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L’Europe, la Turquie, le Général. Les relations franco-turques à l’époque du Général de Gaulle (1958-1969)

Par Tancrède Josseran
Publié le 06/11/2014 • modifié le 28/08/2020 • Durée de lecture : 24 minutes

FRANCE, Paris : Portrait daté de 1967, du Président de la République Française, le Général Charles De Gaulle, lors d’une conférence de presse à Paris.

AFP

« La volonté, c’est celle d’être soi-même l’artisan de son destin - autant que l’on peut, et on le peut bien davantage qu’on ne le croit communément. C’est de ne s’en laisser imposer ni dedans, ni dehors. C’est pratiquer une politique délibérée voulue précisément, que l’on définit soi-même ». Maurice Couve de Murville.

La politique d’un Etat est dans sa géographie : « elle suggère comme la vue d’un portrait…l’impression d’une destinée » [1] écrit Charles de Gaulle (1890-1970) dans les premières pages de Vers l’armée de métier. C’est la vision d’un homme convaincu du sens tragique de l’existence. Mer de souffrances, impitoyable de dureté, l’Histoire forge le caractère des peuples et les entraine vers la gloire ou la destruction. A la jonction des éléments, la France et la Turquie essuient le perpétuel ressac de la lutte entre puissances océaniques et continentales. L’enjeu demeure le contrôle de l’île mondiale : le Heartland, (Russie-Europe) et de son anneau périphérique le Rimland (Moyen-Orient-Asie).
C’est à cette double « pression du dehors » que se sont heurtées, la France « centre d’un Occident entre l’ancien et le nouveau monde » et la Turquie, « maîtresse des détroits entre l’Europe et l’Asie » [2].
Le chef d’Etat français conteste l’ordre bipolaire hérité de Yalta et appelle de ses vœux une Europe européenne. La politique de la France en direction de la Turquie épouse les grandes lignes du dessein gaullien. Elle délivre un message d’indépendance nationale et d’émancipation des blocs. La nation, c’est le sentiment d’appartenir à une communauté de destin, pour assumer une mission universelle [3], NRF, Gallimard, Paris, 1963, p.49.]].

Une relation pétrifiée par la Guerre froide

La « petite Amérique »

En 1958, le monde sort de la phase la plus tendue de la confrontation Est-Ouest pour entrer dans une période de coexistence pacifique. Mais la Turquie reste sur le qui-vive [4]. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique exige la restitution des vilayets orientaux de Kars et Ardahan, et un droit de regard sur les détroits. Ces sommations brutales scellent la décision d’Ankara. Les Turcs renoncent à l’autarcie kémaliste. En échange, le pays bénéficie du plan Marshall (1947). Ultime étape, l’adhésion à l’OTAN (1952) sanctionne l’intégration de la Turquie dans la stratégie d’endiguement des Etats-Unis.

Au cours de cette décénie et probablement à aucune autre époque de son histoire, la Turquie ne subit une telle osmose avec l’Occident [5]. Le système du parti unique est aboli. L’isolement rogue est abandonné, tout ce qui vient de l’Ouest est perçu comme bon. Et paradoxalement, retournant à ses pulsions profondes que la laïcisation kémaliste avait plutôt recouverte qu’annihilé, la Turquie revient au sacré [6]. On réouvre les mosquées, les écoles religieuses, la radio diffuse les appels à la prière, le pèlerinage à La Mecque est autorisé [7]. Face à l’ours soviétique, les élites républicaines allument les contre-feux de la réaction [8]. La survie du pays en dépend.

Des liens distendus

A cette époque, les relations bilatérales s’estompent au profit de la solidarité atlantique. Les intérêts nationaux passent au second plan. Côté français, l’on considère la Turquie comme une barrière face à l’Union soviétique, et sur le plan économique, en dépit de la rude concurrence américaine, comme une vitrine en matière de coopération avec un pays musulman. Dans le contexte de la guerre d’Algérie, la Turquie bloque l’accès de la Méditerranée aux Soviétiques, s’insérant ainsi dans la stratégie française de consolidation des flancs des possessions en Afrique du Nord, et d’une future Eurafrique.
Hormis cette entente convenue, les échanges sont maigres.
En Turquie, le sortilège s’est dissipé. L’effondrement de mai-juin 1940 a décillé les yeux ; la France a beaucoup perdu de sa superbe [9]. Elle renvoie l’image d’un pays en déclin, secouée d’incessantes crises gouvernementales, en proie à la subversion [10].

