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L’Iran et le nouveau désordre moyen-oriental

Par Mohammad-Reza Djalili, Thierry Kellner
Publié le 16/09/2014 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 19 minutes

IRAN, Tehran : TEHRAN, IRAN - AUGUST 30 : President of Iran Hassan Rouhani holds a press conference and greets the attendants of press conference in Tehran, Iran on 30 August, 2014.

Fatemeh Bahrami / Anadolu Agency / AFP

Un peu plus d’une année après son arrivée au pouvoir, le gouvernement d’Hassan Rohani est confronté à une situation géopolitique extrêmement mouvante au Moyen-Orient. Face à cette conjoncture, Téhéran a essayé de tirer son épingle du jeu. Parfois, il a réussi à profiter des nouvelles opportunités créées par ce contexte, alors qu’à d’autres occasions, il s’est retrouvé confronté à des défis majeurs difficilement gérables.

Des développements positifs dans le golfe Persique et avec la Turquie

Parmi les développements positifs pour la République islamique, il faut mentionner l’évolution significative de ses rapports avec certains de ses voisins arabes de la zone du golfe Persique. Si les événements des « printemps arabes » avaient considérablement détérioré les relations entre Téhéran et les pétromonarchies du Golfe, la politique pragmatique adoptée par le Président Rohani a contribué à améliorer la situation. Des succès non négligeables ont été engrangés au cours de l’année écoulée. La signature de l’accord intermédiaire de Genève sur le nucléaire le 24 novembre 2013 a en effet engendré un climat international nouveau, marqué par une relative détente avec les pays occidentaux. Outre Oman qui a servi de médiateur entre les États-Unis et l’Iran sur le dossier nucléaire, les autres pétromonarchies arabes du Golfe - y compris l’Arabie saoudite du bout des lèvres - ont accueilli positivement la signature de cet accord. De son côté, la diplomatie iranienne a saisi l’occasion créée par ce climat positif pour tenter de renouer avec ses voisins. Alors que le président Rohani avait appelé dès son entrée en fonction en août 2013 à une amélioration des rapports de l’Iran avec les pays riverains du golfe Persique - une invite réitérée à plusieurs reprises depuis -, à la fin novembre/début décembre 2013, le ministre iranien des Affaires étrangères a effectué une tournée dans quatre des six monarchies du Golfe (Qatar, Koweït, Émirats arabes unis, Oman, les exceptions significatives étant Bahreïn et l’Arabie saoudite). Lors de sa conférence de presse à l’issue de sa rencontre avec l’émir du Koweït, il a tenté de rassurer les pétromonarchies sur la question du nucléaire et a annoncé son intention de se rendre en Arabie saoudite [1]. Une annonce qui ne s’était cependant toujours pas concrétisée à l’été 2014 malgré quelques signes d’ouverture entre Riyad et Téhéran au cours des six premiers mois de l’année [2].

Ces améliorations des relations enregistrées depuis l’hiver 2013 avec les monarchies ont contribué à réduire l’isolement iranien dans la zone du Golfe et à détendre l’atmosphère politique dans l’ensemble de la région. La possibilité d’enclencher un processus d’« engagement » prudent avec Téhéran a fait son chemin dans l’esprit de certains dirigeants locaux. L’Iran, du fait de son poids, peut difficilement être exclu du jeu régional, d’autant que ce pays peut s’avérer utile pour contrebalancer l’influence de Riyad, jugée trop pesante par quelques États riverains. Les pétromonarchies ont ainsi accueilli plutôt froidement le projet saoudien d’union du Conseil de coopération du Golfe présenté à l’hiver 2013.

Le sultan d’Oman qui au cours des dernières années a toujours œuvré pour maintenir des liens cordiaux et des canaux de communications avec Téhéran a été le premier dirigeant étranger à se rendre en Iran après l’élection du président Rohani. Ce dernier a rendu la politesse à Mascate en mars 2014. A cette occasion, un accord gazier de 10 milliards de dollars, attendu depuis longtemps, a finalement été conclu. Outre ce volet commercial positif, la visite de Rohani a également été interprétée par certains observateurs comme le signe que Téhéran chercherait à faire jouer à Mascate un rôle de médiateur entre lui et l’Arabie saoudite. Rien n’a cependant filtré jusqu’ici quant à cette possibilité.

