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Marchand de la moyenne bourgeoisie mecquoise, opposé dès le début au conformisme et au pouvoir aristocratique de la classe dirigeante, Abû Bakr est l’un des tout premiers à suivre et à soutenir la prédication de Muhammad, issu comme lui du clan des Hashîmites de la tribu des Quraysh et dont il était l’ami dès avant la révélation. Sa conversion précoce, ainsi que sa proximité avec le Prophète, dont il est considéré comme le principal conseiller, lui confèrent un grand prestige, d’autant qu’il fait partie des « muhâjirûn » qui, à la suite de Muhammad, quittent La Mecque pour Médine en 622. La tradition musulmane le présente comme un homme courageux, extrêmement fidèle à la nouvelle religion, mais également caractérisé par son bon sens et sa pondération. Lorsqu’à la mort du Prophète, en 632, se pose la question de sa succession, c’est lui qui est désigné par les élites médinoises, devenant ainsi le premier calife de l’islam. Son court règne, de 632 à 634, recouvre cependant une période décisive où commence à s’organiser ce qu’on appellera « l’État médinois », pendant que se poursuivent les conquêtes arabes. Alors que la communauté politique fondée par Muhammad aurait pu s’effondrer à la mort du Prophète, Abû Bakr parvient à instaurer un pouvoir fort qui se transmettra après sa mort, créant ainsi l’institution califale.
Dans l’embryon d’État musulman fondé par Muhammad, la solidité du pouvoir repose uniquement sur la légitimité religieuse du Prophète ; c’est sa personne même, et elle seule, qui suscite et reçoit l’allégeance, dans un modèle politique original où la communauté est une communauté de croyance, reléguant au second plan les structures sociales traditionnelles que sont la tribu et la famille. Conformément au Coran, Muhammad bannit le mulk – la royauté – pour promouvoir un modèle patriarcal construit à partir de la figure biblique de Moïse, le Législateur, qui à la fois reçoit la Loi divine et est chargé de la faire appliquer au sein de son peuple. Ce pouvoir personnel ne pouvant aucunement être héréditaire, et Muhammad ne laissant pas d’instruction précise concernant sa succession [1], sa mort met donc en péril la viabilité de la communauté politique toute entière. De fait, plusieurs tribus d’Arabie dénoncent en 632 leur allégeance à Médine, et prétendent reconquérir leur indépendance – ce qui signifie notamment qu’elles cessent de payer l’impôt. À cela s’ajoute la division des élites médinoises elles-mêmes, c’est-à-dire les plus proches compagnons de Muhammad devenus, à sa mort, les chefs de la communauté des Croyants : trois groupes notamment s’affrontent, celui des ansârs [2] de Médine d’une part, celui de la famille de Muhammad regroupée autour de son gendre ‘Alî ibn Abû Tâlib, d’autre part, et enfin celui des Mecquois qurayshites, ancienne classe dirigeante de La Mecque. Abû Bakr appartient à ce troisième groupe ; sa qualité d’ami et compagnon du Prophète, son lien familial avec lui – il est le père de la femme préférée de Muhammad, Aîsha – et son prestige au sein de la communauté musulmane lui permettent d’assurer le consensus des chefs de l’umma [3]. Ceux-ci s’autorisent également d’une parole censément prononcée par le Prophète et disant que la fonction de chef de la communauté devrait revenir à un Qurayshite. Abû Bakr est donc choisi pour succéder à Muhammad, et se voit attribuer le titre de « amîr al-mu’minîn », « Commandeur des Croyants » ; le nom de « khalîfa » quant à lui signifie « successeur ». Devenant également imam [4] de Médine, Abû Bakr cumule ainsi fonctions militaires, politiques et religieuses, à l’instar de Muhammad. Son avènement impose également un nouveau mode de légitimité politique : celui du consensus médinois, puisque c’est aux élites de l’umma – chefs tribaux, personnages influents – que revient la responsabilité de désigner le chef de la communauté. Ce modèle se maintiendra jusqu’à la fondation de la dynastie ummayade par Mu‘âwiya, à la fin du VIIe siècle, après la Grande Discorde.
La tâche la plus urgente du nouveau dirigeant de la communauté musulmane consiste à ramener l’ordre, et à asseoir solidement le pouvoir médinois. Pour cela, Abû Bakr organise une armée qu’il confie à de jeunes chefs militaires, avec pour mission de mettre fin à la révolte des tribus arabes qui refusent de payer l’impôt : en moins d’un an, l’ensemble de la péninsule arabique est soumise au pouvoir médinois, succès fulgurant interprété par les Médinois comme le signe de la faveur divine et contribuant à souder les différentes factions. Cette année de guerre sera plus tard désignée sous le nom de « ridda », qui signifie « apostasie » : si des prophètes divers, comme Musaylima en Arabie orientale ou la prophétesse Sajja un peu plus au nord, agissent effectivement pour fonder religieusement la contestation de l’hégémonie médinoise, les principales causes de ce conflit sont toutefois politiques et économiques, puisque la révolte se traduit surtout par le refus de payer l’impôt.