La guerre d’Algérie

La crise algérienne est un poids mort. Elle grève toutes les initiatives françaises en direction du Tiers-Monde. En Turquie, elle révèle la double face du Janus anatolien [11]. Fidèle à ses alliés, la Turquie vote aux Nations unies en faveur de la France (1955) mais en sous-main, elle livre des armes au FLN. Le gouvernement turc est obligé de donner des gages, aussi bien à son opinion publique, qu’à des pays arabes qui ne cessent d’affubler la Turquie de l’étiquette de fourrier de l’impérialisme occidental. A la décharge d’Ankara, il faut souligner que pour les pays du groupe afro-asiatique dont elle est membre à l’ONU, le soutien à la cause algérienne a valeur de brevet d’anticolonialisme. Pour cette raison, le général comprend vite que si la France veut prendre la tête des nations contestant l’alliance objective des impérialismes soviétiques et américains, elle doit liquider son propre impérialisme. Le chef d’Etat français n’est pas anticolonialiste par progressisme idéologique ou haine de soi. C’est un nationaliste hostile aux empires qui estime que chaque peuple a sa propre vocation et doit pouvoir disposer librement de lui-même [12]. Les élites républicaines assimilent d’autant mieux ce discours que la Turquie kémaliste s’est justement construite sur le rejet du cosmopolitisme ottoman et de ses chimères impériales.

La marche vers l’Europe

Les équivoques turques

Au cours des années 50, les différents engagements européens pris par le gouvernement d’Ankara, Conseil de l’Europe, Organisation Européenne de Coopération Economique (OECE), sont autant de faire valoir au service d’une diplomatie en quête de reconnaissance internationale. A partir de là, deux soucis dominent à Ankara : rompre le tête-à-tête pesant avec l’URSS et s’agréger à un système d’état aux perspectives économiques prometteuses.

Mais, il y a là quelque chose d’assez artificiel. Les dirigeants turcs conçoivent les organismes de coopération européenne comme des appendices des Etats-Unis en Europe. De surcroît, si la Turquie souhaite s’arrimer à l’Occident, elle initie sur le plan culturel un retour à l’Islam. A ce sujet, l’attaché militaire français le colonel Therenty ( ?-2002) ironise sur le fait qu’aussi bien le Quai d’Orsay ou l’Etat-Major des Armées s’obstinent à classer la Turquie parmi les pays européens. Dans son rapport annuel, il livre une description saisissante d’un pays en marge de l’Europe : « La Turquie est restée si profondément orientale qu’on ne saurait prévoir le moment où elle cessera de l’être. Orientale par sa géographie, elle l’est également par sa structure sociale, par le tempérament indolent et fataliste de ses habitants, par les coutumes, le mode et le niveau de vie d’une population en majorité ignorante et misérable, par le sous-développement de son économie, par l’absence de facultés organisatrices, par l’inaptitude à la planification, par l’attachement à une religion qui s’oppose au progrès.

Le vernis des quelques élites qu’on rencontre à Istanbul ou à Ankara, et qui ne résistent pas toujours à un grattage même sommaire ne doit pas faire illusion. La Turquie, c’est aussi - c’est surtout - cette masse paysanne qui vit pauvrement dans ses maisons de torchis, qui cultive ses champs, quand ce n’est pas ceux d’un agha [grand propriétaire terrien] auquel elle est asservie, en utilisant plus souvent la charrue en bois que le tracteur, qui bat son blé au fléau ou sous le poids d’un traineau attelé et son conducteur assis. Ce sont ces villageois attablés à longueur de journée devant le café pendant que leurs femmes en pantalons bouffants et portant leur bébé sur le dos, se livrent aux travaux les plus durs ; ce sont tous ces hommes en haillons qui circulent désoeuvrés, ces femmes en tcharaf [voile intégrale] ou ces nuées d’enfants loqueteux qui regardent passer l’étranger comme un animal surgi d’un autre monde » [13].

