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Avant la révolution iranienne de 1979, on peut distinguer quatre grandes catégories d’intellectuels dans la société civile iranienne (1).
Un groupe prône assez tôt la sécularisation et ne voit la religion que comme une « superstructure ». On peut également mentionner les « intellectuels technocrates », un groupe dont les protagonistes estiment que l’Iran doit avant tout s’intégrer dans la mondialisation par le développement de l’industrie. Les défenseurs de cette vision estiment donc qu’il est nécessaire de mettre en œuvre un important plan pour l’industrialisation du pays. A ces deux premiers ensembles, qui sont minoritaires, s’ajoute celui les intellectuels en rupture avec la pensée laïque qui prônent un retour au religieux. Selon ces derniers, le régime politique doit être la figure de proue de la société pour la promotion du chiisme. La religion doit régir les rapports sociaux. Le représentant du parti, avant sa prise de pouvoir, est Khomeiny. Ce dernier réside alors à Qom et planifie la mise en pratique sa théorie du velayet-e faqih. Enfin, le dernier groupe d’intellectuel dont l’existence avant 1979 mérite d’être soulignée se revendique d’une vision révolutionnaire et messianique de l’islam. C’est un parti dont le leader, ‘Alī Shariati, se revendique de gauche et qui politise les grandes figures de l’islam chiite (‘Alī, Husayn et Hassan) à des fins révolutionnaires. Nous l’avons vu, cette union entre religion et politique ne donnera rien.
À la mort de l’ayatollah Khomeiny, les religieux se distinguent par leur adhésion aux idées des intellectuels réformistes. Le plus important d’entre eux est Hossein Bashirieh à qui on attribue l’introduction de nombreuses notions modernes dans la société civile en pleine recomposition, à partir des années 1990. Il est considéré comme le formateur principal de la génération d’intellectuels dont la pensée se déploiera lors de l’arrivée au pouvoir de Khatami, en 1997.
De nombreux philosophes, peu connus en Europe, produisent des travaux en philosophie politique notamment. Babek Ahmadi travaille sur Habermas, propose une version sécularisée de la société civile et une perception différente de la culture occidentale. Daryoush Ashouri, spécialiste de la langue persane, tâche de séculariser cette dernière, entreprend de traduire des mots et des concepts des sciences politiques dans la langue iranienne. Comme ses acolytes, il milite pour la soustraction de l’espace public à la domination religieuse. Ramin Jahan Beghar, militant imprégné de la culture française, fait connaître Ricœur et Levinas en Iran. Enfin, Javad Tabatabaï, philosophe de formation, est l’auteur d’une thèse en français sur Hegel. Il considère l’Iran et son régime politique comme en pleine impasse et estime que la pensée occidentale pourrait permettre d’en sortir. Il est aussi connu pour ses critiques prononcées contre les intellectuels de la génération 1960/1970 qui avaient rejeté en bloc l’Occident et privilégié un retour à la Tradition islamique. Il estime que ce rejet était le fait d’une méconnaissance du monde occidental, de la modernité et des traditions islamiques. Selon lui, ce traditionalisme et ce mysticisme, en plaçant l’individu hors du monde, sont les responsables du retard considérable de l’Iran.
À ces idées s’ajoutent les nouveaux acteurs du champ social, qui utilisent désormais les réseaux internet, s’attachant à défendre les droits des femmes et prônant l’ouverture d’un « champ neutre », une sorte d’agora areligieuse, où des idées pourraient être soulevées, débattues et contestées sans être insérées dans une idéologie quelconque.
Ces nouvelles propositions mettent de côté le référent religieux et le remplacent par le référent droit de l’homme. Ces dynamiques conséquentes font de la société civile iranienne un groupe à part entière dont le rôle se renforce peu à peu. Comme nous l’avons vu précédemment, un cap a été franchi – nous avions qualifié la société actuelle de post-islamiste – sans que le rôle des religieux ne se soit tellement affaibli. Les fondamentalistes, dominants encore les hautes sphères politiques et décisionnelles, n’ont jamais accepté ces nouveaux référents de réflexion proposés consécutivement à la mort de l’ayatollah Khomeiny et ont toujours milité pour le modèle politique de la révolution et du Guide suprême, le gouvernement du juriste religieux (velayet-e faqih).
