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L’Iran, en première ligne de la « crise de l’eau ». Etat des lieux hydrologique du pays et de ses ouvrages hydrauliques (2/2)

Par Emile Bouvier
Publié le 18/12/2019 • modifié le 18/12/2019 • Durée de lecture : 8 minutes

Lire la partie 1

I. Une crise de l’eau protéiforme

Si la situation de l’Iran en matière hydrologique apparaît notoirement grave, c’est qu’elle s’avère particulièrement complexe. La crise de l’eau a en effet plusieurs caractéristiques.

La première caractéristique, et de loin la plus importante, est la pénurie croissante en eau, tant potable qu’à destination de l’agriculture ou de l’industrie (pétrolière notamment), des secteurs tous deux très hydrophages. La première raison de cette diminution progressive des ressources disponibles en eau tient au climat de l’Iran et à sa croissance démographique. En effet, forte aujourd’hui de 83 millions d’habitants (2), qui font du pays le plus peuplé du Moyen-Orient, l’Iran a connu littéralement un doublement de sa population en moins de trente ans. Un tel bond démographique, aussi soudain que substantiel, a créé une surconsommation en eau mais aussi d’importantes complications en matière d’approvisionnement et de gestion hydrique. La croissante galopante de la population (3) a en effet conduit à une urbanisation toute aussi incontrôlée, entraînant une répartition inégale de la population dans les villes et des difficultés d’acheminement de l’eau.

Aujourd’hui, on estime la quantité d’eau disponible annuellement par habitant à 1 700 mètres cubes, soit plus de quatre fois moins que la moyenne mondiale (établie à 7 000 mètres cubes), plaçant l’Iran en situation de stress hydrique au regard des standards hydrologiques de l’ONU. De fait, le climat de l’Iran ne se montre pas propice à la surconsommation d’eau, et le sera de moins en moins : le réchauffement climatique, déjà à l’œuvre depuis plusieurs années, devrait conduire l’Iran à connaître une situation de « stress hydrique extrême » d’ici 2040, selon les chercheurs. Les graves périodes de sécheresse qu’a connu l’Iran en 2017, et qui ont touché 96% de la superficie totale du pays, s’annoncent comme un prodrome particulièrement éloquent des crises à venir.

Au-delà d’une demande en eau concomitamment croissante à l’accroissement de la population, l’or bleu est également consommé de façon excessive et quasi-incontrôlée par les secteurs agricole et industriel. En effet, à partir de la Révolution islamique en 1979, les autorités iraniennes ont voulu diversifier l’économie en se passant de la manne pétrolière. Le secteur agricole est ainsi devenu le bénéficiaire de substantielles subventions, à destination de l’approvisionnement en eau notamment. Représentant aujourd’hui 92% de la consommation totale en eau du pays, l’agriculture iranienne est ainsi devenue le secteur le plus consommateur en eau.

Toutefois, le faible coût de l’eau voulu par ces subventions a conduit les agriculteurs à ne pas prêter réellement d’attention à l’efficience de leurs systèmes d’irrigation ou à la lutte contre les pertes hydriques inutiles. Ainsi, aujourd’hui, l’irrigation en Iran se caractériserait par la perte de 65% de l’eau transportée. L’irrigation est pourtant fondamentale dans un pays où seules 25% des précipitations annuelles coïncident avec les périodes adéquates d’irrigation des cultures. A l’heure actuelle, 86 milliards de mètres cubes d’eau seraient ainsi consacrés à l’agriculture en Iran, contre 3,25 milliards en France par exemple (4).

La deuxième caractéristique de la crise hydrique iranienne s’inscrit dans la continuité logique de la première : la gestion inattentive de l’eau et la construction d’ouvrages hydrauliques visant à contrôler les ressources en eau du pays. En effet, comme expliqué en première partie de cet article, l’Iran s’est lancé à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans l’édification de centaines de barrages et réservoirs à travers le pays, avec une efficacité incontestable : aujourd’hui, l’Iran exploite 97% de ses eaux de surface - loin devant les 40% recommandés par les standards internationaux.