De manière instinctive, Ankara fait davantage confiance à une Amérique prospère et principale garante de sa sécurité, qu’à une Europe à l’avenir incertain, et dont par ailleurs certaines velléités supranationales agacent son nationalisme sourcilleux [14]. On peut rappeler à ce propos que la République anatolienne s’est tenue à l’écart des travaux de la conférence de Bruxelles (1956), où pourtant elle avait été conviée. Le rapport final de la rencontre posait les jalons du traité de Rome (1957) et du futur Marché Commun.

Cependant, on peut déceler, à travers les aléas de la politique turque, un certain nombre de mobiles qui conduisent la Turquie, à la fin des années cinquante, à réorienter les axes de sa politique étrangère. L’échec du pacte de Bagdad (1955), le conflit chypriote, le timide dégel des rapports américano-soviétiques, encouragent les dirigeants turcs à un début de diversification de leurs relations [15]. La crise chypriote, rappelons-le, a fait de la Grèce l’élément phare des orientations de la politique turque. La demande d’association de la Grèce au Marché Commun (juillet 1959) sème dans la torpeur de l’été ankariote un vent de panique au ministère des Affaires étrangères [16]. Les Turcs craignent que le renforcement des liens politiques d’Athènes avec l’Europe des six isole davantage leurs thèses à Chypre [17].

Dès le 1er août 1959, la Turquie adresse, en vertu de l’article 238 du traité de Rome, une demande d’association à Bruxelles. Les préoccupations financières y occupent une place importante. A Paris, on analyse la demande d’association turque moins comme la consécration de sa vocation européenne, que comme une demande conjoncturelle visant à pallier une situation économique précaire. Ce que confirme le chargé d’affaire français Francis Huré (1916-) : « Si après quelques hésitations, la Turquie a fini par souhaiter un siège à Bruxelles, ne nous trompons pas sur les motifs qui l’inspirent. Ce qu’elle recherche, c’est bien moins la consécration de son caractère européen que la perspective d’avantages sans contre-parties » [18].

Le veto du Général

A Paris, la demande d’association est reçue sans chaleur. La France craint au même titre que l’Italie de voir sa production de raisins secs, noisettes, olives, figues concurrencées [19]. Surtout, et c’est sans doute là que réside la raison profonde de l’hostilité française, il est essentiel, pour le Général, si l’on veut faire de la Communauté Economique Européenne (CEE) autre chose qu’une zone de libre échange ouverte à tout vent, de ne pas diluer le Marché Commun dans un ensemble trop vaste sous l’influence du « grand large ». Du reste, si la Grande-Bretagne, dont de Gaulle rejette la candidature, n’est pas « de la même substance » que l’Europe, qu’en est-il de la Turquie ?
En réalité, le Président français soupçonne les Anglo-saxons de chercher à briser, à travers la candidature turque, l’unité géo-civilisationnelle du continent, et donc l’avènement de l’« Europe européenne » qu’il appelle de ses voeux. A cela s’ajoutent des considérations d’ordres historique, et culturel. L’Europe des six et le plan Fouché (projet d’une confédération d’Etats souverains) préfigurent l’Empire Carolingien reconstitué.
C’est dans ce sens-là, écrit Dominique de Roux, qu’il faut comprendre « qu’après d’immenses malheurs, ayant conclu entre elles la paix et s’étant unies pour un destin commun, l’Allemagne et la France ont accompli, ensemble, ‘une révolution mondiale’ » [20].
Originaire des Marches de l’Est, le général de Gaulle est un homme de la Mitteleuropa. Les flèches des cathédrales de Reims à Cologne scandent une géographie sacrée. Dans ses Mémoires d’espoir, il définit en ces termes « ce qu’ont en commun », les nations du vieux continent : « Toutes étant de même race blanche, de même origine chrétienne, de même manière de vivre, liées entre elles depuis toujours par d’innombrables relations de pensée, d’art, de science, de politique, de commerce. Il est conforme à leur nature qu’elles en viennent à former un tout, ayant au milieu du monde son caractère et son organisation » [21].

