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L’aménagement de l’Egypte (2) : les villes nouvelles du Grand Caire

Par Laura Monfleur
Publié le 08/02/2018 • modifié le 06/08/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

La construction de cette nouvelle capitale et les projets de villes nouvelles de Sissi doivent être replacés dans un temps long de l’aménagement de l’Egypte. Depuis les années 1970, les villes nouvelles ont en effet été un outil privilégié par les décideurs pour aménager le territoire égyptien : 22 villes nouvelles ont été construites entre 1977 et 2000 (Barthel, 2011). Cependant, ce modèle reposant sur la création de villes nouvelles se confronte à de nombreuses difficultés qui ne semblent pas prises en compte par les pouvoirs publics. David Sims montre qu’il y a une « persistance de l’Egypte sur plusieurs décennies dans la promotion et le financement [de ces villes nouvelles] malgré des résultats médiocres » (2015, p. 118). Après la révolution, on peut observer une persistance dans les discours et les pratiques de cet outil d’aménagement, même si quelques évolutions semblent à l’œuvre.

Si des villes nouvelles ou « villes jumelles » (Nouvelle Damiette, Nouvelle Assiout) ont été mises en place dans toute l’Egypte, nous nous intéressons plus particulièrement ici à celle du Grand Caire (cf. carte 1). Le Grand Caire n’a pas d’existence administrative mais est composé de trois gouvernorats (Giza, Le Caire et Qaliyyubiya). La forte croissance démographique a contribué au développement urbain et l’absence de réelle politique du logement a participé à la formation de quartiers informels (Raymond, 1993 ; Sims, 2010).

Histoire des villes nouvelles

Dès le début du XXème siècle, on observe un développement urbain planifié en périphérie des quartiers centraux du Caire. Héliopolis est un quartier planifié en 1905 dont les logements sont réservés à la bourgeoisie locale et étrangère. Le quartier d’Helwan est planifié pour être une cité industrielle (Sims, 2015). Sous Gamal Abdel Nasser et avec sa politique volontariste, des cités sont construites pour accueillir la petite classe moyenne dans des logements sociaux, notamment à Madinat Nasr lancée en 1958 (Florin, 2011).

Mais c’est surtout sous Anouar al-Sadate et son programme économique d’ouverture aux investissements privés et étrangers (Infitah) que les villes nouvelles se développent avec le lancement en 1974 du Programme des Villes Nouvelles et la création en 1979 de l’Autorité des Nouvelles Communautés Urbaines (NUCA).

On peut relever plusieurs générations de villes nouvelles entre les années 1970 et 2000 (Sims, 2015). Les villes nouvelles de première génération sont lancées dans les années 1970 comme Dix-de-Ramadan, Quinze-de-Mai et Six-Octobre. Dix-de-Ramadan est notamment pensée comme auto-suffisante avec sa propre base économique pour accueillir une large population cible. Des zones industrielles ainsi que des logements subventionnés par l’Etat, des services, des espaces verts sont prévus selon un zonage fonctionnaliste. Six-Octobre est pensée comme une ville satellite et Quinze-de-Mai comme un prolongement urbain de la cité industrielle de Helwan. A partir du milieu des années 1980, les pouvoirs publics lancent le programme des new settlements conçus comme des villes dortoirs. Ces villes ont été regroupées dans les années 1990 dans Nouveau Caire et Sheikh Zayed City. Dans les années 1970 et 1980, les villes nouvelles sont vues comme le « moyen scientifique » de régler les problèmes de la ville centre du Caire (surpopulation, dégradation du bâti, congestion du trafic, constitution des quartiers d‘habitats informels), de développer des pôles économiques attractifs mais également de « réformer la société » (Sims, 2015). Pour Bénédicte Florin qui analyse les discours associés au programme des villes nouvelles, « l’idéologie initiale porteuse du projet des villes nouvelles se voulait profondément réformatrice et totalisante » (2011) : créer une nouvelle modernité urbaine dans un espace ordonné et normé loin du chaos du Caire.

