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L’Iran, en première ligne de la « crise de l’eau ». Etat des lieux hydrologique du pays et de ses ouvrages hydrauliques (1/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 13/12/2019 • modifié le 19/12/2019 • Durée de lecture : 7 minutes

I. Etat des lieux hydrologique de l’Iran

Géographiquement, l’Iran pourrait, aujourd’hui, être scindé en trois grandes portions : celle du littoral de la mer Caspienne, au nord ; celle, massive, du bien-nommé plateau iranien, au centre ; et celle, enfin du littoral du golfe Persique et du golfe d’Oman, au sud.

Le plateau iranien, qui constitue la majeure partie du territoire de la République islamique, se caractérise comme un large hinterland à l’hydrologie endoréique (c’est-à-dire dont les cours d’eau ne se déversent pas dans la mer mais restent au contraire clos), bordé au nord par les monts Alborz, au sud et à l’est par l’imposante chaîne du Zagros, et à l’est par une série de chaînes montagneuses elles-mêmes délimitées par le désert de Lut. La topographie générale du plateau est assez variée, mais se caractérise avant tout par de larges plaines alluviales ponctuées de cônes de déjection avec, au sud du plateau, plusieurs déserts de sel (kavîr).

Le plateau iranien a une longue histoire d’occupation humaine ; il compte aujourd’hui un grand nombre de centres urbains majeurs de l’Iran, à l’instar de Téhéran, Ispahan, Shiraz, Qom, Hamadân, Yazd, Qazvin ou encore Kermân. Les frontières géographiques du plateau iranien ne coïncidant pas avec celles des provinces iraniennes, il est donc compliqué d’estimer exactement le nombre de personnes y vivant. Selon des estimations réalisées par le chercheur Pierre Beaumont en 2012, environ 40% de la population iranienne totale habitaient sur ce plateau et se concentraient essentiellement au nord-ouest et à l’ouest de celui-ci. De fait, la densité de population dans les régions méridionales et orientales est très faible, avoisinant les 5 personnes au kilomètre carré.

Les ressources hydriques de surface se caractérisent par l’existence de plusieurs lacs de médiocres proportion autour desquels s’articulent un grand nombre de cours d’eau de très faible ampleur dont l’existence dépend, directement, des précipitations : les systèmes hydriques pérennes (c’est-à-dire les cours d’eau dont le débit est permanent tout au long de l’année) sont très rares sur le plateau iranien, voire inexistants ; les quelques sources pérennes se trouvent, sans surprise, dans la largeur des monts Zagros et Alburz, des hauteurs desquelles elles s’écoulent ; leur débit, pérenne mais faible, dépend des surplus accumulés dans les zones montagneuses, notamment lors de la fonte des neiges. Il s’agit des rivières Vafregân, Qom-rûd, Zâyanda et Korramsâhr pour les monts Zagros, et Jâk-rûd, Karaj, Habla et Kordân pour la chaîne de l’Alburz.

Ces rivières pérennes s’épuisent rapidement entre leur source, située sur les hauteurs des montagnes Zagros et Alburz, et le centre du plateau où elles s’éteignent. A la fin du printemps et au début de l’été, la fonte des neiges provoque un accroissement conséquent du débit, permettant l’apparition, temporaire, des lacs précédemment cités au centre du plateau iranien. A la fin de l’été, l’aridité couplée au sel du centre du plateau créent la croûte typique des kavîr qui parcourent la région.

Les ressources hydriques souterraines, constituées essentiellement par les nappes phréatiques, représentent quant à elles un versant important de l’hydrologie du plateau. Comme les cours d’eau et lacs de surface, ces nappes sont reconstituées par la fonte des neiges à la fin du printemps et au début de l’été, l’eau s’infiltrant dans le sol poreux des plaines alluviales situées au pied des monts Zagros et Alburz. Le sol devenant de plus en plus salé au centre du plateau, ces nappes phréatiques perdent en ampleur et en qualité selon qu’elles sont éloignées ou non des montagnes qui les approvisionnent. Comme il sera vu dans la seconde partie du présent article, l’exploitation intensive de ces nappes, constitue aujourd’hui l’un des grands enjeux de la crise hydrique iranienne.
Le plateau iranien se caractérise donc par son aridité ambiante et par les très importantes variations de débit de ses cours d’eau et nappes phréatiques en fonction des saisons.

En dehors du plateau iranien, et en raison des faibles ressources hydriques de ce dernier, les bandes littorales se distinguent naturellement par leur grande richesse en cours d’eau, notamment le long de la mer Caspienne ; ils y sont toutefois de faible ampleur et ce littoral septentrional ne compte qu’un seul grand fleuve, celui du Ghezel Ozan. Au nord-ouest, indépendamment de la mer Caspienne, se trouve le Lac Ourmia, de loin le plus en grand du pays en termes de taille ; il se distingue autant par l’absence d’émissaire (c’est-à-dire d’un cours d’eau qui en constituerait le déversoir), que par l’asséchement particulièrement intense dont il est victime, et qui en fait l’un des symboles de la crise de l’eau en Iran : en 2014, il était estimé que la surface du lac s’était réduite d’environ 90% par rapport à celle du début des années 1970 (3).

