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En décembre 2017, le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a annoncé le lancement du Projet National pour le Développement du Sinaï. Ce grand projet qui coûterait 5,60 milliards de dollars comprendrait la construction de routes, de ponts, l’installation de services et de logements. Il permettrait le développement de cette région et la déconcentration de la population depuis la vallée du Nil vers le désert de l’Est qui est peu peuplé. En effet, la totalité de la population se concentre actuellement sur 4% du territoire égyptien, en majorité sur la côte nord et dans la Vallée du Nil (Sims, 2015). De plus, ce projet permettrait de reprendre en main une région où la sécurité est instable du fait de la présence de groupes islamistes.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2013 et son élection en 2014, Abdel Fattah al-Sissi a multiplié les annonces de ces méga-projets pour aménager le territoire égyptien. Effets d’annonce ou volonté de les réaliser concrètement ? Les raisons pour avancer ces projets sont multiples mais leur réalisation semble se heurter à de nombreux problèmes. Loin de constituer une nouveauté, ces projets s’inscrivent dans une certaine continuité des projets d’aménagement annoncés, commencés, abandonnés ou réalisés depuis 1952.
Selon Pierre-Arnaud Barthel (2010), les méga-projets sont « au cœur de la planification » des territoires arabes (p. 133). Le terme de « méga » peut refléter l’ampleur de la couverture médiatique de ces projets, leur importance pour les décideurs, l’ampleur du territoire couvert, le montant des investissements, l’éventail des secteurs d’activités concernés (logements, services, transports, énergie, etc…) et les effets de reconfiguration sur le territoire (Barthel, 2010).
Le président al-Sissi a ainsi sorti en 2014 sa « Carte du Futur » donnant sa vision pour le territoire égyptien. 36 complexes urbains touristiques, plusieurs villes nouvelles, des centres industriels dans 22 villes, une expansion du Grand Caire, 8 nouveaux aéroports internationaux, la construction et la rénovation de plusieurs milliers de kilomètres de routes, le développement de plusieurs zones de pêche et la redéfinition des limites des gouvernorats sont prévus afin de redistribuer la population et de développer les territoires dans toute l’Egypte (Sims, 2015, p. 63). Cette vision s’est traduite par de nombreux projets nationaux qui se trouvent actuellement dans des phases différentes (cf. carte).
L’un des projets phare est l’extension et l’élargissement du canal de Suez qui s’accompagnera de la construction de tunnels sous le canal et de la mise en place de la Zone économique du Canal de Suez. La nouvelle portion du canal a été inaugurée le 6 août 2015. Une nouvelle capitale administrative, « Future City », est en construction depuis 2016. Située à l’Est du Caire, sur la route vers Suez, elle devrait devenir la nouvelle localisation de certains ministères et des services de la haute administration tout en étant un centre de services et de logements afin de permettre une décongestion des infrastructures, du trafic et de la population dans le Grand Caire. D’autres projets n’en sont qu’à la phase d’annonce comme le Projet National pour le développement du Sinaï ; le Projet du Triangle d’Or pour faire de cette région une nouvelle capitale industrielle ; le Projet National pour le Développement de la Haute Egypte ; le Projet du Plateau El-Galala avec la construction d’une route principale, d’un complexe touristiques et d’une ville nouvelle ; le Projet de Développement de la Côte Nord avec la ville nouvelle d’El-Alamein, la mise en place d’une Zone Touristique Internationale et la construction d’une centrale nucléaire à El-Dabaa. Un autre aspect de ces projets est l’irrigation des terres afin de permettre une extension des terres cultivées, principalement dans les gouvernorats de Giza, Minya, Qena, Assouan, Nouvelle Vallée, Ismailia et Matrouh.
Il est parfois difficile d’évaluer l’avancée de ces projets. En effet, les sources sont souvent les discours ou les textes officiels, les informations contradictoires ou manquantes sont nombreuses. Ainsi, selon David Sims (2015), il existe une ambiguïté dans les chiffres annoncés par le gouvernement concernant les terres conquises sur le désert : s’agit-il de terres irriguées, cultivées ou lucratives ?