Le veto français est rendu public lors de la réunion du Conseil des ministres des six le 26 et 27 septembre 1961. A l’engagement d’ouvrir des négociations avec Ankara, sur la base de l’accord d’association conclu le 9 juillet précédent avec Athènes, le refus français est net. Toutefois la position de la France n’est pas figée définitivement. Lorsque les négociations reprennent au cours de l’été 1962, les six font des concessions aux Turcs. Peu d’indices expliquent l’attitude plus conciliante de Paris. Mais, il est probable que l’acceptation par la France de l’accord d’association avec la Turquie ait fait partie d’un marchandage pour faire admettre la convention d’association de Yaoundé avec les Etats africains et malgaches, à une République Fédérale Allemande réticente. Effectivement, Bonn considère les obstructions françaises envers la Turquie sans objet « alors qu’au total, ces pays africains [les anciennes colonies françaises] sont moins peuplés que la Turquie » [22].
En clair, explique Georges-Henri Soutou, « chacun des deux Etats aurait fait entériner par son partenaire, ses intérêts géopolitiques et économiques essentiels : La France, ses anciens domaines coloniaux et le concept d’Eurafrique, l’Allemagne, sa poussée vers l’Est, entamée depuis la fin du XIX ème siècle en direction de l’Anatolie » [23].

L’accord d’Ankara

Le 12 septembre 1963 est paraphé l’accord d’association entre la Turquie et la CEE. L’accord induit trois phases distinctes. Pendant la première phase, la Turquie, avec l’aide de la Communauté, consolide son économie, suit une phase transitoire qui prévoit la réalisation en douze ans d’une union douanière entre la communauté et la Turquie. Et enfin, une ultime phase au cours de laquelle serait réalisée l’union douanière des deux parties, et Ankara habilitée à faire une demande d’adhésion.
Paris juge, de son point de vue, que la mise en œuvre de l’union douanière dépend essentiellement du redressement de la situation économique. Or, comme il est impossible de prévoir dans quels délais ce redressement s’opérerait, il importe de n’arrêter aucune solution définitive [24].
Ce refus de prendre des engagements « a l’avantage de sauvegarder une certaine marge de manœuvre, mais a pour inconvénient de renvoyer toute décision sur le fond de la candidature turque à un futur hypothétique. Solution de facilité qui ménage les apparences dans l’immédiat, mais qui, au fur et à mesure des échéances, devient de plus en plus difficile à tenir. Car il devient extrêmement ardu d’arrêter un processus dont on ne souhaite pas réellement qu’il aboutisse » souligne Georges-Henri Soutou. Tous les non-dits de la candidature d’Ankara depuis cinquante ans sont contenus en germe dans cet accord [25].
En vérité, Paris demeure sceptique. La visite de Georges Pompidou (1911-1974) et de Maurice Couve de Murville (1907-1999), venus à Ankara le 15 juillet 1963 discuter des modalités de l’assistance financière française aux consortiums d’aide crées par l’OCDE, confirme ces doutes.
Les Turcs ont, au préalable, averti les dirigeants français de l’inutilité d’une démarche dont l’objet aurait été de les détacher des Américains. Le porte-parole des Affaires étrangères, Haluk Bayülken (1921-2007), précise que « si la Turquie croyait à l’idée d’une Union Européenne forte, elle n’en souhaite pas pour autant qu’elle soit dirigée contre les Anglo-saxons » [26]. Aussi, tout au long des entretiens, Pompidou et son ministre des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, s’attardent d’avantage sur des questions d’ordres économique et financier, et délaissent les sujets de politique européenne que les Turcs auraient bien voulu aborder : « Nous souhaitons une intégration dans la Communauté Européenne » déclare le Président Ismet Inönü (1884-1973). Ce à quoi Pompidou rétorque sèchement « Nous poursuivons notre effort avec les six, sans illusions pour le moment sur d’éventuels développements politiques. Lorsque des progrès seront possibles dans cette voie, nous en reparlerons avec vous » [27].
Par cette fin de non-recevoir, le Premier ministre français voulait sans doute indiquer à son interlocuteur que, même si l’idée française d’une organisation politique au niveau continental avait échoué avec le plan Fouché, cela ne signifiait pas pour autant que Paris avait abandonné tout espoir de faire jouer un rôle politique au Marché Commun. Pourtant, l’inflexion est là, et à partir de 1963, le charme européen est bel bien rompu. Sans renoncer à conserver ce qui peut être de plus utile du Marché Commun pour la France, le Général réoriente sa politique dans un sens plus global en direction du Tiers Monde et de l’URSS.
Si pour de Gaulle, la Turquie n’appartient pas stricto sensu à l’Europe tel qu’il a pu en faire la définition, elle s’agrége néanmoins à son système politique. C’est ce que le Général résume dans sa célèbre formule de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural : « L’Europe va de Gibraltar à l’Oural, et quel que fut mon opinion sur le compte de certains régimes, j’ai établi des relations avec Madrid aussi bien qu’avec Ankara. Suivant moi, ferait partie de l’Europe unie quiconque le voudrait sincèrement » [28].
Toutefois, le chef d’Etat français ne s’est jamais engagé dans la perspective finale d’une adhésion [29]. En outre, le Président français, fidèle à ses conceptions, met d’abord l’accent sur les rapports bilatéraux.

