition du temps jâhilîte. Le Dieu de l’Islam, en somme, constitue l’ineffaçable qui résout la crise de l’être dans la jâhiliya. Les railleries d’Abu Nuwâs sur les lamentations du « faible » jâhilîte sont les signes d’un changement de paradigme fondamental qui concerne le poétique aussi bien que le religieux : c’est lui-même, désormais, que le poète interrogera en un fécond dialogue, et non l’ordre du monde dans lequel il est jeté. La subjectivité investit la topique amoureuse, la culpabilité absente de l’affectivité jâhilîte trouve désormais une expression épanouie, et l’implacable verdict du temps qui trouvait dans la mu‘allaqâ on ne peut plus factuelle formulation cède la place au rappel éthique. Enfin, la poésie classique voit fleurir un « amour de l’amour » duquel l’évocation des plaisirs concrets et matériels est évacué – il demeure naturellement, chez Abu Nuwâs et bien d’autres, mais dans sa sphère autonome, teintée notamment de bacchisme : on ne le verra plus surgir au milieu de la plainte avec cette puissance de fraîcheur qui faisait la force d’Imru’ al-Qays. Il y a donc un changement de paradigme considérable entre le poète jâhilîte qui se vivait jeté dans un monde qui le privait de réponse à sa quête de sens et le poète islamique regardant vers une intériorité où se loge désormais le débat avec une Vérité connue.

Un parallèle restait pourtant à faire, dont Al-Kindy exploite là encore toute la fécondité : celui qui met en regard l’arrêt (wuqûf) jâhilîte à la ruine et l’arrêt (waqfa), topique fondamentale de la poésie mystique soufi, qui partagent une même fonction rituelle de dévoilement. Salam Al-Kindy résume en ces mots l’écart entre ces deux notions portées par des vocables parents : « La différence, bien entendu, c’est que l’un [le jâhilîte] s’en tient à l’opaque rumination sur la ruine dont ne se dévoile que le rien, quand l’autre trouve là quelqu’un – et pas n’importe lequel – qui se découvre en répondant. » Il est saisissant, néanmoins, de suivre avec Al-Kindy la trame des emprunts faits par Ibn Arabî (chez qui l’arrêt devient station, maqâm) à la topique du nasîb dans son Interprète des désirs : « Arrête-toi aux demeures / Pleure sur les ruines / Et pose aux habitations effacées / Une question : / Où sont les bien-aimés ? (…) / Le vent d’est a dit : / J’ai laissé leurs tentes plantées à Zarûd / Où les chameaux se plaignent / De la fatigue d’une course nocturne (12). » Reste que l’absence y est vite résolue, et qu’on entreprend très vite de retrouver ces « bien-aimés » dont on s’est un temps inquiété de l’absence. Il s’agit donc à l’évidence d’un dialogue dans lequel les références sont sciemment convoquées pour faire valoir une autre vision de l’épiphanie, une autre théorie de la présence. Ibn Arabî entre ici en dialogue avec un système aboli, dont il reconnaît ainsi implicitement qu’il s’agit d’une pleine construction de pensée à laquelle il entreprend d’opposer la sienne.

Ce dialogue est celui-là même que prolonge brillamment Al-Kindy tout au long de l’essai en confrontant les Odes à Hölderlin, Heidegger ou Beckett. Il fait ainsi droit à la vocation même de cette poésie : être lue à la fois comme une œuvre singulière avec son système de pensée propre et comme un élément de l’ouvrage universel de la pensée destinée à discuter avec ses semblables.

Notes :
(1) Salam Al-Kindy, Le Voyageur sans Orient, préface d’Alain Badiou, Sindbad/Actes Sud, coll. Hommes et sociétés, 1998, 202 p.
(2) Cité par Salam Al-Kindy, op. cit., p. 44.
(3) Ibid., p. 58.
(4) Ibid., p. 69.
(5) Ach-Chanfarâ, Ibid., p. 85.
(6) Ibid., p. 91.
(7) Ibid., p.123.
(8) Ibid., p. 126.
(9) Muraqqach al-Akbar, Ibid., p. 138.
(10) Ibid., p. 140-145.
(11) Cité par Al-Kindy, Ibid., p. 157.
(12) Ibid., p. 180.

https://www.actes-sud.fr/catalogue/poesie/le-voyageur-sans-orient

Publié le 15/06/2018


Chakib Ararou est élève de l’École Normale Supérieure, diplômé de deux masters en lettres modernes et en traduction et actuellement en licence d’arabe à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales.
Il a collaboré à diverses revues, comme Reliefs et Orient XXI, en tant que traducteur.
Il a vécu à Rabat et au Caire et s’intéresse aux littératures et à l’histoire de la région.


 


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