Au sud, l’ouverture littorale du golfe Persique, au sud-ouest-ouest du pays (région d’Ahvaz), bénéficie de réseaux hydriques importants grâce à la proximité des marécages du sud-est irakien (région de Bassorah) qui lui fournissent un large éventail de cours d’eau de diverses ampleurs, parmi lesquels se trouvent notamment les fleuves Karûn et Karkheh et, dans une moindre mesure, Zohreh.

Il en va de même à l’ouest du pays (région de Sanandaj), dans le Kurdistan iranien où, bénéficiant de la vaste étendue montagneuse caractérisant la région, de nombreux cours d’eau pérennes s’alimentent grâce à la fonte des neiges et l’existence de nombreuses nappes phréatiques.

Ces régions riches en ressources hydriques font, inévitablement, l’objet d’une importante exploitation hydraulique par les autorités iraniennes mais aussi, parfois de façon illégale, par la population elle-même.

II. Etat des lieux des ouvrages hydrauliques en Iran

Trois grands types d’installations hydrauliques caractérisent l’exploitation de l’eau en Iran : les barrages, les usines de désalinisation, et les petites installations type canaux et puits.

Les barrages retiennent particulièrement l’attention en raison de leur rôle, actuellement, dans la crise hydrique iranienne. En effet, depuis le 1er millénaire, l’Iran - qui s’appelait alors la Perse -, et jusqu’à la fin de la première moitié du XXème siècle environ, avait été inventeur et pionnier dans l’utilisation des qanats, c’est-à-dire des ouvrages hydrauliques permettant de puiser l’eau des sources aquifères en amont des vallées. Très répandus en Iran (environ 60 000 dans les années 1980, et 33 000 aujourd’hui), ces qanats permettaient d’irriguer sans excès les exploitations agricoles dans les zones les plus arides. Cet ingénieux système, et son utilisation quasi-omniprésente dans l’aride plateau iranien, a valu à ce dernier d’être appelé par les historiens le berceau de la « civilisation du qanat ». L’un des avantages du qanats était de ne pas gaspiller l’eau : son acheminement en grande partie souterrain, fruit du creusement de nombreux puits et de longues galeries, permettait d’empêcher l’évaporation de l’eau le long de son parcours, contrairement aux installations de surface contemporaines.

Toutefois, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce mode traditionnel de captation de l’eau est détrôné par celui des barrages. Ces derniers fleurissent en effet partout en Occident et montrent leur efficacité en matière de gestion de l’eau. Le régime iranien se lancera dès lors dans une construction de plusieurs centaines de barrages (en 2018, le pays comptait 567 barrages opérationnels, 119 en construction et 320 à l’étude), dont les effets seront détaillés dans la seconde partie de cet article et qui sont concentrés dans le sud-ouest et le nord du pays. La région d’Ahvaz, également très pétrolifère, en concentre la majeure partie. Ces barrages et réservoirs permettraient à l’Iran de contrôler 97% de ses eaux de surface, bien au-delà des 40% recommandés par les standards internationaux (4).

Concomitamment à ces barrages, des canaux viennent compléter les dispositifs de contrôle du débit et de l’acheminement en eau dans les régions riches en ressources hydriques. Celle d’Ahvaz en concentre, là encore, l’essentiel des installations. Dans le reste du pays enfin, se trouvent régulièrement des puits, illégaux pour la plupart et forés par les habitants eux-mêmes pour faire face à la pénurie en eau (les autorités en auraient dénombré environ 30 000 à travers le pays), ainsi que des qanats, dont l’utilité et l’efficacité tendent à les rendre à nouveau attractifs aux yeux des Iraniens et, surtout, des autorités, qui ont distribué en 2017 une série de permis de construire à cet égard.

Enfin, afin d’accroître ces sources en eau potable, le régime iranien a lancé la construction, en 2008, d’une série d’usines de désalinisation le long du littoral du golfe Persique, qui sont aujourd’hui opérationnelles. Celles-ci permettent, grâce à un procédé long et coûteux, de rendre l’eau de mer potable. Ces installations, qui apparaissent comme une solution fiable aux problèmes hydriques de l’Iran, rencontrent toutefois un obstacle : elles coûtent cher. Ainsi, le projet lancé en 2012 par le gouvernement iranien de construire une usine de désalinisation le long du littoral de la mer Caspienne, doublée d’un canal pour apporter l’eau au nord de l’Iran, se chiffrait à plus d’un milliard de dollars américain.

L’Iran, loin d’être un pays aride, reste malgré tout un pays dont les ressources en eau apparaissent rapidement limitées, ou du moins très précaires, notamment dans le plateau iranien. La réponse des autorités à cet enjeu hydrique s’est traduite par la construction à marche forcée de nombreux ouvrages hydrauliques visant à contrôler la quasi-totalité des ressources en eau du pays. Ces constructions conduisent cependant à aggraver le problème du stress hydrique en Iran, comme il sera vu en deuxième partie de cet article.