Ces barrages, s’ils permettent de contrôler avec efficacité de vastes quantités d’eau, créent en revanche des déséquilibres hydriques, environnementaux et socio-économiques majeurs. En effet, la plupart ont été construits afin de pourvoir en eau les exploitations agricoles ainsi que les installations pétrolières. De fait, il n’est pas anodin que la région d’Ahvaz, qui concentre une grande partie des champs pétrolifères terrestres iraniens, soit aussi celle au sein de laquelle se trouve aussi un grand nombre de barrages et de réservoirs. Si la présence de ces installations hydrauliques s’explique naturellement par la richesse hydrique de la région, d’autres régions relativement bien pourvues en ressources en eau aussi, comme celle du littoral de la mer Caspienne, ne disposent pas d’autant de barrages et réservoirs.

La présence intensive de ces ouvrages hydrauliques à des fins agricoles ou industrielles détourne, de fait, les rares ressources hydriques au détriment de la population, alors même que les régions concernées figurent parfois parmi les plus touchées par la sécheresse, comme celle d’Ahvaz par exemple. Cette région est aussi celle qui a concentré le plus grand nombre de manifestations contre les pénuries d’eau. Ces protestations, qui ont commencé à éclater à partir de juin 2018, se sont ainsi essentiellement produites dans les villes d’Abadan, Khorramshahr, Bandar-e Mahshahr, bandar-e Emam Khomeyni et Ahvaz, toutes situées à la frontière avec l’Irak et le golfe Persique, en pleines zones pétrolifères.

Par ailleurs, les pertes en eau s’avèrent considérables en raison d’infrastructures vétustes ou mal entretenues. L’état du système de conduction conduirait ainsi, par endroits, à des pertes estimées à plus de 40%. Les barrages, quant à eux, stockeraient de moins en moins d’eau en raison d’une sédimentation incontrôlée au fond des réservoirs ; sans compter l’évaporation que les eaux stockées en surface subissent, et dont l’ampleur n’a pas encore été chiffrée. Certains rapports (5) affirment que des responsables des Gardiens de la Révolution, impliqués dans le BTP iranien, auraient influencé le gouvernement afin de construire les centaines de barrages que compte aujourd’hui le pays ; et cela au détriment de leur qualité et de leur utilité. Si cette affirmation n’est pas vérifiable, la qualité médiocre des barrages est, elle, réelle : certains sont établis en des lieux où ils n’ont pas d’utilité faute de précipitations suffisantes, d’autres sur des terrains où le sol absorbe l’essentiel de l’eau que le barrage devait stocker… Ces ouvrages hydrauliques sont ainsi, à bien des égards, moins une solution au stress hydrique de l’Iran qu’un accroissement des problématiques qui lui sont liées.

Faute d’avoir un apport suffisant en eaux de surface, les nappes phréatiques sont également drainées plus que de raison. Selon une étude du chercheur iranien Ali Beitollahi pour la revue Remote Sensing of Environment (6), leur surexploitation aurait conduit à une quasi-irréversibilité de leur pompage : autrement dit, les sources aquifères ne parviennent plus à se régénérer après avoir été drainées, tant le drainage est intensif. La situation ne va pas en s’améliorant : afin de faire face à la pénurie d’eau, les Iraniens forent eux-mêmes des puits illégaux. Environ 100 000 auraient été fermés par les autorités depuis le début des années 2010 pour la seule région de Téhéran, mais 30 000 seraient toujours opérationnels.

II. La réponse des autorités face à la « crise de l’eau »

Les autorités iraniennes ont réellement pris conscience du risque posé par le stress hydrique à la fin des années 2000 environ. En juillet 2013 par exemple, le ministre iranien de l’Agriculture Issa Kalabtari déclarait que « la crise de l’eau est le principal problème qui menace l’Iran […], bien plus qu’Israël, les Etats-Unis ou les affrontements politiques au sein des élites iraniennes » (7).

Le gouvernement iranien a dès lors lancé plusieurs offensives de politiques publiques afin de contrer la crise de l’eau. En 2008, il a par exemple initié et généralisé l’usage de la technique dite d’ensemencement des nuages, c’est-à-dire la méthode qui consiste à ajouter certaines composantes chimiques aux nuages afin que ces derniers pleuvent « sur commande ». Sur la période 2005-2015, ce procédé aurait permis de croître de 15% les précipitations dans les régions visées, selon les autorités iraniennes.