A partir des années 1990, on observe un tournant dans la production de ces villes nouvelles et dans les discours qui leur sont associés. Les politiques néolibérales sous Moubarak ainsi que les politiques d’ajustements structurels de la Banque Mondiale ou du FMI ont pour résultat un désengagement de l’Etat, l’arrivée de promoteurs immobiliers privés égyptiens ou étrangers et la financiarisation foncière (Denis, 2011). Les villes de Sheikh Zayed et al-Shuruq se développent. Les promoteurs immobiliers s’adressent plus aux classes aisées et moyennes. Se développent alors des compounds - des quartiers fermés gérés par des acteurs privés -, en particulier dans les périmètres des villes nouvelles de Six-Octobre et de Nouveau Caire. Fermés par des enceintes, séparés du reste de la ville nouvelle, réservés à des classes aisées, ces quartiers renforcent une division sociale en favorisant un entre-soi pour ces habitants (Florin, 2012). Les investisseurs privés sont notamment attirés par des mesures prises par les pouvoirs publics comme la mise en place d’une zone temporaire de libre-échange ou l’exemption de taxes (Sims, 2015).

Les difficultés posées par les villes nouvelles

Depuis les années 1990, les villes nouvelles ont constitué un succès « en termes d’investissements physiques et de développements immobiliers », selon David Sims (2015, p. 142) : 903 000 logements privés ont été créés jusqu’en 2013, les villes nouvelles représentent 10% de l’emploi industriel en 2013. Cependant, de nombreux chercheurs pointent les problèmes que ces villes nouvelles posent et Pierre-Arnaud Barthel parle d’un « mal développement » (2011, p. 185) des villes nouvelles. Le développement des villes nouvelles se fait au détriment de toute réflexion sur leurs effets environnementaux : les coûts énergétiques sont importants notamment en matière de consommation d’eau puisqu’il faut créer des « espaces verts » (parcs, golfs, etc…) en plein désert. Ces villes nouvelles reposent également sur le principe de faibles densités par opposition aux fortes densités de la ville centre du Caire, elles sont donc très consommatrices d’espaces. De plus, elles se sont développées sans planification d’ensemble : les lots sont répartis de manière discontinue et les constructions ne s’organisent pas autour d’un centre-ville (Sims, 2015). La répartition des lots par le NUCA manque de transparence et se sont souvent les proches du régime de Moubarak qui sont favorisés (Barthel, 2011). La privatisation des espaces urbains avec les compounds et la place moins importante accordée aux logements sociaux posent la question de la mixité sociale, de l’injustice sociale et du droit au logement dans une agglomération fragmentée et éclatée où certaines portions d’espace sont inaccessibles aux plus démunis (Florin, 2011).

Le taux de vacances des logements est en moyenne de 60% dans ces villes nouvelles alors qu’il est de 30% à l’échelle du Grand Caire en 2006 (Florin, 2012). Certains lots sont inoccupés car les constructions sont inachevées. Le GOPP prévoyait plus de 1 700 000 habitants dans les villes nouvelles en 2005 ; en 2006, selon le recensement, il n’y en a que 600 000. On peut expliquer cette différence par le fait que l’offre de logements ne correspond pas à la demande, les logements étant trop grands et donc trop chers, que la procédure de distribution des logements sociaux est opaque, ou encore qu’il y a un manque d’infrastructures de transports entre ces villes nouvelles et Le Caire mais aussi au sein des villes nouvelles dont le périmètre ne cesse de s’élargir. En plus de ces raisons, David Sims (2015) avance aussi l’idée que les constructions se multiplient dans les villes nouvelles car elles nourrissent une bulle spéculative, véritable « bombe à retardement » pour une crise économique future, selon Pierre-Arnaud Barthel (2011).

Selon David Sims (2015), l’insistance sur les villes nouvelles conduit également les dirigeants politiques à négliger d’autres idées pour le développement du pays, comme s’appuyer sur les villes secondaires et leurs potentiels économiques mais aussi à négliger d’autres problèmes urbains, notamment celui de la croissance des quartiers informels.