Le déplacement de l’émir du Koweït en Iran en juin 2014 à la suite de plusieurs contacts précédents entre représentants des deux pays constitue aussi un succès pour la diplomatie iranienne [3]. Il a d’ailleurs été qualifié d’« historique » par les médias de Téhéran. Plusieurs accords de coopération dans les domaines de la sécurité, des douanes, du transport aérien, de l’environnement, du tourisme et du sport ont été signés à cette occasion. Un bémol cependant, au-delà de l’importance symbolique de cette visite, l’émir du Koweït a surtout insisté sur la nécessité de développer les échanges économiques bilatéraux avec Téhéran.

Des développements significatifs ont aussi été enregistrés avec le Qatar. Dans le contexte du retrait de l’invitation de l’ONU à l’Iran à la conférence de Genève II, le ministre qatari des Affaires étrangères a déclaré en janvier 2014 que Téhéran pouvait jouer un rôle « vital » dans le règlement de la question syrienne [4]. L’expression de cette volonté de ne pas exclure l’Iran des pourparlers autour de la Syrie contrairement à la position de Riyad a été accueillie très positivement par le régime iranien. Il a très pragmatiquement saisi cette ouverture pour relancer ses contacts avec Doha. Le président Rohani qui y a vu à la fois la possibilité d’améliorer ses rapports avec son voisin mais aussi de marginaliser Riyad dans le Golfe et de diviser les soutiens à l’opposition syrienne, a appelé en février 2014 à l’essor des relations irano-qataries [5]. Les efforts de rapprochement se sont ensuite poursuivis. Dans une communication téléphonique avec l’émir du Qatar, le président Rohani a ainsi déclaré en juin 2014 que les deux pays étaient « en mesure d’établir la paix régionale » [6], minorant de la sorte le rôle éventuel de l’Arabie saoudite. Doha et Téhéran, malgré leur divergence notamment sur le dossier syrien ou l’Irak, ont par ailleurs conclu un accord d’établissement d’une zone de libre-échange économique (juillet 2014) [7].

Avec les Émirats arabes unis, le bilan est plus mitigé pour Téhéran. Le ministre iranien des Affaires étrangères s’y est rendu en avril 2014 pour évoquer les liens bilatéraux et discuter la coopération économique entre les deux pays. Une délégation commerciale des Émirats a été reçue à Téhéran en juin suivant. Au-delà de ces développements positifs en matière économique, le ministre des Affaires étrangères des Émirats a néanmoins rappelé en mai 2014 que des différences avec l’Iran subsistaient sur de nombreuses questions régionales [8]. Autre signe d’une anxiété persistante dans le golfe Persique, imitant une mesure déjà adoptée par le Qatar en novembre 2013, les Émirats ont introduit pour la première fois de leur histoire le service militaire obligatoire pour leurs citoyens (juin 2014).

Au regard de la zone du Golfe, des progrès non négligeables ont donc été enregistrés pour Téhéran dans ses relations avec certains de ses voisins. Mais dans ses rapports avec Manama et Riyad, la République islamique n’a guère progressé. Face à l’Iran, la plus grande méfiance continue de prévaloir à Bahreïn. Suite à l’arraisonnement d’un hors-bord provenant d’Irak et transportant des armes et des explosifs iraniens en décembre 2013, les autorités bahreïnies ont accusé Téhéran d’entraîner et de fournir de l’assistance aux « rebelles » chiites en janvier 2014 avant de dénoncer devant le conseil des droits de l’Homme de l’ONU sa responsabilité présumée dans les violences que connaît le Royaume depuis février 2011 [9]. Dans le cas de l’Arabie saoudite, outre la question de Bahreïn continue de les diviser, si quelques signes pointant en direction d’un apaisement ont été enregistrés ici et là au cours des 6 premiers mois de l’année 2014, le climat ne s’est au final guère amélioré. Riyad a manifesté ses suspicions à l’égard de Téhéran en avril 2014 en dévoilant pour la première fois publiquement à l’occasion d’un défilé militaire ses missiles chinois DF-3, capables d’atteindre la capitale iranienne. La présence d’un haut responsable militaire pakistanais lors de ce défilé a également ouvert des spéculations quant à la volonté du Royaume saoudien de chercher à développer un programme nucléaire avec l’aide d’Islamabad pour contrer Téhéran [10].