L’axe Paris-Ankara et l’Europe de l’Atlantique à l’Oural

L’étrange allié américain

La crise de Cuba est un électrochoc pour l’opinion publique turque. Le retrait des missiles Jupiter de Turquie, contrepartie de celui des fusées soviétiques de Cuba, et l’adoption par l’Etat-major de l’OTAN de la théorie de la « riposte graduée », entrainent un affaiblissement des garanties accordées aux membres de l’Alliance en cas de conflit conventionnel. A ce stade, les Turcs comprennent qu’une décision unilatérale des Etats-Unis peut compromettre la sécurité du pays, si ce n’est même son existence. Washington est prêt à recourir à l’arme nucléaire pour défendre ses intérêts mais pas ceux de ses alliés [30]. Pire, ces derniers peuvent être l’objet d’un troc [31]. L’attaché militaire français, le colonel Martinelli, constate lucidement : « le retrait des fusées a semé le germe d’une évolution de l’opinion lente mais perceptible, en matière de politique générale. N’appartient-t-il pas à la Turquie de suivre cette évolution ? Ne gagnerait-elle pas dès maintenant, à entreprendre avec sa voisine du Nord, des relations tendant à une meilleure relation réciproque ? » [32].

La crise chypriote

La crise chypriote est l’amorce du rapprochement entre les deux pays. Hostile au statu quo international, la politique française s’emploie à démanteler le statut de l’île, fruit des accords de Zurich et de Londres (1959) [33]. Ce révisionnisme vise à hisser la France, avec l’aide de l’URSS, au rang de partenaire incontournable en Méditerranée orientale, région, où, jusqu’à présent, la présence française s’était faite discrète. Et ainsi de faire entendre avec l’appoint soviétique une autre voix que celle de Londres ou de Washington.
A cela s’ajoute la conception du monde propre au chef d’Etat français empreinte de pessimisme. L’Histoire des hommes est celle des guerres. La violence est le moteur de l’existence humaine, mère de tous les changements elle grave à coup d’épée la physionomie d’un pays. Pour de Gaulle : « A Chypre, il y a le peuple grec de toujours, et le peuple turc de toujours » [34]. L’Etat est une réalité harmonieuse où terre et peuple se rejoignent. Non seulement Chypre « n’existe pas en tant qu’Etat » mais « on ne peut pas faire un seul Etat ou un seul peuple avec les Grecs et les Turcs » [35]. Ecartant les impératifs moraux, le Général n’est pas opposé à une partition de l’île et à des déplacements de populations : « c’est la solution la plus simple et elle ne me choque pas personnellement » [36].
La constitution chypriote construite sur le principe du veto de chacune des communautés, s’avère en pratique, inapplicable. Ce statut est qualifié d’« artificiel » [37] par le général de Gaulle et de « dépassé » [38] par Couve de Murville. Les Français y décèlent la main pernicieuse des Anglais, inspirateurs des accords de Zurich.
En effet, alors que la Turquie n’administre plus Chypre depuis 1878, qu’elle y a renoncé définitivement lors du traité de Lausanne (1923), le Foreing office la convie au début des années 50 à la table des négociations. Cette manoeuvre procure à Ankara un alibi capital ; elle l’autorise à s’immiscer dans les affaires de l’île au nom de la défense des intérêts de la minorité turcophone. A équidistance des Grecs et des Turcs, les Britanniques jouent les arbitres. Ces derniers sont persuadés de cette manière de pouvoir gagner du temps, de garder leurs bases, et de bloquer grâce à un savant jeu de bascule, les revendications de rattachement à la Grèce (Enosis).
