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L’assassinat le 4 décembre 2017 par les forces houthis d’Ali Abdallah Saleh, figure de proue de l’opposition et chef du Congrès général du peuple, entraîne de profondes divisions entre le nord et le sud du pays et précipite l’escalade de tensions déjà ancrées entre les composantes politiques et tribales de la société yéménite. Quatre mois plus tard, le 3 avril 2018, une conférence de haut niveau sur la crise yéménite se tient à Genève, au quartier général européen de l’organisation des Nations unies et sous le patronage Secrétaire général des Nations unies António Guterres et des gouvernements suisses et suédois (1). Consciente de l’urgence humanitaire et des besoins d’une population yéménite épuisée par les ravages des guerres successives, l’ONU réunit plus de 2,5 milliards de dollars de dons venant pour la plupart d’États et de fonds privés d’aide au développement (2). L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis figurent en tête de liste des principaux donateurs en dépit de leur interventionnisme grandissant dans la crise yéménite.
Ce présent article s’intéresse au rôle que joue l’organisation des Nations unies en présentant les mécanismes clés qui peuvent conduire le Yémen à un accord de paix. Il s’agit toutefois de s’interroger sur les enjeux et les limites que rencontre l’organisation dans une affaire humanitaire rythmée par la guerre qui vise une population yéménite à bout de souffle.
La résolution 2216 du Conseil de sécurité reconnaît explicitement l’autorité du président élu Abd Rabbo Mansur Hadi qui exerce le pouvoir depuis Riyad à l’issue de la prise d’Aden le 25 mars 2015. Le président Hadi se pose en interlocuteur légitime et reconnu par l’Assemblée générale de l’ONU afin de conduire le pays vers une sortie de guerre. Les raids aériens de la coalition arabe, coordonnés par l’Arabie saoudite, visaient principalement à réaffirmer la légitimité du président Hadi face à la progression des forces anti-gouvernementales au nord du Yémen. Depuis mars 2015, les forces houthis et le Congrès Général du peuple d’Ali Abdallah Saleh décédé en décembre 2017, arrivent à consolider leurs positions en contrôlant des villes stratégiques telles que Sana’a et Hodeidah. La capacité du président Hadi à gouverner la République du Yémen est ébranlée par la fragmentation du territoire yéménite et les jeux de pouvoir entre les forces politiques (le parti al-Islah et le mouvement sécessioniste du sud) et militaires (garde républicaine et mercenaires houthis) du pays.
L’évolution des rapports force sur le terrain conduit l’ONU à adopter une approche inclusive de la résolution du conflit qui s’articule sur l’invitation permanente des belligérants à la table des négociations. La reprise successive des hostilités entraîne cependant l’échec de cinq tentatives de paix (3) entre mars 2015 et septembre 2017 tandis que le discours des experts onusiens accrédite la solution d’un processus de paix qui débuterait par un appel à un cessez-le-feu de toutes les parties du conflit et par un lancement des négociations avec les autorités yéménites, l’opposition houthis et la coalition arabe. La solution politique comme condition sine qua non à une sortie de la crise politique et humanitaire du Yémen demeure alors une priorité pour l’organisation.
Les agences de l’organisation ainsi que l’Union européenne apportent leur soutien à l’effort affirmé de l’ONU. De nombreux communiqués de presse appellent à un cessez-le-feu définitif et au ralliement de toutes les parties à l’effort de paix sous l’égide de l’ONU. L’ambassadrice de la délégation de l’Union européenne au Yémen Antonia Calvo-Puerta, dont les bureaux sont délocalisés à Amman, apporte notamment son soutien plein et entier à l’initiative de paix de l’ONU (4). Le Haut-Commissaire aux droits de l’Homme Zeid Ra’ad Al Hussein quant à lui s’exprime explicitement à travers ses communiqués de presse, et souhaite la fin des violations systématiques du droit international perpétrées par les belligérants.