Quoi qu’il en soit, l’Iran et l’Arabie saoudite ont continué de rivaliser et de se diviser à l’échelle du Moyen-Orient, avec comme points de fixation le Yémen - où Téhéran est accusé par Riyad mais aussi par les autorités yéménites de soutenir les rebelles chiites Houthi [11] - le Liban ou même le Soudan [12] mais surtout la Syrie et de plus en plus l’Irak. Les autorités iraniennes ont ainsi attribué les succès de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), devenu depuis l’État islamique (EI) - un mouvement jihadiste sunnite très anti-chiite - au soutien de Riyad [13] alors que ce dernier, qui a dénoncé l’EI comme une organisation terroriste, considère que ce sont les interférences iraniennes en Syrie et la politique de Téhéran en Irak qui sont les principaux facteurs explicatifs des crises dans ces pays [14]. Toutefois, malgré les invectives et la méfiance mutuelle latente, les succès de l’EI en Irak ont ouvert le débat parmi les observateurs sur la possibilité d’un rapprochement entre les deux pays [15]. Le mouvement radical constitue en effet une menace sécuritaire majeure tant pour Téhéran que pour Riyad. Cette menace commune pourrait les inciter à se rapprocher. Quelques signes pointant dans cette direction ont été enregistrés récemment. Ainsi, à la fin du mois d’août 2014, le vice-ministre iranien des Affaires étrangères pour les Affaires arabe et africaine, Hossein Amir-Abdollahian, s’est-il rendu en Arabie saoudite pour discuter de questions d’intérêt mutuel avec des hauts fonctionnaires du Royaume. Il s’agissait du premier déplacement d’un haut représentant iranien en Arabie saoudite depuis l’élection du président Rohani. Il a rencontré à cette occasion le ministre saoudien des Affaires étrangères et aurait discuté avec lui de la situation en Irak et des moyens à mettre en oeuvre pour faire face à « l’extrémisme et au terrorisme » dans ce pays. Quelques jours plus tard, le ministre iranien des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, a répété - comme il l’avait fait plusieurs mois auparavant sans résultat tangible à ce moment - « être prêt à rencontrer son homologue saoudien » [16]. De cet intérêt commun face à l’EI pourrait donc naître un processus de rapprochement - au moins tactique - entre les deux pays au regard de la situation en Irak. Sa forme, son étendue et ses contours sont cependant encore flous au stade actuel. Mais au-delà du théâtre irakien, la normalisation des relations entre les deux voisins risque de se heurter à de nombreux obstacles, à commencer par la question syrienne où aucun compromis ne s’est encore dessiné entre les positions de Riyad et de Téhéran [17].