Et après 2011 ?

Selon David Sims (2015) et Pierre-Arnaud Barthel (2011), malgré la multiplication des révélations de scandales politiques et de corruptions dans l’attribution des lots des villes nouvelles à partir des années 2000, il ne semble pas y avoir de remise en cause du modèle des villes nouvelles comme outils de développement et d’aménagement après la révolution. Le NUCA continue d’annoncer la création ou l’extension de villes nouvelles. De 2011 à l’élection du président Sissi, le discours s’adresse aux populations à faibles revenus mais très vite, il s’adresse surtout aux classes moyennes reléguant à nouveau les classes populaires (Sims, 2015).

Pierre-Arnaud Barthel (2011) montre que les acteurs privés et publics tentent de prendre en compte les exigences du développement durable en dressant une stratégie d’ensemble pour les villes nouvelles ou les compounds. L’idée de créer des couloirs de développement entre Le Caire et les villes nouvelles – idée reprise une nouvelle fois du projet de Farouk El-Baz – remet en cause l’autonomie de certaines villes nouvelles, on évoque la construction de transports collectifs. Il insiste néanmoins sur le fait que ces tentatives restent parfois au stade du projet et que le maintien de routines administratives peuvent constituer un frein à cette évolution.

Pour Ismail Alexandrani (2015), journaliste d’investigation égyptien, la nouvelle capitale sera une « bulle golfienne isolée et climatisée », faisant référence au modèle urbanistique des Pays du Golfe qui repose sur des acteurs privés, des projets de grande ampleur et la privatisation de l’espace urbain. La capitale sera sécurisée par une enceinte et contrôlée par les forces de l’ordre. La nouvelle capitale deviendrait alors une sorte de méga-compound réservé aux élites administratives et politiques.

Lire la partie 1 : L’aménagement en Egypte (1) : les méga-projets du président Abdel Fattah al-Sissi

Bibliographie :
ALEXANDRANI I. (trad. Cyprien Butin), 2015, « Le khédive al-Sissi entre deux capitales », Egypte en Révolution(s). Les carnets du CEDEJ [en ligne], https://egrev.hypotheses.org/1251 (consulté le 7 janvier 2018).
BARTHEL P.-A., 2011, « Repenser les “villes nouvelles” du Caire : défis pour mettre fin à un développement non durable », Egypte/Monde arabe, Troisième série : Développement durable au Caire : une provocation ?, n°8, p. 181-207.
DENIS E., 2011, « La financiarisation du foncier observée à partir des métropoles égyptiennes et indiennes », Revue Tiers-Monde, Vol. 2, n°206, p. 139-158.
FLORIN B., 2011, « Des cités nassériennes aux villes nouvelles du désert : la fin du logement social ? », L’Egypte auprésent, Actes Sud/Sindbad, p. 129-144.
FLORIN B., 2012, « Les quartiers fermés du Grand Caire. Dimensions urbanistiques et idéologiques d’une forme de ville : nouvelle urbanité ou césure urbaine ? », L’Espace Politique, Vol. 17, n°2.
RAYMOND A., 1993, Le Caire, Paris : Fayard (Collection « Histoire des grandes villes »), 428 p.
SIMS D., 2010, Understanding Cairo. The Logic of a City Out of Control, Cairo : The American
University in Cairo Press, 360 p.
SIMS D., 2015, Egypt’s Desert Dreams, Le Caire : American University of Cairo Press, 402 p.

Publié le 08/02/2018


Elève en géographie à l’Ecole Normale Supérieure et diplômée d’un master de recherche en géographie, Laura Monfleur s’intéresse aux espaces publics au Moyen-Orient, notamment les questions de contrôle des espaces et des populations et de spatialité des pratiques politiques et sociales. Elle a travaillé en particulier sur Le Caire post révolutionnaire et sur les manifestations des étudiants à Amman.
Elle travaille pour la rubrique cartographique des Clés du Moyen-Orient.


 


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