A partir de 1960, l’île sombre dans l’anarchie. Pour sortir de l’impasse, Mgr Makarios (1913-1977) annonce une révision constitutionnelle, prélude à l’autodétermination et à l’Enosis. La ligne du gouvernement français est paradoxale, car si la France tolère la remise en cause de la constitution, elle est opposée au retour intégral de Chypre au sein du giron hellénique, sans contrepartie sérieuse pour les Turcs.
Au vue d’une situation qui se dégrade chaque jour et qui menace l’existence de la communauté turque de l’île, Ankara s’oriente vers une intervention armée. Aussitôt, le Président américain Lyndon Johnson (1908-1973) écrit à Ismet Inönü une lettre cinglante, l’exhortant d’ajourner sur l’heure son projet. Les Américains y émettent des doutes au sujet de l’obligation pour l’OTAN de protéger la Turquie en cas de conflit direct avec l’URSS, résultant d’une action menée contre Chypre. Après le retrait des missiles Jupiter, cette missive humiliante constitue aux yeux d’Ankara une seconde rupture de garantie et jette un doute profond sur une alliance à géométrie variable.
Fin juin 1964, le général de Gaulle reçoit tour à tour les chefs de gouvernements grec et turc. Lors de son entretien avec Inönü le 1er juillet, de Gaulle semble évasif. Après qu’Inönü ait exposé que son pays ne peut de toute manière accepter l’annexion de Chypre, le président français rétorque : « Rien n’est arrêté dans mon esprit, il faut en premier lieu consolider la paix » [39]. Il conseille au Premier ministre turc d’attendre une conférence des grandes puissances.
Il est probable que les équivoques de la position française découlent du fait que Moscou rejette tant la partition (formule préférée par de Gaulle), que l’Enosis. L’URSS veut maintenir l’unité et l’indépendance de l’île afin d’éviter qu’un éventuel partage ou rattachement ne vienne augmenter l’aire géographique de l’OTAN en Méditerranée orientale.
A cette aune, l’ONU s’avère être la pierre d’achoppement de la collaboration franco-soviétique : l’URSS comme la France, n’acceptent pas de participer aux frais d’opérations militaires et plus particulièrement d’envois de casques bleus, qu’ils jugent contraires à la charte de San Francisco. Les Etats-Unis ont fait voter ces opérations par l’Assemblée générale, sans tenir compte de l’avis des membres du Conseil de Sécurité. D’autre part, de Gaulle juge que ce serait avaliser un dangereux précédent que d’autoriser les Nations unies « à régler un litige international ou national par l’emploi de moyens dont se servent les Etats » [40].
Le réchauffement des relations entre Ankara et Moscou, que concrétise la visite du ministre des Affaires étrangères turc à Moscou le 30 octobre 1964, est bien accueilli à Paris. Couve de Murville se félicite de l’« introduction de l’URSS, par la voie diplomatique, dans l’affaire de Chypre… Elle a son mot à dire dans cette affaire où elle est directement intéressée » [41]. Ces efforts reçoivent l’appui de la France car ils correspondent au nouveau cours des affaires mondiales défendu à Paris. Dans l’optique de la détente, de l’ouverture à l’Est et au Tiers Monde, il est impératif de desserrer l’étau des alliances nées de la Guerre froide. Chaque pays est incité, selon ses moyens, à diversifier sa politique étrangère et à s’affranchir de la logique des blocs.
Si l’affaire de Chypre est le point de départ du resserement des liens entre la Turquie et la France, ce rapprochement épouse un cadre beaucoup plus vaste à l’échelle de l’Europe de « l’Atlantique à l’Oural ». A partir de 1966, de Gaulle œuvre de concert avec Moscou à l’édification d’un « nouvel ordre international », dépassant la Guerre froide et ses solidarités idéologiques. Ce grand dessein assigne à Ankara une place « essentielle » de pont entre « l’Europe et l’Asie » [42], et de plaque tournante des intérêts européens en Orient, notamment au sujet du conflit israélo-arabe.