Outre ces développements dans la zone du golfe Persique, c’est avec la Turquie que la diplomatie iranienne a enregistré les progrès les plus importants sur le plan régional au cours de cette première année de mandat du président Rohani. Ce dernier a en effet posé des gestes d’ouverture en direction de son voisin turc et joué l’apaisement avec Ankara afin de relancer des relations bilatérales dégradées par les développements au Moyen-Orient dans le contexte des « printemps arabes » [18]. Le ministre iranien des Affaires étrangères s’est ainsi rendu dans la capitale turque pour aborder la question syrienne, abcès de fixation entre les deux pays depuis 2011. La présence croissante en Syrie de groupes radicaux menaçant la sécurité de la Turquie, les conséquences lourdes de la guerre civile syrienne pour Ankara sur les plans politiques, économiques et sociétaux ainsi que le risque que la guerre civile syrienne n’attise encore davantage le conflit sectaire entre chiite et sunnite ont ouvert aux deux pays des perspectives de rapprochement même si d’importantes divergences de vue sur la Syrie ou l’Irak ont continué de les séparer. L’accord sur le nucléaire a aussi été bien accueilli en Turquie et a contribué à la détente entre les deux puissances régionales. Avec Ankara dont la position à l’égard du conflit syrien a évolué, des progrès substantiels ont donc été enregistrés à partir de l’hiver 2013. La Turquie semble désormais miser davantage sur un règlement politique de cette question, ce qui est un point positif pour Téhéran. Ahmet Davutoglu s’est rendu en Iran à la fin novembre 2013, suivi du Premier ministre Erdogan en janvier 2014. Un consensus pour apaiser leurs relations, développer une certaine coordination malgré la persistance de différences sur le dossier syrien et relancer la coopération économique semble avoir été atteint à cette occasion. Signe de ce progrès, le président Rohani effectuait un déplacement très médiatisé à Ankara en juin 2014. Dix accords bilatéraux de coopération économiques et énergétiques - notamment dans le secteur stratégique du gaz - ont été conclus lors de cette visite, ce qui a permis à certains observateurs d’évoquer une « nouvelle ère » dans les relations entre ces deux puissances régionales [19]. S’il faut sans doute rester prudent sur cette qualification, les objectifs économiques pour l’avenir sont en tout cas très ambitieux puisqu’il s’agit de doubler le volume du commerce bilatéral d’ici à 2015 pour atteindre 35 milliards de dollars. Les deux pays ne sont toutefois pas encore parvenus à s’entendre sur la délicate question du prix du gaz iranien à destination de la Turquie. Mais, la partie iranienne, qui se veut optimiste, a annoncé qu’un accord pourrait être trouvé avant la fin de l’année 2014. Quoi qu’il en soit, Téhéran ne peut que se féliciter de ce développement dans ses rapports avec Ankara. La République islamique a d’ailleurs très bien accueilli l’élection à la présidence de la République turque de Recep Tayyip Erdogan le 10 août 2014 [20].

Malgré ces progrès dans les relations irano-turques, l’horizon n’est pas exempt de nuages. Un nouvel élément d’incertitude s’est dessiné à la fin de l’été 2014. Téhéran s’inquiète en effet du risque d’une intervention américaine sur le territoire syrien pour combattre l’EI mais sans y associer Bachar al-Assad. Confrontée aux demandes et aux pressions américaines, la Turquie pourrait être amenée à participer à la coalition internationale anti-EI en formation - une possibilité qu’Ankara semble écarter actuellement [21] - ou en tout cas profiter de ces éventuelles opérations américaines pour relancer sa propre influence et son soutien à certaines composantes de l’opposition syrienne anti-Bachar al-Assad comme Washington prévoit lui-même de le faire. Ce positionnement serait contraire aux intérêts iraniens en Syrie, Téhéran ayant misé jusqu’ici sur le maintien au pouvoir du président syrien. Aussi la République islamique tente-t-elle de faire valoir auprès d’Ankara la nécessité d’une coordination entre eux sur le plan régional. Il s’agit de peser sur la Turquie afin qu’elle ne prenne pas de décision contraire aux intérêts iraniens. Les deux pays partagent des intérêts communs et souhaitent semble-t-il éviter un retour à la rivalité de ces dernières années. Téhéran possède également des atouts et des instruments d’influence sur son voisin - comme les liens énergétiques entre les deux pays -, mais il reste cependant difficile aujourd’hui de savoir quels seront les choix définitifs d’Ankara en Syrie, surtout si cette fois l’action de la Turquie bénéficie du soutien de Washington [22]. Un compromis n’est certes pas exclu entre Téhéran et Ankara sur la question syrienne mais ses contours restent aujourd’hui difficiles à discerner. La détente entre les deux pays pourrait en tout cas difficilement survivre à un alignement d’Ankara sur les positions américaines actuelles au regard de ce pays.