Quant à la question délicate de l’extraction de l’eau par les puits, lors du sixième plan quinquennal de développement annoncé pour la période 2016-2021, le gouvernement iranien s’est engagé à faire diminuer les volumes prélevés, qui étaient de 42 milliards de mètres cubes en 2016, à 11 milliards en 2021 - sans préciser quel était son plan pour y parvenir.

Par ailleurs, conscient des dégâts causés par les barrages en Iran et de la nécessité d’explorer les nombreuses alternatives à ces ouvrages hydrauliques, le Président iranien Hassan Rouhani s’est employé, durant son premier mandat (2013-2017), à interrompre la construction de quatorze barrages afin de les remplacer par des pipelines souterrains, bien moins propices aux évaporations.

Comme vu précédemment, le gouvernement iranien investit également dans les usines de désalinisation afin de rendre consommable l’eau salée du golfe Persique, du golfe d’Oman et de la mer Caspienne. Si cette solution est efficace, elle s’avère particulièrement coûteuse tant dans sa conception que dans son exploitation : afin de transporter l’eau produite par ces usines situées aux marges littorales de l’Iran, une grande quantité de gaz est nécessaire. Ainsi, selon le Centre d’études énergétiques de l’Université de Houston, si les producteurs iraniens d’avoine utilisaient de l’eau déstalinisée pour cultiver seulement 10% de leurs champs, près de 10% de la production nationale de gaz devrait être utilisée pour assurer le simple transport de l’eau (8).

Le gouvernement iranien se tourne également vers l’étranger afin de pratiquer la « diplomatie de l’eau », selon les termes de Pierre Gilbert (9). Toutefois, cette diplomatie n’a produit que très peu de résultats, tant en raison de la priorisation de la question sécuritaire dans la diplomatie iranienne que dans les liens qu’elle entretient avec ses voisins en matière hydrologique. L’Iran partage en effet des cours d’eau avec 12 pays, et notamment avec l’Irak ; les relations entre la République islamique et le pays des deux fleuves sont, de fait, particulièrement tendues : Bagdad accuse Téhéran de modifier le cours du Tigre et de l’Euphrate à force de construire des barrages au détriment du droit international en la matière. Le cinquième plan quinquennal de développement (2010-2015) exprime ainsi l’absence de volonté de Téhéran de coopérer sur la question de l’eau avec ses voisins : ce plan stipulait ainsi qu’il était impératif que l’eau ne traverse pas l’Iran pour se rendre dans les pays voisins et qu’elle devait y rester à tout prix, quitte à détourner les cours d’eau afin qu’ils irriguent l’Iran et n’aillent pas se perdre au-delà des frontières iraniennes.

Ainsi, l’Iran apparaît en première ligne de la crise de l’eau. Des phénomènes naturels, au premier rang desquels le réchauffement climatique, conjugués à des politiques publiques pas adaptées, ont causé un aggravement de la situation. Les émeutes de novembre 2019 en Iran, déclenchées à la suite de l’annonce de l’augmentation du prix du carburant à la pompe, se sont très vite étoffées de revendications politiques et économiques, dont la pénurie d’eau a fait partie à plusieurs reprises (10). Si le gouvernement a fait usage de la force pour réprimer la manifestation, il semble, actuellement, à court de solutions pour affaiblir le stress hydrique qui menace exponentiellement le pays.

Notes :
(1) Cf. « Urgence sécheresse en Iran », France24, 15/06/2018
https://www.france24.com/fr/20180615-iran-crise-eau-environnement-politique-secheresse
(2) Selon des chiffres de la Banque mondiale en date de 2018.
(3) Après avoir réussi avec succès à freiner la courbe démographique galopante des Iraniens au début des années 2000, les autorités iraniennes ont finalement relancé des politiques de natalité soutenues au début des années 2010 ; la population iranienne devrait ainsi avoisiner les 90 millions en 2035.
(4) Selon des chiffres de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en date de 2017.
(5) Cf. Iran’s Water Problem, Carnegie, 11/12/2018
https://carnegieendowment.org/sada/77935
(6) Tehran’s drastic sinking exposed by satellite data https://www.nature.com/articles/d41586-018-07580-x
(7) Cf. Iran’s Water Crisis : A Bigger Threat Than Israel ?, The Diplomat, 12/07/2013
https://thediplomat.com/2013/07/irans-water-crisis-a-bigger-threat-than-israel/
(8) Iran’s Looming Water Bankruptcy, Center for Energy Studies, avril 2017
https://www.bakerinstitute.org/media/files/files/1dcfb1ab/CES-pub-IranWater-040317.pdf
(9) GILBERT Pierre, « Crise de l’eau en Iran, Ennemi de l’Intérieur », IRIS, juin 2018
https://www.iris-france.org/wp-content/uploads/2018/06/Analyse-6-Climat.pdf
(10) Cf. Significant Risk of Water-Related Conflict in Parts of Iraq, Iran, Mali, Nigeria, India and Pakistan Over Next 12 Months, ReliefWeb, 05/12/2019 : https://reliefweb.int/report/world/significant-risk-water-related-conflict-parts-iraq-iran-mali-nigeria-india-and-pakistan