Avec la remise en cause de l’islam comme système de gouvernement et comme loi transcendante, ces nouvelles idées avancées par les jeunes, dont la plupart étaient auparavant des défenseurs de la République islamique, et les intellectuels laïcs qui sortent de l’ombre au début des années 1990, sont révolutionnaires. Elles le sont d’autant plus dans la mesure où, comme nous avons pu le voir auparavant, lors de la réussite de la révolution et de son installation dans la durée, de nombreux intellectuels de gauche et une grande part de la société iranienne avaient trouvé dans le modèle de Khomeiny une alternative et un nouveau souffle alors que le pays était rongé par la guerre contre l’Irak. Le gouvernement au nom d’Allāh était donc solidement ancré dans les mentalités.
L’objectif est de réviser la notion de velayat-e motlaqeh faqih (gouvernement absolu du juriste islamique) qui avait remplacé la notion de velayat-e faqih (2) : c’est donc les fondements de la théocratie islamique que les jeunes et les membres actifs de la société civile remettent officiellement en cause immédiatement après la mort du Guide suprême iranien.
La nouveauté est l’engagement des clercs pour ces nouvelles idées réformatrices : c’est notamment le cas de Mohsen Kadivar. Le natif de Fasa, dans la province du Fars, développe une pensée religieuse et de philosophie politique dont la finalité est de prouver la pluralité des conceptions de l’État islamique existant dans le droit chiite. En faisant ainsi, le philosophe démonte l’argument de l’ayatollah Khomeiny selon qui chiisme et État seraient intrinsèquement liés. Sa parole trouve un véritable écho dans une population qui a avant tout subi les implications économiques de l’instauration de la République islamique. Il travaille également à partir des textes saints de l’islam, les recueils de hadith, et se sert de la terminologie islamique de faible (za’ïf) et de non-authentique (qavi) pour montrer que les dits du prophète de l’islam ne peuvent servir de base à la légitimation de la théocratie. Mohsen Kadivar est, en plus de cela suivi, par d’aucuns de ces pairs à l’image de Arash Naraghi, Mojtahed Shabestari ou encore Soroush Dabagh. Les deux derniers cités critiquent l’appropriation du champ politique par l’islam : selon eux, le croyant doit mettre l’accent sur la spiritualité dans sa pratique de la religion. En somme, les deux hommes rejettent en bloc la prétendue consubstantialité prônée par les intégristes de la révolution entre islam et politique. Bien au contraire, ils soutiennent même que restreindre l’islam et la pratique religieuse à la sphère du privé permet de préserver la pureté de la croyance.
Il s’agit ici de comprendre la portée d’une telle remise en question par les clercs : en critiquant la théocratie islamique et le système de Khomeiny immédiatement après sa mort, les clercs qui prennent part au mouvement réformiste entendent désacraliser toute la hiérarchie sociale et politique établie consécutivement à la révolution islamique et en particulier le fameux système du velayat-e faqih, « clef de voûte de l’édifice », selon l’expression de F. Khoskhoravar.
Si ces idées sont, semble-t-il, défendues par des personnages des hautes sphères de la société, elles sont pourtant très bien et très rapidement relayées dans les cercles universitaires et chez les étudiants : une nouvelle génération prend en main l’éclosion et le développement d’une société civile dynamique. Après l’arrivée de Khatami au pouvoir, en 1997, ce mouvement s’amplifie : des quotidiens et des revues sont créées et distribuées dans la sphère publique.
Ce nouveau souffle, qui aboutit à l’élection du réformateur Khatami, a trouvé une caisse de résonance dans la société civile en proposant un message cohérent ne rompant pas avec l’islam mais avec la théocratie au nom de l’islam. C’est donc une nouvelle vision du politique et de la religion qui parachève l’éclosion et la réussite du mouvement socio-politique et qui, dans le même temps, retire tout fondement de légitimité au pouvoir des religieux en place.