L’exemple français

En Turquie, le sentiment général est à une amère déception envers l’OTAN et les Etats-Unis. Toutefois, il est hors de question de remettre en cause l’appartenance à l’Alliance et la manne financière qui en découle. Les mobiles du retrait français du commandement intégré du Pacte Atlantique (1966) désorientent les Turcs. Ankara hésite sur le sens à donner à la décision française. Malgré de nombreux inconvénients, le gouvernement turc estime que la présence sur le sol européen de troupes américaines reste la meilleure garantie de l’automatisme de l’assistance militaire alliée. Pourtant, si la Turquie n’entend pas suivre la France et mettre en cause la structure de l’organisation, il est incontestable, comme le souligne l’ambassadeur Juniac, « qu’une parenté de sentiments avec ceux qu’on éprouve existe ici » [43]. Le chef de l’Etat-major turc, le général Cemal Tural (1905-1981), estime que « s’il est impossible de quitter l’OTAN, nous devons nous libérer des dispositions des accords bilatéraux qui ne répondent pas à nos intérêts nationaux » [44]. Un mois après l’annonce du retrait français de l’organisation militaire intégrée, Ankara demande le 7 avril 1966 la renégociation des accords de coopération militaire passés avec les Etats-Unis…
L’opinion publique turque exulte. « Dans maintes décisions de la Turquie, par exemple notre retrait de la force multilatérale, notre révision des accords bilatéraux avec les USA, la Turquie suit, à sa mesure les principes de la politique française » écrit le Yeni Gazete [45].
Les autorités turques exploitent le bon cours des relations avec la France en direction de leur population. En s’affichant ostensiblement auprès de l’adversaire le plus résolu de la politique des blocs, les Turcs pallient à l’étroite marge de manœuvre de leur politique extérieure, et réalisent à peu de frais une opération de communication. Ainsi, la visite officielle du Président de la République turque, le général Cevdet Sunay (1899-1982), à Paris en juin 1967, « suggérée » [46] comme l’écrit l’ambassadeur Juniac par Ankara dès le mois de janvier, participe sans nul doute de l’instrumentalisation de l’image du chef d’Etat français à des fins intérieures.
Durant la visite, la Turquie se tient en retrait, prenant acte des limites de son indépendance extérieure, et élude toute coopération politique plus poussée. Le chef d’Etat turc cantonne les possibilités de collaboration aux domaines technique, économique et culturel.

Un an plus tard, la situation a brutalement évolué. La politique étrangère française encaisse l’onde de choc des événements de mai 1968 et de la normalisation tchèque. Non seulement le prestige se trouve amoindri, mais plus globalement c’est toute la politique vers l’Est qui vacille. L’image et le rang de la France que de Gaulle s’était efforcé de redorer pâlissent singulièrement. Comme la renonciation au projet d’une « Europe européenne » libérée des blocs aurait signifié au pire, le retour au sein de l’Alliance atlantique, et au mieux une indépendance « à l’albanaise », sans marge de manoeuvre, ni rang de grande puissance, de Gaulle n’a d’autre choix que de maintenir son dessein contre vents et marées.