Pour conduire les parties du conflit à la table des négociations, l’ONU établit un médiateur assurant le lien entre les autorités yéménites, les forces rebelles et la coalition arabe. C’est alors qu’en avril 2015, le Conseil de sécurité réactive l’organe onusien de transition politique au Yémen initialement créé à la suite du printemps arabe yéménite de 2011 (résolution 2014) et y ajoute la nomination d’un Envoyé spécial pour un mandat de trois ans renouvelable (résolution 2216) : le mauritanien Ismail Ould Cheikh Ahmad prend ainsi ses fonctions en avril 2015 dans l’espoir de trouver une issue à cette guerre. Cependant, alors que l’usure du conflit gagne le pays, Ismail Ahmad prononce le 27 février 2018 son dernier discours devant le Conseil de sécurité, dans lequel il précise ne pas renouveler son mandat après avoir reproché la conduite irresponsable des belligérants dans la destruction des infrastructures vitaux et la mort de nombreux civils (5). Le dossier yéménite est alors confié au diplomate britannique Martin Griffiths, négociateur et médiateur de l’ONU dans le conflit syrien entre 2012 et 2014.
Les fonctions de l’Envoyé spécial sont de réunir à la table des négociations toutes les parties du conflit mais les attaques successives contre les civils transforment le pays en un champ de bataille et atténuent tout espoir de cessez-le-feu. Une diplomatie de la « navette » est alors conduite par l’Envoyé spécial dès lors qu’une des parties du conflit subit des pertes humaines et matérielles : ce format de négociation consiste à organiser une série de consultations bilatérales à Sana’a et Aden avec les parties respectives afin d’éviter une rupture de contact entre l’ONU et les belligérants. Le cœur de ce format diplomatique, mis à l’épreuve à maintes reprises, réside dans le maintien du dialogue, effort nécessaire dans la construction d’un processus de paix. Le 12 juin 2018, l’attaque du port d’Hodeïda par les forces Houthis anéantit les travaux entrepris par Martin Griffiths le poussant à la redéfinition d’un nouvel agenda de consultations avec les forces houthis.
Les instabilités inhérentes au conflit conduisent l’Envoyé spécial à exercer ses fonctions depuis Amman en Jordanie. Ce dernier est appuyé par un bureau de liaison directement relié au siège New Yorkais de l’organisation où un panel de cinq experts indépendants se charge d’analyser l’évolution du conflit yéménite. La résolution 2140 du Conseil de sécurité votée le 26 février 2014 permet la création d’un organe de recherche et d’analyse qui dresse annuellement les dernières évolutions politiques, économiques et sociales recensées par le bureau des affaires yéménites d’Amman depuis 2015 (6). Le panel d’experts n’est cependant pas organe exécutif chargé de participer aux négociations de paix mais joue toutefois le trait d’union entre le secrétariat, les agences onusiennes et les organisations non gouvernementales afin d’analyser et relayer les dernières évolutions du conflit. Il est également une structure d’appoint pour les travaux de l’Envoyé spécial et du Conseil de sécurité.
La dispersion des interlocuteurs yéménites met à mal l’application du volet politique de la diplomatie de la « navette » conduit par Martin Griffiths. Il convient cependant d’analyser l’action de l’ONU sur un terrain difficile d’accès et ébranlé par les conflits armés.
L’embargo décrété par la coalition arabe dès mars 2015, qui touche les importations de biens de première nécessité restreint l’action des fonctionnaires de l’ONU au Yémen tandis que la guerre conduit d’ores et déjà l’organisation à évacuer au fur et à mesure, toujours à partir de 2015, une partie du personnel vers Djibouti et Amman (7). Plusieurs centaines d’employés du système des Nations unies (8) sont toutefois sur le terrain et travaillent essentiellement au maintien de l’aide humanitaire et du ravitaillement en nourriture, eau et matériel médical et ce, en dépit d’une restriction de plus en plus sévère d’accès aux ports, aéroports et routes du pays. Les autorités yéménites et houthis contrôlent soigneusement les entrées sur le territoire en octroyant au compte-goutte des visas au personnel de l’ONU et en vérifiant au cas par cas la liste de passagers des vols en direction de Sana’a ou d’Aden. Un fonctionnaire de l’ONU souhaitant se rendre à Aden puis à Sana’a doit se munir de deux visas, l’un émis par les autorités yéménites et l’autre par les autorités de facto houthis. Il arrive cependant que des fonctionnaires de l’ONU soient refoulés à la frontière pour avoir transporté des passagers non admissibles sur le territoire yéménite. En juillet 2017, les rebelles houthis interdisent un vol de l’ONU en direction de Sanaa qui transportait trois journalistes de la BBC (9).