En effet, les acteurs de la société alors aux commandes du mouvement réformiste tâchent de ne pas bouleverser les normes islamiques les plus fondamentales : la jeunesse n’a jamais abandonné la religion et nous l’avons vu, ce sont des clercs qui ont milité pour la séparation entre État et islam – ces derniers n’ont jamais renié leur foi. Cette nouvelle attitude est à l’origine de ce que F. Khoskhoravar appelle une « double laïcité » (3). L’islam continue à être considéré comme la religion par définition du pays, en revanche, les rapports sociaux et humains dans l’espace public se sont autonomisés. Les femmes parviennent à obtenir une certaine légitimité en empruntant des itinéraires détournés : prix Nobels, militantisme humanitaire et en faveur des droits sociaux.
Avec la nouvelle place de l’intellectuel, ce dernier faisant corps avec la société iranienne, c’est la « douce laïcité » (selon les mots de F. Khoskhoravar) qui l’a emporté. Les idées dominantes dans la sphère publique ont été sécularisées et leurs défenseurs se sont également sécularisés.
Avec les guerres civiles syrienne et irakienne et les rivalités entre les grands pôles du Moyen-Orient – Turquie, Arabie saoudite, Iran – la géopolitique du Moyen-Orient a connu un profond bouleversement. La confessionnalisation des crises socio-politiques a fait de la Syrie et de l’Irak des terrains d’affrontement à distance entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Avec le conflit syrien, la famille des Saoud a vu une occasion de contester et déstabiliser l’arc chiite et d’étendre la domination de son régime par des intermédiaires (4) dans un pays contrôlé depuis le début des années 1970 par les alaouites.
Mais c’est en Irak que nous étudierons l’évolution du chiisme iranien au cours du XXe siècle et jusqu’à notre époque. Après l’intervention américaine, les forces des États-Unis ont procédé à un grand remplacement des cadres supérieurs de l’armée. Les hommes de Saddam Hussein ont été pour la plupart limogés et remplacés par des militaires d’obédience chiite. Après avoir convaincu les tribus sunnites de la région d’al-Anbar en particulier de se rallier au gouvernement de transition, les Américains ont retiré toutes compétences et responsabilités politiques aux populations sunnites pour les transférer dans les mains des chiites. Après avoir été dominés sous le régime de Saddam, ces derniers ont pris les commandes du pays sans aucune concession pour leurs adversaires sunnites. Déjà puissants durant la guerre contre les États-Unis, les milices chiites – notamment l’armée du Mahdi sous les ordres de Moqtada Sadr – sont sorties de la crise particulièrement renforcées par le rôle que leur a accordé soudain la force américaine.
Historiquement, le sud de l’Irak est une région chiite dont la proximité avec l’Iran pourrait faire penser à un véritable arc chiite. Pourtant, avec des figures de référence comme l’ayatollah Sistani, l’islam chiite irakien a évolué en décalage avec les préceptes de la République islamique d’Iran et les modèles proposés par Khomeiny. Nous proposons donc une brève histoire de cette cohabitation entre deux États et entre deux chiismes où, historiquement la religion des partisans de ‘Alī tient une place de première importance.
En effet, il ne faut pas concevoir la remise en cause de l’hégémon intellectuel et religieux iranien sur l’Irak comme quelque chose de conjoncturel et de très actuel. Le discours et la mainmise de l’Iran sur l’Irak furent en effet sérieusement remis en cause dès la proclamation d’un État irakien sous l’influence britannique, à la fin de la Première Guerre mondiale (5).