Le voyage du chef d’Etat français à Ankara à l’automne 1968, en est l’illustration. A la différence des déplacements qu’il a effectué au Québec ou au Mexique, la visite officielle du général de Gaulle en Turquie, la première qu’un chef d’Etat français ait rendu au pays d’Atatürk, n’est marquée d’aucune surprise véritable. L’accueil est chaleureux, compte-tenu du prestige du chef de l’Etat, mais les retombées politiques sont décevantes. Le président français proclame le 25 octobre, à l’occasion du dîner officiel, que les deux nations veulent l’équilibre : « Et toutes deux entendent que cet équilibre résulte non point de la crainte que s’inspirent mutuellement deux camps en attendant de se combattre, mais bien de la détente et de l’entente entre les nations » [47].
Il s’entend répondre par le Premier ministre turc Süleyman Demirel, (1924-) que : « L’invasion de la Tchécoslovaquie a porté atteinte aux efforts de la détente » [48]. Ce décalage, entre avances françaises et réserve turque, marque tous les entretiens. Lors des discussions, le Général encourage Ankara à une attitude plus souple à l’égard de l’Est. Le chef d’Etat français vante les mérites de la Détente, critique l’alliance atlantique et la « puissance dominante : les Etats-Unis » [49].
Le Premier ministre turc est très ferme dans sa réponse. Pour lui, « La Turquie est membre du monde occidental et elle est décidée à remplir toutes les obligations qui en découlent » [50]. En substance, l’ensemble du dialogue entre les deux capitales aura porté, non pas tant sur le besoin de savoir si dans les conditions actuelles il était nécessaire de concerter l’action des deux pays, mais plutôt sur quelles bases il était possible d’y parvenir. Tout aussi clair qu’en Roumanie six mois auparavant, l’appel à suivre la politique d’indépendance de la France par rapport aux hégémonies, et à prendre ses distances par rapport à celles-ci, tombe à plat. Seul le volet de la coopération semble susciter quelques échos. Avec des moyens et des fonds limités, de Gaulle souhaite offrir une aide technique, économique et militaire, susceptible d’écarter l’étreinte des deux grands. Mais coté turc, on affecte d’être lucide sur les possibilités françaises : « le général de Gaulle, avec ses moyens limités, ne peut se mesurer dans l’aréne turque, ni avec le colosse américain, ni avec le géant soviétique, ni même avec la république fédérale » [51]. Ankara considère l’aide française comme un appoint parmi d’autres, dont on essaye de tirer le maximum sans repousser de manière trop explicite les avances de partenariat politique. La France, pour sa part, espère rééditer le précédent iranien et établir en peu de temps avec le SECAM (Séquentiel Couleur à Mémoire) un réseau télévisé totalement équipé en matériel français et alimenté en projets par l’ORTF (Organisme de Radiodiffusion Télévision Française). De plus, la Turquie semble s’intéresser au matériel militaire français. Mais le prix et l’impossibilité d’acquérir ce matériel avec des fonds non nationaux (OTAN) sont un obstacle. Excepté l’achat d’armes de poing et de missiles sol-sol SS12, les ventes d’armes sont erratiques [52]. La source de cette désaffection est à rechercher dans la quasi-gratuité de l’aide germano-américaine. En définitive, aucune des offres françaises de coopération (SECAM, métro d’Istanbul, matériel militaire) ne débouche.

Comment apprécier le bilan de la politique menée par Paris en direction de la Turquie de 1958 à 1969 ? Si à partir de la fin des années soixante, les convergences s’opèrent, elles restent, à quelques exceptions près, au stade des intentions ; l’amitié française étant captée et présentée à la population turque comme le faire-valoir d’une politique d’indépendance nationale.
Il est vrai que certains obstacles sont inhérents à l’état de la France, « puissance moyenne » [53]. En outre, de Gaulle sous-estime le poids de l’intendance. L’économie française ne suit pas la percée de la diplomatie française en Turquie et reste à la traîne derrière l’Allemagne et même l’Italie. Enfin, coté turc, les conceptions françaises de l’Europe de l’« Atlantique à l’Oural » ou « d’Europe européenne » sont mal comprises ou pas comprises du tout.
Bref, on sent davantage les Turcs admiratifs de la gestuelle et du panache du Général, que d’une politique dont ils ont du mal à saisir les tenants et les aboutissants. L’exemple de Chypre est révélateur à cet égard. Les Turcs sont persuadés que la position française découle de la justesse de leurs arguments… [54]. En dépit d’une complicité implicite, les deux pays n’ont jamais pu définir un partenariat stratégique effectif. Car qui dit stratégie suppose un projet, c’est-à-dire une finalité jointe à une volonté, et par conséquent une intervention dans le cours des événements.
Cet état des choses est à mettre en relation avec l’incapacité turque, malgré de très fortes velléités d’indépendance, à déterminer des options propres [55]. Que le pays soit ottoman ou républicain, il reste l’otage de sa position géographique. Gérard Groc poursuit : « Cette alliance si nécessaire a pourtant un côté pervers. D’abord, elle fait de la Turquie le centre d’une opposition fondamentale entre plusieurs pôles, pour lesquels seuls sa situation géographique et non sa valeur nationale constitue un enjeu. Ensuite, elle se fonde sur un déséquilibre : le pays se met, envers un allié aussi puissant que son ennemi, dans une dépendance proportionnelle à l’état de son délabrement » [56].

Notes :

Publié le 06/11/2014


Tancrède Josseran est diplômé en Histoire de Paris-IV Sorbonne et attaché de recherche à l’Institut de Stratégie Comparée (ISC).
Spécialiste de la Turquie, il est auteur de « La Nouvelle puissance turque…L’adieu à Mustapha Kemal », Paris, éd, Ellipses, 2010. Il a reçu pour cet ouvrage le prix Anteois du festival de géopolitique et de géoéconomie de Grenoble.


 


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