Les raisons avancées par les dirigeants du pays sont nombreuses et reposent principalement sur l’idée de développer l’entièreté du territoire égyptien. Il s’agit de créer une nation compétitive comme en témoigne le Projet National pour les Incubations Technologiques où des pôles technologiques dans les villes telles que Tanta, Damiette ou Suez seront mis en place. Il existe également une volonté de déconcentrer la population et les activités dans un pays marqué par une hyperpolarisation du Grand Caire qui connaît des dysfonctionnements tels que la pollution, le manque d’espace vert, le surpeuplement, la congestion de la circulation, une hausse des prix du foncier (Mahmoud, Abd Elrahman, 2014). Le régime met en avant l’amélioration des conditions de vie en promouvant notamment des logements accessibles par le biais du Projet National pour le logement social ou en assurant la sécurité alimentaire par le développement de la pêche dans des fermes spécialisées et modernes.
Cependant, on peut déceler d’autres raisons à ces méga-projets. Tout d’abord, on peut y voir des raisons géopolitiques de contrôle des territoires comme en témoigne le Projet National pour le Sinaï, l’appropriation par l’aménagement étant également une appropriation politique. Le Projet National pour les Routes permettra également un quadrillage et un déplacement plus rapide des forces armées. Ces méga-projets reflètent une volonté d’asseoir le capital politique du président au sein du pays et à l’international. On a pu le voir avec la cérémonie d’inauguration du nouveau canal de Suez où des dirigeants d’autres pays, notamment François Hollande, se sont rendus. Ces projets peuvent relever aussi d’un « effet d’annonce » (Ben Othmane, Stadnicki, 2015) : la rhétorique gouvernementale insistant sur les effets positifs de ces projets et cherchant à se donner une bonne image auprès de la population.
Or, des difficultés risquent bien d’apparaître lors de la réalisation de ces projets. Il existe une indécision quant au calendrier, aux acteurs en charge ou encore au financement de ces projets. Pour Marc Lavergne (2015), les lourdeurs du système administratif notamment en matière d’aménagement sont des freins à la réalisation des projets. Selon lui, « le cas égyptien offre une forme exacerbée de dysfonctionnements et d’incapacité à impulser un développement durable » notamment du fait d’un manque d’intermédiaires entre l’Etat et la société civile qui n’est que très peu consultée dans le cas de ces méga-projets. Les villes nouvelles et la future capitale administrative pourraient devenir des « villes fantômes » (Ben Othmane, Stadnicki, 2015), inachevées ou avec peu d’habitants ou des « villes golfiennes » (Alexandrani, 2015) réservées uniquement aux classes aisées et dirigeantes.
Ces chercheurs analysent ces difficultés futures au prisme de l’histoire longue de l’aménagement en Egypte. Le projet « Egypte 2052 » imaginé en 2011 par le General Office for Physical Planning (GOPP), chargé de l’aménagement du territoire égyptien en 2011, a été en partie repris pour dresser la « Carte du Futur » du président al-Sissi. Le GOPP a voulu s’inscrire « en contradiction avec tout ce qui a été conçu sous l’ancien régime » de Moubarak (Mahmoud, Elrahman, 2015, p. 188). En effet, sous Moubarak, le projet « Cairo 2050 » lancé en 2009 insistait sur l’aménagement du Caire pour en faire une métropole « internationale-verte-connectée », mais ce projet devait renforcer la polarisation de cette ville et négligeait les questions de justice sociale (Barthel, 2009). Cette stratégie a été abandonnée à la suite de la chute de Moubarak. « Egypte 2052 » insiste plus sur l’idée d’une décentralisation et sur la justice sociale. Or, pour Randa A. Mahmoud et Ahmed S. Abd Elrahman, si ce projet aborde les problèmes de manière globale et systémique, il « se focalise surtout sur la sortie de l’étroite vallée du Nil en envisageant de développer de grands axes tels que la Côte Nord, l’ouest du Sinaï et le Canal du Suez » (p. 190), oubliant de larges pans du territoire égyptien.