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Bibliographie :
 MADANI, Kaveh. Water management in Iran : what is causing the looming crisis ?. Journal of environmental studies and sciences, 2014, vol. 4, no 4, p. 315-328.
 YAZDANPANAH, Masoud, HAYATI, Dariush, ZAMANI, Gholam Hosein, et al. Water management from tradition to second modernity : an analysis of the water crisis in Iran. Environment, development and sustainability, 2013, vol. 15, no 6, p. 1605-1621.
 GOBLOT, Henri. Dans l’ancien Iran, les techniques de l’eau et la grande histoire. In : Annales. Histoire, Sciences Sociales. Cambridge University Press, 1963. p. 499-520.
 MOTIEE, H., MONOUCHEHRI, G. H., et TABATABAI, M. R. M. Water crisis in Iran, codification and strategies in urban water. In : Proceedings of the Workshops held at the UNESCO Symposium, Technical documents in Hydrology. 2001. p. 55-62.
 FOLTZ, Richard C. Iran’s water crisis : cultural, political, and ethical dimensions. Journal of agricultural and environmental ethics, 2002, vol. 15, no 4, p. 357-380.
 KARBALAEE, Fereshteh. Water crisis in Iran. In : 2010 International Conference on Chemistry and Chemical Engineering. IEEE, 2010. p. 398-400.
 ZEHTABIAN, Gholamreza, KHOSRAVI, Hassan, et GHODSI, Marzieh. High demand in a land of water scarcity : Iran. In : Water and Sustainability in Arid Regions. Springer, Dordrecht, 2010. p. 75-86.
 GALLAND, Franck. Grand jeu. Chroniques géopolitiques de l’eau (Le) : Chroniques géopolitiques de l’eau. Cnrs, 2014.
 GILBERT Pierre, Crise de l’eau en Iran, Ennemi de l’Intérieur, IRIS, juin 2018.

Sitographie :
 Iran : Téhéran s’enfonce peu à peu dans le sol, GEO, 05/12/2018 : https://www.geo.fr/environnement/iran-teheran-senfonce-peu-a-peu-dans-le-sol-193717
 Ces ‘guerres de l’eau’ qui nous menacent, Les Echos, 30/08/2016
https://www.lesechos.fr/2016/08/ces-guerres-de-leau-qui-nous-menacent-1112386
 Pour l’Iran, l’essentiel n’est pas le nucléaire mais l’eau, Slate, 30/09/2015
http://www.slate.fr/story/107147/iran-essentiel-pas-nucleaire-mais-eau
 Iran : Grand projet de désalinisation de l’eau de la mer de Caspienne pour alimenter une ville du désert, 20 Minutes, 17/04/2012
https://www.20minutes.fr/planete/918021-20120417-iran-grand-projet-desalinisation-leau-mer-caspienne-alimenter-ville-desert
 Significant Risk of Water-Related Conflict in Parts of Iraq, Iran, Mali, Nigeria, India and Pakistan Over Next 12 Months, Relief Web, 05/12/2019
https://reliefweb.int/report/world/significant-risk-water-related-conflict-parts-iraq-iran-mali-nigeria-india-and-pakistan
 Iran Desalination Capacity to Reach Half Million cm/d, Financial Tribune, 01/12/2019
https://financialtribune.com/articles/energy/101003/iran-desalination-capacity-to-reach-half-million-cmd
 Iran’s Rouhani rolls back on dam projects, Financial Times, 19/03/2015
https://www.ft.com/content/56704462-ccb7-11e4-b5a5-00144feab7de

Publié le 18/12/2019


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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