Les moyens de transport sont quant à eux limités mais l’organisation dispose toutefois de deux avions du Programme alimentaire mondial (PAM) assurant un pont aérien entre Sana’a et Djibouti (10). Toujours à Djibouti, l’organisation établit le mécanisme de vérification et d’inspection des navires (UNVIM) chargé de faciliter l’accès des navires commerciaux de ravitaillement aux ports yéménites clés d’Hodeïda, Saleef et Ras Isa (11). Malgré les restrictions de circulation évoquées, l’ONU réussit à envoyer du personnel sur le terrain grâce à son hub de Djibouti.
Afin d’illustrer le rôle du personnel onusien sur le terrain, nous évoquerons le bureau du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme (HCDH) qui dispose d’un bureau à Sana’a, de 36 employés et d’une équipe de cinq experts internationaux nommés par le Haut-Commissaire Zeid Ra’ad Al Hussein lors du conseil des droits de l’Homme de septembre 2017 (12).
Le bureau de Sana’a du HCDH se charge d’observer et de dresser le bilan des pertes humaines engendrées par les raids aériens de la coalition arabe et les affrontements internes. L’équipe travaille sur le terrain en étroite collaboration avec l’organisation de la Croix Rouge Internationale (CICR) afin d’identifier les auteurs de l’attaque et les victimes. Ce travail d’identification participe à la constitution d’une base de données des victimes du conflit et du type de violations commis par les belligérants : usage non autorisé d’explosifs, attaques aériennes contre des civils, destructions d’équipements de première nécessité. Ce type de catégorisation de violations permet au groupe d’experts d’enquêter sur les transgressions du droit international et humanitaire commises par les belligérants afin que le constat d’une guerre civile sanglante puisse pousser les parties à négocier et par extension, alerter les membres du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale sur l’ampleur du conflit.
L’action diplomatique et humanitaire de l’ONU reste donc limitée. L’escalade de tension entre le nord et le sud, la crise économique générée par l’embargo et l’usure de la guerre civile rendent difficile la recherche d’une issue politique et humanitaire qui mettrait un terme au conflit.
Le durcissement de l’embargo fermement maintenu par la coalition arabe, restreint considérablement l’action de l’ONU et des organisations humanitaires venant en aide aux citoyens yéménites les plus démunis. Il n’en demeure pas moins que l’ONU joue un rôle nécessaire aux négociations de paix, rôle qui n’est pas à exclure. L’organisation possède toujours une forme d’immunité diplomatique qui lui permet d’effectuer des visites régulières à Sana’a et Aden, carrefour des clivages politiques, mais terrain propice à la rencontre des belligérants. Compte tenu de l’augmentation des révocations de visas par les autorités yéménites et houthis, la circulation des délégations de l’ONU demeure cependant de plus en plus complexe.
Le 17 avril 2018, l’Envoyé spécial Martin Griffiths annonce au Conseil de sécurité une vaste opération de consultations qui pourrait aboutir deux mois plus tard au lancement d’un espace de médiation dans lequel des négociations pourraient se dérouler. L’escalade de tension survenue le 5 avril à Aden et Al-Mukalla retarde cependant la tournée transarabique de l’Envoyé spécial qui se rend au Sultanat d’Oman et aux Émirats arabes unis le 11 avril, puis au Yémen le 30 avril. Quatre mois plus tard, Martin Griffiths annonce que toutes les parties du conflit sont invitées le 6 septembre à Genève pour une série de consultations inédites dans l’espoir de relancer les pourparlers (15). À l’issue de la conférence, l’Envoyé spécial peine à réunir à la fois la délégation du président Hadi et les forces Houthis. L’échec des consultations plonge la diplomatie onusienne dans l’incertitude tandis que les frappes contre les civils s’intensifient et entérinent tout espoir de processus de paix qui conclurait quatre années de crise dans un pays plus que jamais affaibli par la guerre.