Une situation toujours délicate au Levant

Si l’année écoulée a donc été riche en développements positifs pour l’administration Rohani, Téhéran n’en est pas moins confronté sur le plan régional à des incertitudes et des défis majeurs. La situation en Syrie, seul allié arabe de Téhéran et un partenaire fondamental pour sa politique au Levant depuis 35 ans, reste préoccupante pour le régime iranien. Conservant les options de l’administration précédente, le président Rohani a poursuivi jusqu’à présent le soutien multiforme accordé par la République islamique au régime syrien, misant sur le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad sous une forme ou sous une autre [23]. Outre son soutien politique, diplomatique, économique et financier - de l’ordre de plusieurs milliards de dollars- Téhéran a dépêché des hommes - le chiffre de 10 000 hommes a été avancé [24] - et du matériel militaire. Le régime syrien a réussi à se maintenir grâce à cette assistance iranienne massive et même à engranger des succès militaires ce qui est positif pour la République islamique. Mais il n’en demeure pas moins très affaibli. Le pays est ruiné. Selon l’ONU, l’économie syrienne a subi des dommages de l’ordre de 140 milliards de dollars, soit deux fois le PNB syrien avant les événements de 2011. Le pouvoir central ne contrôle qu’une portion du territoire national et l’opposition n’est pas défaite sur le terrain militaire malgré ses divisions et ses revers. Au contraire, les victoires militaires de l’EI dans l’est de la Syrie à l’été 2014 ont introduit de nouvelles incertitudes pour Téhéran dans ce pays. D’une part, l’EI s’en prend désormais aux forces de Bachar al-Assad, ce dont il s’était abstenu jusqu’ici, préférant se concentrer sur les autres composantes de l’opposition syrienne pour le plus grand profit du régime de Damas. Ce nouvel adversaire pourrait donner du fil à retordre aux forces du régime syrien déjà éprouvées par trois années de guerre civile. D’autres part, comme évoqué plus haut, la présence de l’EI en Syrie a ouvert la perspective d’une intervention américaine directe dans ce pays afin d’y déloger ce mouvement. Cette possibilité pourrait ouvrir la voie à une coopération indirecte irano-américaine en Syrie face à l’EI, ce qui serait un développement inédit et une victoire diplomatique de poids pour Téhéran. Mais, l’administration Obama ne semble jusqu’ici pas pressée de s’associer à Téhéran et surtout au président Assad sur ce terrain. La Maison blanche a au contraire annoncé qu’elle comptait renforcer son assistance aux autres composantes de l’opposition syrienne et ne pas s’associer à Bachar al-Assad. Une position inacceptable pour Téhéran qui favorise au contraire l’appui aux gouvernements syrien et irakien pour lutter contre l’EI [25]. Autant d’incertitudes qui pourraient avoir des conséquences majeures pour la République islamique en Syrie.

Au-delà, des possibles coûts de ces nouveaux développements, le prix pour Téhéran de son engagement syrien en termes financiers mais aussi en hommes - selon Radio Zamaneh, basée aux Pays-Bas, au moins 60 officiers du corps des gardiens de la révolution auraient été tués en Syrie depuis 2011 [26] -, et sur le plan de l’image restent très importants. La violence en Syrie a par ailleurs débordé au Liban où les intérêts iraniens ont directement été pris pour cible par des mouvements sunnites en raison de l’implication de Téhéran sur le terrain syrien. Un attentat visant l’ambassade d’Iran a ainsi été perpétré à Beyrouth le 19 novembre 2013. Par ailleurs, l’allié libanais de Téhéran, le Hezbollah, est également mis sous pression non seulement sur le terrain syrien où il est très présent militairement mais aussi sur le territoire libanais où il a également été directement frappé. Comme pour Téhéran, les coûts de son engagement en Syrie pour la milice libanaise en termes politique, d’image tant dans l’opinion publique de la majorité des pays arabes sunnites qu’au sein même de la communauté chiite libanaise, mais aussi de capacités opérationnelles (matériels et hommes) sont importants [27]. La perte de combattants en Syrie et au Liban où des combats à la frontière avec ce pays se sont déroulés dans les six premiers mois de 2014 est ainsi signalée régulièrement dans les médias. Le chiffre d’environ 500 miliciens tués en Syrie était ainsi rapporté en mars 2014 par le quotidien libanais Daily Star [28]. Le développement d’activités de l’EI au Liban - ce dernier a capturé la ville d’Arsal, frontalière avec la Syrie, début août 2014 avant de se retirer - n’est pas très rassurant pour l’avenir. Le bilan de l’implication syrienne du Hezbollah - même s’il faut rester prudent tant la situation syrienne reste fluctuante - est en tout cas mitigé, ce qui n’est pas une bonne nouvelle pour Téhéran.