Avec la guerre entre les deux pays entre 1980 et 1989, la communauté iranienne en Irak, pourtant si influente entre le XVIIIe siècle et le XXe siècle, se trouve très marginalisée. L’Irak de Saddam Hussein adopte une attitude particulièrement agressive vis-à-vis de son voisin chiite et défend une lecture sunnite-arabe-baasiste de l’histoire qui s’inscrit dans le paysage urbain irakien. C’est notamment le message transmis par le fameux Arc de triomphe de Bagdad qui a pour objectif de rappeler la défaite des Perses sassanides face aux armées arabes musulmanes à Qadisiyya, en 637. Le message est le même à Madâ‘în, à une cinquante de kilomètres au sud de la capitale irakienne : le lieu, hautement symbolique puisqu’il s’agit de l’emplacement du palais sassanide de Ctésiphon, est choisi par le régime irakien pour installer un panorama historique résumant les étapes de la déroute des Persans à Qadisiyya.
Face à la République islamique, Saddam Hussein choisit de valoriser un gouvernement sunnite laïc et de déprécier les « mages enturbannés » - en référence aux mages zoroastriens (6).
C’est en 1991, lors de la défaite irakienne dans la deuxième guerre du Golfe, que la communauté irakienne est amenée de nouveau à prendre un rôle important par le biais de la personne du marğa (autorité religieuse) incarnée alors par l’ayatollah Khû’î. Ce dernier prend les commandes de l’insurrection dans la ville sainte de Najaf et rassemble les habitants en armes, le 5 mars 1991, pour la lecture d’une fatwa appelant les chiites à prendre les armes et à rétablir un pouvoir chiite dans la ville. Dans le texte, l’ayatollah prévoit la mise en place d’un comité de huit mujtahid-s. Malgré la mobilisation et l’émergence d’une conscience collective chiite irakienne, la ville assiégée le 16 mars 1991 tombe le 20 du même mois.
Nonobstant le choc que constitua la répression de l’intifada de 1991 pour la communauté chiite, les autorités religieuses iraniennes parvinrent à demeurer des références pour la majorité des chiites arabes mais également pour les Iraniens, les Africains et les populations indiennes. On remarque notamment la centralisation de cette aura intellectuelle et religieuse chiite autour de la personne de Khû’î. Cette centralité se maintint également chez son successeur, l’ayatollah Sîstânî, originaire de Mashhad, en Iran, ce qui porte à croire que le chiisme irakien est en réalité interdépendant du chiite iranien et qu’il ne peut exister sans ces autorités religieuses. P.-J. Luizard estime que c’est à travers cette notion de marğa‘iyya, d’autorité religieuse, que l’influence iranienne se perpétue aujourd’hui. Avec la traduction des prêches chiites en langue persane, c’est toute la culture religieuse et la littérature historique de l’Iran qui s’est répandue dans les villes saintes chiites.
Pourtant, aujourd’hui, la marğa‘iyya (autorité religieuse) iranienne est considérablement remise en question et doit gérer la montée en puissance d’un véritable nationalisme chiite irakien, fruit de la conjoncture géopolitique du Moyen-Orient et dont la finalité est de se dégager de la tutelle de Téhéran afin de construire un Irak moderne où la notion arabe de patrie (waṭan) prime au dépend de celle d’une union religieuse chiite.
En effet, avec l’émergence de l’État islamique en Irak et au Levant (al-dawla al-islāmīyya fi al-‘Iraq wa al-šām), renommé État islamique après la proclamation du califat durant l’été 2014, les groupes militants chiites irakiens ont réagi pour défendre leur monopole sur le pouvoir. Expression exemplaire de ce nationalisme, en 2007, le Conseil suprême pour la Révolution islamique en Irak a été contraint par cette vague nationaliste de se renommer Conseil suprême islamique irakien et d’abandonner son allégeance à la marğa‘īyya de l’ayatollah Khameini pour celle de Sistani. Ce retournement de situation est le fruit de ce que ce que Robin Beaumont appelle une « ré-irakisation » (7) de la population. Manifeste depuis 2003, le mouvement n’est – on l’a vu – pas récent puisque l’autorité intellectuelle et religieuse iranienne est contestée en Irak depuis le début du XXe siècle. En outre, cette prise de distance est un nouveau palier franchi puisqu’il est le fait de militants chiites et non plus du régime baathiste de Saddam Hussein. Ce débat interne au chiisme donc a donné lieu à des oppositions entre les soutiens du nationalisme iranien et les promoteurs de la doctrine déjà entrevue du velayat-e faqih (wilāyat faqīh en arabe).