Notes :
(1) Communiqué du bureau des affaires humanitaires (UNOCHA), 3 avril 2018 (en ligne : https://www.unocha.org/2018-yemen-high-level-pledging-event).
(2) Les donateurs principaux pour l’année 2018 sont : L’Arabie Saoudite (33,6%), les Émirats arabes unis (32%), les Etats-Unis (14,8%), la Grande-Bretagne (3,7%) et le fond central de réponse humanitaire (3.4%).
(3) Cinq processus de paix ont été avorté depuis mars 2015 : Les 7 principes de paix du Sultanat d’Oman d’avril 2015 ; le cessez-le-feu du 7 au 12 mai 2015 ; la trêve des Nations unies du 10 au 17 juillet 2015 ; l’initiative américaine de John Kerry de juillet 2016 ; les pourparlers des Nations unies au Koweït d’août 2016 et de septembre 2017.
(4) Communiqué de presse, Compte rendu de visite de l’ambassadrice de l’Union européenne Antonia Calvo-Puerta à Sana’a (en ligne : https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/42047/head-european-union-delegation-yemen-antonia-calvo-puerta-visits-sana’_en).
(5) Discours d’Ismail Ould Cheikh Ahmad devant le Conseil de sécurité, 27 février 2018 (en ligne : https://osesgy.unmissions.org/sites/default/files/feb_2018_secco_briefing_eng.pdf).
(6) https://www.un.org/sc/suborg/en/sanctions/2140/panel-of-experts/work-and-mandate
(7) L’assassinat du chef de l’opposition Saleh le 4 décembre 2017 conduit l’ONU à évacuer une partie de son personnel humanitaire basé à Sana’a vers Djibouti.
(8) Voir le schéma du système des Nations unies (en ligne : https://www.un.int/sites/www.un.int/files/Permanent%20Missions/delegate/UN%20system%20FR.jpg).
(9) TESTOT Christian (Ambassadeur de France au Yémen), « Diplomatie nomade au Yémen », Institut français des relations internationales, octobre 2017.
(10) Mandat onusien sur l’établissement d’un pont aérien au Yémen (en ligne : http://www1.wfp.org/operations/200845-provision-humanitarian-air-services-yemen).
(11) Mandat du mécanisme de l’ONU sur la régulation du trafic maritime (en ligne : http://www.securitycouncilreport.org/monthly-forecast/2016-09/the_story_of_the_un_verification_and_inspection_mechanism_in_yemen.php).
(12) Communiqué du HCDH annonçant la nomination de cinq experts internationaux, Genève, 4 décembre 2017 (en ligne : http://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=22483&LangID=E).
(13) Communiqué de presse, « Les Nations unies s’apprêtent à lancer des pourparlers à Genève : d’après l’Envoyé spécial au Conseil de sécurité », 2 août 2018 (en ligne : https://news.un.org/en/story/2018/08/1016212).
Sami Lagati
Sami Lagati est titulaire d’un master d’Histoire contemporaine du Moyen-Orient à l’Université Paris-IV Sorbonne. Ses recherches portent sur le récit de voyage, la circulation des individus et les droits de l’Homme en Europe et dans le monde arabe. Il a réalisé son mémoire de recherche sur le voyageur Fudayl al-Wartilani sous la direction d’Anne-Laure Dupont et de Catherine Mayeur-Jaouen.
Il a notamment effectué plusieurs travaux sur le Yémen contemporain sous la direction de Julie d’Andurain au Centre de Doctrines d’Emploi des Forces (CDEF) du Ministère des Armées et a réalisé un stage de 6 mois à Genève au sein du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme (HCDH) dans la section Asie-Pacifique, Afrique du Nord et Moyen-Orient.
Il a également contribué à la revue des Chroniques du Manuscrit au Yémen dirigée par Anne Regourd.
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