La mauvaise surprise irakienne

Aux difficultés des terrains syrien et libanais, il faut désormais ajouter l’Irak, ce qui est une très mauvaise surprise pour Téhéran longtemps présenté comme le principal bénéficiaire des opérations américaines dans ce pays. Par rapport à la situation irakienne, plusieurs développements récents sont en effet très problématiques pour la République islamique. Tout d’abord, la percée fulgurante en Irak de l’EI avec notamment la prise de Mossoul, la grande ville du nord de ce pays, en juin 2014, a pris Téhéran par surprise. La proclamation par ce mouvement d’un « califat » situé à cheval sur les territoires du nord de l’Irak et de l’est de la Syrie, peuplés en majorité de sunnites, a constitué une mauvaise nouvelle supplémentaire. Ces développements ont considérablement affaibli le pouvoir central irakien. Le Premier ministre Nouri al-Maliki proche de Téhéran a été poussé à quitter son poste en août 2014 avec l’aval iranien. La République islamique a soutenu son successeur, Haidar al-Abdadi. Ce dernier, ancien conseiller de Maliki, ne lui est en effet pas hostile. Sa nomination doit surtout mettre un terme au risque de vide de pouvoir à Bagdad. La priorité pour Téhéran est de permettre la formation d’un gouvernement central capable d’empêcher la dislocation du pays et d’organiser la riposte face à l’EI qui met en danger les gains géopolitiques que la République islamique pensait avoir engrangés en Irak avec la chute de Saddam Hussein et l’arrivée au pouvoir dans ce pays des chiites. Une consolidation de l’EI pourrait en outre avoir des conséquences également sur le théâtre syrien où Téhéran est très engagé aux côtés du régime de Bachar al-Assad. Enfin, la présence de ce mouvement sunnite très anti-chiite aux frontières occidentales de la République islamique crée une menace sécuritaire inédite pour Téhéran et pourrait avoir des retombées internes en République islamique, notamment au regard de l’importante minorité sunnite du pays qui compte des mécontents que le discours anti-chiite de l’EI pourrait attirer [29].

Outre la question de l’EI, les développements au Kurdistan irakien inquiètent aussi sérieusement la République islamique. Téhéran se méfie des intentions du pouvoir kurde à Erbil en raison notamment du risque d’irrédentisme par rapport à sa propre minorité kurde, mais aussi de la possibilité qu’un État kurde indépendant au nord de l’Irak ne noue des liens de proximité avec les Occidentaux et Israël. Les Kurdes irakiens entretiennent en effet des relations de longue date avec Tel Aviv. La tension entre Téhéran et Erbil est palpable comme en témoignent les critiques iraniennes acerbes émises en juin 2014 à l’égard de la politique de Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan, et au contraire ses éloges de Jalal Talabani, opposant de longue date de Barzani sur la scène politique kurde. Enfin, plus fondamental encore pour Téhéran, une telle proclamation d’indépendance, associée aux activités du « califat », précipiterait la désintégration de l’Irak en tant qu’État nation. Une implosion de ce pays voisin avec qui il partage 1599 km de frontières serait un scénario catastrophique pour l’Iran. Autant de défis majeurs auxquels l’administration Rohani est désormais confrontée sur le théâtre irakien.

Complexité à Gaza

La crise de Gaza à l’été 2014 apparaît de prime abord comme positive pour Téhéran. Outre la détérioration de l’image d’Israël qui bénéficie à la République islamique - les internautes iraniens ont ainsi pour la première fois massivement soutenu les Palestiniens en dehors de toute propagande officielle de l’État [30] -, cette dernière ainsi que son allié libanais, le Hezbollah, ont profité des opérations israéliennes pour essayer de rétablir leurs liens avec le Hamas dont ils étaient proches avant le déclenchement des « printemps arabes ». Leurs rapports avaient cependant été mis à mal par leurs positions contradictoires sur le conflit syrien, Téhéran et le Hezbollah soutenant Bachar al-Assad alors que le Hamas prenait fait et cause pour l’opposition. Après deux ans de froid, les événements de Gaza de 2014 ont donc offert à Téhéran l’occasion d’essayer de renouer avec le mouvement palestinien pour reconstituer l’« axe de la résistance » contre Israël qui lui offrait un levier majeur pour peser sur le conflit israélo-palestinien et menacer Tel Aviv en cas de nécessité. Toutefois, cette démarche ne va pas sans poser problème. Tout d’abord, malgré la tentative de rapprochement en cours, le renouvellement de l’alliance entre le mouvement palestinien et Téhéran n’est pas encore acquis. S’il offre par ailleurs à Téhéran une possibilité de coopérer avec le Qatar lui-même proche du Hamas et désireux actuellement de se rapprocher de la République islamique, rien n’indique que cette possibilité se matérialisera et surtout qu’elle se pérennisera. Au contraire, la possibilité d’une rivalité renouvelée avec Doha mais aussi avec la Turquie auprès du mouvement palestinien ne peut-être exclue. Par ailleurs, plus directement problématique, ce rapprochement entre Téhéran, le Hezbollah et le Hamas n’est pas du goût du régime syrien. Il n’a en tout cas pas reçu l’approbation de Bachar al-Assad très critique du mouvement palestinien qu’il estime l’avoir trahi. Téhéran aurait d’ailleurs demandé au mouvement palestinien de rétablir ses liens avec Damas comme condition pour renouer avec lui, ce qui n’est pas acquis. Certaines turbulences dans les rapports entre Damas, Téhéran et le Hezbollah sur cette question du rapport au Hamas ne peuvent être exclues. C’est en tout cas un facteur de complexité supplémentaire que devra gérer la diplomatie iranienne.