Cela vient donc contredire les hypothèses qui font parfois mention de l’existence d’une véritable osmose entre les militants chiites irakiens et iraniens. Les idées maîtresses du discours de Khomeiny n’ont pas eu l’impact en Irak auquel on pourrait spontanément s’attendre. L’ayatollah Sistani est même un farouche militant anti-iranien. Élève d’al-Khū’ī, déjà opposé aux théorises du Guide suprême, il propose même une réinterprétation du principe du velayat-e faqih qu’il transforme en « contrôle parental » (8), toujours selon l’expression de Robin Beaumont. Cela signifie simplement que l’Iran est autorisé à effectuer un contrôle des grandes lignes du discours politico-religieux des clercs mais sans être acteur et partisan ce discours.
Nous avons choisi de traiter brièvement de l’exemple irakien et de la situation du chiisme iranien en Irak pour montrer à quel point la conjoncture géopolitique du Moyen-Orient ces dernières années a totalement rebattu les cartes. Avec la montée en puissance de groupes djihadistes ultra-radicaux (al-Qaïda, Da‘ech), l’Iran a perdu progressivement sa mainmise sur les intellectuels religieux présents en Mésopotamie irakienne qui ont préféré faire primer la défense de la patrie plutôt que l’union sacrée du chiisme qui aurait nécessité une universalité transfrontalière. Mais la puissance du mouvement de fond qui a permis l’émergence d’une société civile et entrevue au début de cet article et dans la première partie est le principal moteur du renouveau de l’Iran actuellement. Malgré sa longue marginalisation, la guerre contre l’Irak où les chiites irakiens et iraniens se sont affrontés et l’actuel nationalisme chiite irakien, l’Iran semble plus ouvert sur le monde et plus indispensable que jamais pour la situation au Moyen-Orient. Sa situation de verrou entre l’Asie et l’Europe a considérablement joué dans la volonté des États occidentaux (Europe et États-Unis) de réintégrer le pays dans les relations internationales.
Ce travail a permis de voir que l’émergence d’une société civile n’est pas un phénomène conjoncturel, datant de l’élection de Ḥasan Roḥani. Il s’agit d’un phénomène qui doit être lu dans la longue durée, un phénomène anthropologique et sociologique dont l’évolution ne fut guère linéaire. Nous avons en effet bien vu que les intellectuels iraniens ont joué un rôle de premier plan en politique et dans l’émergence d’une société civile dynamique mais que leur situation et leur prise de position ont varié et ont connu des soubresauts parfois inattendus. L’existence relativement tôt de plusieurs groupes d’intellectuels, comme nous avons pu le voir, défendant parfois des idées très différentes les uns des autres témoigne à la fois d’une vivacité précoce du tissu social iranien, d’une véritable conscience politique de la société civile, mais également d’une tension constante sur les choix à faire et sur les enjeux des rattachements aux courants politiques dominants le champ politique.
Cependant, dire que l’Iran d’aujourd’hui ne doit rien à l’élection de Roḥani et aux efforts de l’administration Obama pour réintégrer le pays serait faux. Mais nous proposons justement de voir ces arrivées au pouvoir comme des conséquences directes d’un long XXe siècle au cours duquel la société civile a expérimenté des courants de pensée, s’est construite et s’est bâtie un argumentaire solide, durant lequel des formes de militantismes actives ou passives ont succédé à des périodes de grand conservatisme. Le XXe siècle fut-il le laboratoire politico-religieux de l’Iran ? Sans aucun doute oui. Le début du XXIe siècle en Iran vient confirmer ce dynamisme social. L’emprise des religieux sur le pouvoir, malgré leur nombre proportionnellement inférieur par rapport aux modérés ou aux réformateurs, doit nous rappeler que l’islam a aussi joué un rôle immense en Iran. Premier pays à adopter l’islam chiite comme religion d’État, le rattachement à ce culte islamique a aussi participé à cette dynamique de la pensée iranienne au XXe siècle. Rappelons que, malgré les atrocités commises durant la révolution islamique puis pendant la guerre contre l’Irak, ce furent des clercs qui prirent la parole à l’aube de la mort du Guide suprême pour défaire une à une ses théories et proposer une remise en cause de la domination de l’islam sur le politique. La mise en place d’une théocratie chiite puis son affaiblissement progressif ont tout autant compté dans le développement d’un argumentaire intellectuel et religieux (car l’un et l’autre ne sont pas opposés) pro ou contre la théorie du velayat-e faqih.