Lire la partie 2

Notes :
(1) Cf. « Iran : Téhéran s’enfonce peu à peu dans le sol », GEO, 05/12/2018 : https://www.geo.fr/environnement/iran-teheran-senfonce-peu-a-peu-dans-le-sol-193717
(2) Cf. par exemple « Ces ‘guerres de l’eau’ qui nous menacent », Les Echos, 30/08/2016
https://www.lesechos.fr/2016/08/ces-guerres-de-leau-qui-nous-menacent-1112386
(3) Cf. « Lake Urmia : how Iran’s most famous lake is disappearing », The Guardian, 23/01/2015
https://www.theguardian.com/world/iran-blog/2015/jan/23/iran-lake-urmia-drying-up-new-research-scientists-urge-action
(4) Selon un rapport de l’ambassade de France à Téhéran en date de mars 2018 :
https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2018/06/Analyse-6-Climat.pdf

A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Reportage photo : le lac d’Orumieh, un saisissant désert de sel rouge sur fond de catastrophe écologique
 Reportage photo : le Kurdistan iranien, une région magnifique à l’identité culturelle et politique marquée
 La crise de l’eau en Iran : tensions sociales et impasses économiques – partie 1 :
 La crise de l’eau en Iran : tensions sociales et impasses économiques – partie 2
 L’eau au Moyen-Orient
 Reportage photo : Yazd en Iran, étape de la route de la soie et capitale religieuse

Bibliographie :
 MADANI, Kaveh. Water management in Iran : what is causing the looming crisis ?. Journal of environmental studies and sciences, 2014, vol. 4, no 4, p. 315-328.
 YAZDANPANAH, Masoud, HAYATI, Dariush, ZAMANI, Gholam Hosein, et al. Water management from tradition to second modernity : an analysis of the water crisis in Iran. Environment, development and sustainability, 2013, vol. 15, no 6, p. 1605-1621.
 GOBLOT, Henri. Dans l’ancien Iran, les techniques de l’eau et la grande histoire. In : Annales. Histoire, Sciences Sociales. Cambridge University Press, 1963. p. 499-520.
 MOTIEE, H., MONOUCHEHRI, G. H., et TABATABAI, M. R. M. Water crisis in Iran, codification and strategies in urban water. In : Proceedings of the Workshops held at the UNESCO Symposium, Technical documents in Hydrology. 2001. p. 55-62.
 FOLTZ, Richard C. Iran’s water crisis : cultural, political, and ethical dimensions. Journal of agricultural and environmental ethics, 2002, vol. 15, no 4, p. 357-380.
 KARBALAEE, Fereshteh. Water crisis in Iran. In : 2010 International Conference on Chemistry and Chemical Engineering. IEEE, 2010. p. 398-400.
 ZEHTABIAN, Gholamreza, KHOSRAVI, Hassan, et GHODSI, Marzieh. High demand in a land of water scarcity : Iran. In : Water and Sustainability in Arid Regions. Springer, Dordrecht, 2010. p. 75-86.
 GALLAND, Franck. Grand jeu. Chroniques géopolitiques de l’eau (Le) : Chroniques géopolitiques de l’eau. Cnrs, 2014.

Sitographie :
 Iran : Téhéran s’enfonce peu à peu dans le sol, GEO, 05/12/2018 : https://www.geo.fr/environnement/iran-teheran-senfonce-peu-a-peu-dans-le-sol-193717
 Ces ‘guerres de l’eau’ qui nous menacent, Les Echos, 30/08/2016
https://www.lesechos.fr/2016/08/ces-guerres-de-leau-qui-nous-menacent-1112386
 Pour l’Iran, l’essentiel n’est pas le nucléaire mais l’eau, Slate, 30/09/2015
http://www.slate.fr/story/107147/iran-essentiel-pas-nucleaire-mais-eau
 Iran : Grand projet de désalinisation de l’eau de la mer de Caspienne pour alimenter une ville du désert, 20 Minutes, 17/04/2012
https://www.20minutes.fr/planete/918021-20120417-iran-grand-projet-desalinisation-leau-mer-caspienne-alimenter-ville-desert
 Significant Risk of Water-Related Conflict in Parts of Iraq, Iran, Mali, Nigeria, India and Pakistan Over Next 12 Months, Relief Web, 05/12/2019
https://reliefweb.int/report/world/significant-risk-water-related-conflict-parts-iraq-iran-mali-nigeria-india-and-pakistan
 Iran Desalination Capacity to Reach Half Million cm/d, Financial Tribune, 01/12/2019
https://financialtribune.com/articles/energy/101003/iran-desalination-capacity-to-reach-half-million-cmd
 Iran’s Rouhani rolls back on dam projects, Financial Times, 19/03/2015
https://www.ft.com/content/56704462-ccb7-11e4-b5a5-00144feab7de

Publié le 13/12/2019


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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