Nouvelles incertitudes en Afghanistan

Enfin, si la situation au Moyen-Orient en général est donc loin d’être idyllique pour Téhéran, une autre mauvaise surprise pourrait se profiler en Afghanistan après le retrait américain à la fin de l’année 2014. L’avenir de ce pays reste aujourd’hui incertain après une élection présidentielle dont les résultats se faisaient toujours attendre fin août 2014, deux mois après le deuxième tour de scrutin. Différentes tentatives de « discussions de paix » sensées être menées avec les taliban n’ont par ailleurs abouti à aucun résultat significatif. Un renforcement de ces derniers qui malgré leurs divisions pourraient profiter du vide de sécurité après le retrait des forces occidentales n’est donc pas exclu. Les rapports des experts internationaux sont plutôt pessimistes à ce sujet. Si certains pensent que l’Iran pourra accroître son influence chez son voisin afghan après le retrait de Washington, une option à laquelle Téhéran a travaillé depuis de nombreuses années en cultivant des liens politiques et économiques avec Kaboul mais aussi Hérat, un renforcement des taliban, particulièrement dans les provinces du sud du pays, frontalières de l’Iran, n’est donc pas exclu. En cas de renouvellement des tensions entre Téhéran et ces derniers, la République islamique pourrait se retrouver confrontée au radicalisme sunnite tant à l’est qu’à l’ouest de son territoire vu les derniers développements en Irak. On notera d’ailleurs que malgré des divergences, certains commandants taliban ne cacheraient pas leur enthousiasme pour l’État islamique… Un scénario plus qu’inquiétant pour l’administration Rohani.

Publié le 16/09/2014


Mohammad-Reza Djalili est professeur émérite de l’Institut universitaire des hautes études internationales de Genève, historien et politologue spécialiste de l’Iran contemporain.
Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, dont Histoire de l’Iran contemporain, (avec Thierry Kellner), Collection Repères, 2012 ; L’Iran et la Turquie face au « printemps arabe », vers une nouvelle rivalité stratégique au Moyen-Orient ? (avec Thierry Kellner), Les livres du GRIP, 2012 ; 100 questions sur l’Iran (avec Thierry Kellner), Editions La Boétie, 2013.


Docteur en relations internationales de l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) de Genève, Thierry Kellner enseigne au Département de science politique de l’Université libre de Bruxelles. Il est également chercheur associé au Brussels Institute of Contemporary China Studies (BICCS/VUB).
Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, dont La Chine et la « Grande Asie centrale » dans la période post-11 septembre, dans La Chine sur la scène internationale. Vers une puissance responsable ? Peter Lang, 2012 ; Histoire de l’Iran contemporain, (avec Mohammad-Reza Djalili), Collection Repères, 2012 ; L’Iran et la Turquie face au « printemps arabe », vers une nouvelle rivalité stratégique au Moyen-Orient ? (avec Mohammad-Reza Djalili), Les livres du GRIP, 2012 ; 100 questions sur l’Iran (avec Mohammad-Reza Djalili), Editions La Boétie, 2013.
Voir : http://repi.ulb.ac.be/fr/membres_kellner-thierry.html


 


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