Encouragé par cette victoire rapide, Abû Bakr lance un mouvement de conquête territoriale plus large, hors d’Arabie : il intègre alors dans l’armée musulmane les tribus arabes hors de Médine, étoffant ainsi son appareil militaire. Ces conquêtes, impulsées sous son califat, se présentent d’abord comme des expéditions isolées, éclatées, qui ont lieu dans des régions diverses et ont pour finalité première la collecte du butin ; il n’y a pas de véritable occupation de l’espace, mais plutôt des razzias et des pillages. En Syrie, seulement, se dessine un mouvement plus structuré de conquête, en raison notamment du fait que de nombreuses familles mecquoises – par exemple, les Umayyades – y possèdent déjà des terres ; les musulmans y rencontrent de plus peu de résistance, ces régions étant depuis longtemps habituées à subir des occupations diverses. Mais c’est surtout ‘Umar ibn al-Khattâb, le successeur d’Abû Bakr, qui organisera ce mouvement et donnera à l’Islam une véritable ambition impériale.
Le but d’Abû Bakr à travers ces conquêtes est pluriel. Il s’agit, d’abord, d’une finalité économique : la conquête et le pillage de nouveaux territoires permet l’enrichissement des musulmans. Les conquêtes ont également une dimension religieuse, d’autant que la dynamique victorieuse dans laquelle est engagé l’État médinois est considéré comme un don de Dieu : elles se font au nom de Dieu, et dans l’idée – encore assez vague – d’instaurer le règne de Dieu sur Terre, notamment par l’application de la loi islamique. Il n’y a pas toutefois de véritable prosélytisme, mais une domination économique représentée par le tribut que doivent payer les populations occupées ; ceux qui ne souhaitent pas se convertir à l’islam en ont la possibilité, à condition de payer un impôt supplémentaire. Enfin, les conquêtes territoriales hors de la péninsule arabique permettent également d’unifier les Arabes contre un « ennemi » commun, ou dans un but commun qui leur profite.
À travers ce mouvement de conquête s’amorce donc, déjà, la construction d’un État unifié, notamment autour de l’identité arabe. Celle-ci n’est pas pour autant associée à l’islam de manière explicite : c’est l’ancienneté de la conversion qui continue à conférer un grand prestige, et qui est le critère de choix pour la participation à l’organisation politique. Les conquêtes ont également pour conséquence la formation d’un début d’administration, mouvement impulsé de manière très légère par Muhammad lui-même lorsque, vers la fin de sa vie, il déléguait certaines de ses fonctions à des proches. Abû Bakr prolonge cette tendance, d’abord sur le plan militaire – en confiant à de jeunes chefs la mission de conduire une expédition précise ; puis administratif, en organisant la collecte de l’impôt dans les territoires soumis au pouvoir médinois ; et enfin, sur le plan politique, notamment lorsqu’il accorde à certaines élites tribales d’Arabie des territoires en propre, permettant ainsi la constitution de grands domaines gérés par des groupes qui disposent d’une certaine autonomie par rapport au pouvoir central. Mais c’est surtout en termes d’unification de la communauté qu’Abû Bakr réfléchit. On a dit que c’était là l’un des sens de la conquête, qui permet d’unifier les combattants face à « l’étranger » et de créer un sentiment d’appartenance. La foi, critère d’intégration dans la communauté, est un autre principe unificateur. Abû Bakr y ajoute la langue : en imposant l’arabe comme langue de pouvoir dans tous les territoires contrôlés par Médine, il affirme déjà l’ambition universaliste de cet État musulman, que reprendront ses successeurs. Le choix de la loi islamique comme principe d’organisation de la société, enfin, rappelle l’identité profondément religieuse de cet État et a, là encore, un effet d’harmonisation des pratiques culturelles et sociales – par opposition au modèle tribal jusqu’alors prédominant en Arabie.
Le califat d’Abû Bakr, si court soit-il, est donc bien un moment important de l’histoire de l’Islam, puisqu’il fonde l’institution califale – appelée comme on sait à une longue postérité, puisqu’elle ne disparaîtra qu’en 1924 avec la fin de l’Empire ottoman – et qu’il amorce le mouvement de conquêtes qui donnera à l’Islam un véritable Empire. Ses successeurs s’inscrivent bien dans l’héritage d’Abû Bakr, tout en précisant l’organisation de l’État médinois et son ambition impériale.
Bibliographie :
– Muhammad ibn Garîr ibn Yazîd al-Tabarî, Les quatre premiers califes : biographies traditionnelles extraites de la chronique de Tabarî, Paris, Sindbad, 1981, 414 pages.
– Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
– Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
– Dominique Sourdel & Janine Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, 962 pages.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] Pour les sunnites, Muhammad n’a pas donné d’instruction concernant sa succession ; les chiites au contraire – c’est-à-dire, littéralement, les « partisans » de ‘Alî ibn Abû Tâlib – considèrent que le Prophète avait désigné ce dernier pour lui succéder à la tête de la communauté musulmane. L’opposition entre sunnites et chiites a donc pour origine une division politique.
[2] Terme arabe signifiant « ceux qui aident » et désignant les Médinois autochtones s’étant ralliés à Muhammad et convertis à l’islam en 622.
[3] « Communauté ».
[4] L’imam, « guide », est celui qui conduit la prière musulmane.
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