Malgré des années de marginalisation et la perte de son influence en Irak face à la montée d’un nationalisme chiite irakien dans le cadre moderne du renforcement des frontières, l’Iran demeure un pays attractif et en cours d’ouverture. Nous parlions ci-dessus de sa position de carrefour entre Europe et Asie : au lendemain de l’accord de Vienne sur le nucléaire, l’Iran s’est dirigé vers l’Asie pour y signer des accords commerciaux solides et retrouver son statut de géant sur le plan des relations internationales. Il s’est notamment agi, pour Ḥasan Roḥani et l’Iran, de retrouver une place de choix dans le cahier des charges commercial de ses voisins, en particulier du Pakistan. Riche en gaz, le pays persan souhaite devenir l’exportateur numéro un quand ce dernier fait face à une crise énergétique de première importante qui freine considérablement son développement économique. Pour cela, Roḥani a tablé sur la mise en place d’un corridor économique reliant par chemin de fer, autoroute et bateaux les ports iraniens de Chabahar et pakistanais de Gwadar. Avec la levée des sanctions, le Pakistan, très demandeur en énergie et en gaz notamment, s’est précipité sur l’occasion et a remis en route les travaux pour construire un pipeline entre les deux pays – la construction avait été bloquée par les sanctions européennes contre l’Iran. Lors d’une rencontre entre Roḥani et Nawaz Sharif en début d’année, le Premier ministre pakistanais a affirmé son souhait de voir les échanges irano-pakistanais décupler d’ici 2021. En 2014, ils atteignaient déjà la somme de 200 millions de dollars.
Ce nouveau dynamisme économique et politique ne devrait guère tarder à tenter l’Union européenne et les entreprises occidentales. Couplé avec l’émancipation sociale et politique d’une nouvelle génération d’Iraniens, le pays connaît actuellement un tournant historique, résultat d’un long processus d’entrée dans la modernité.
Nous avons donc répondu à notre question introductive : l’Iran et sa société sont entrés dans l’histoire au cours d’un long XXe siècle riche en expériences socio-politico-religieuses. Reste désormais à voir la manière dont la minorité dominante souhaite canaliser l’énergie incroyable d’une majorité dynamique en plein réveil et qui maîtrise pleinement les codes de la mondialisation et de la modernité.
Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– Téhéran et l’Irak : positionnement diplomatique, engagement sur le théâtre irakien
– Les relations entre l’Iran et l’Arabie saoudite à l’heure des choix, première partie
– Le « croissant chiite » : un discours récurrent sur la « menace iranienne » à l’épreuve de la realpolitik
Notes :
(1) F. Khoskhoravar, M. Mottagi, Les intellectuels laïques et la sécularisation en Iran.
(2) Cette dernière était inscrite dans la première Constitution de la République islamique et avait donc ensuite été remplacée après l’installation du système de Khomeiny dans la durée.
(3) Ibid.
(4) Nous entendons par là les brigades (katiba) révolutionnaires en Syrie.
(5) Les Britanniques installent alors au pouvoir un membre de la monarchie hachémite. La dynastie est encore en place en Jordanie.
(6) Voir P.-J. Luizard, Iraniens d’Irak, direction religieuse chiite et Etat arabe sunnite.
(7) R. Beaumont, Un nationalisme chiite irakien.
(8) Ibid.
Enki Baptiste
Actuellement en master recherche, rattaché au CIHAM (UMR 5648) et à l’université Lumière-Lyon II, Enki Baptiste travaille sous la direction de Cyrille Aillet sur la construction d’un imaginaire politique du califat.
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