Pour Insaf Ben Othmane et Roman Stadnicki (2015), ces projets sont dans la « continuité avec les pratiques de[s] prédécesseurs » de al-Sissi. Ces projets sont réalisés sous la gouverne d’hommes de l’ancien régime et certains projets viennent de Moubarak lui-même. En effet, c’est à partir de 1996 que les méga-projets se sont multipliés (Sims, 2015). Le président al-Sissi poursuit notamment le projet Khufu Plaza de Moubarak : un immense musée près des pyramides de Gizeh relié au Caire par un couloir de développement. L’extension des projets de Toshka et de Uweinat Est est aussi prévue : il s’agit de créer des canaux de pompage pour irriguer des terres avec l’eau du Nil et permettre à une agriculture moderne de s’y développer. Ils ont été initiés par Nasser et repris sous Moubarak en 1997 sous un autre nom. Sous Moubarak, quelques terres ont en effet été irriguées mais peu de personnes sont venues s’y installées, l’agriculture étant principalement mécanisée (Sims, 2015). En 1998, Moubarak avait également lancé son Projet de Développement pour le Nord du Sinaï, déjà proposé et étudié dans les années 1970. Il s’agit déjà d’un projet ambitieux et concernant de nombreux secteurs d’activité. Dans une tentative d’évaluer les réalisations effectives, David Sims (2015) montre néanmoins que des stations de pompage semblent abandonnées, que les constructions sont incomplètes et que ce sont surtout les activités et les habitations informelles qui se sont développées. Ismail Alexandrani (2015) estime que la nouvelle capitale administrative n’est que le point d’orgue de la politique des villes nouvelles lancées sous Sadate dans les années 1970 et poursuivie et accélérée sous Moubarak. Le président al-Sissi a également repris l’idée d’un projet proposé par Farouk El-Baz en 1986 et en 2006 : celui de créer un « corridor de développement » à l’Ouest du Nil par une autoroute du nord au sud reliées aux villes de la Vallée du Nil.
Selon David Sims (2015), les projets de Sissi font partie de cette « obsession à conquérir le désert » qui est un « thème récurrent » présenté comme une nécessité par le régime afin de régler les problèmes de développement, de démographie et de sécurité en Egypte. Il montre ainsi que si « ce rêve » persiste malgré les changements politiques, certains projets sont régulièrement inachevés, certaines idées sont abandonnées ou recyclées.
Lire la partie 2 : L’aménagement de l’Egypte (2) : les villes nouvelles du Grand Caire
Bibliographie :
ALEXANDRANI I. (trad. Cyprien Butin), 2015, « Le khédive al-Sissi entre deux capitales », Egypte en Révolution(s). Les carnets du CEDEJ [en ligne], https://egrev.hypotheses.org/1251 (consulté le 7 janvier 2018).
BARTHEL P.-A., 2009, « Grand Caire 2050 : nouvelle stratégie métropolitaine », Urbanisme, n°369.
BARTHEL P.-A., 2010, « Arab Mega-Projects : Between the Dubai Effect, Global Crisis, Social Mobilization and a Sustainable Shift », Built Environment, Vol. 36, n°2, p. 132-145.
BEN OTHMANE I., STADNICKI R., 2016, « De vieilles recettes pour de nouveaux projets d’aménagement en Egypte : une « contre-révolution urbaine » en marche ? », Maghreb-Machrek, Vol. 4, n°226, p. 11-31.
LAVERGNE M., 2015, « Egypte : l’aménagement urbain en quête de pilotage », p. 41-60, in : Acteurs et pouvoirs dans les villes du Maghreb et du Moyen-Orient, Karine Bennafla, Paris : Karthala, 366 p.
MAHMOUD R. A., ABD ELRAHMAN A. S., 2014, « La planification controversée du Grand Caire avant/après 2011 », Egypte/Monde arabe, Troisième série : Ville et révolution en Egypte, n°11, p. 177-201.
SIMS D., 2015, Egypt’s Desert Dreams, Le Caire : American University of Cairo Press, 402 p.
Laura Monfleur
Elève en géographie à l’Ecole Normale Supérieure et diplômée d’un master de recherche en géographie, Laura Monfleur s’intéresse aux espaces publics au Moyen-Orient, notamment les questions de contrôle des espaces et des populations et de spatialité des pratiques politiques et sociales. Elle a travaillé en particulier sur Le Caire post révolutionnaire et sur les manifestations des étudiants à Amman.
Elle travaille pour la rubrique cartographique des Clés du Moyen-Orient.
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