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L’Égypte et les fondements de l’Organisation de l’Unité africaine : Gamal Abdel Nasser, acteur du panafricanisme ? Partie 3/3 : Nasser, partisan malheureux d’une vision maximaliste de l’intégration panafricaine

Par Nicolas Klingelschmitt, Younouss Mohamed
Publié le 08/03/2021 • modifié le 08/03/2021 • Durée de lecture : 8 minutes

L’empereur d’Ethiopie, Haïlé Sélassié, prend la parole le 25 mai 1963 à Addis-Abeba lors de la conférence des chefs d’Etat africains. A la table de droite on reconnaît Ahmed Ben Bella, Ali Boumendjel, Maurice Yameogo et Gamal Abdel Nasser.

STF / AFP

Lire les parties 1 et 2 :
 L’Égypte et les fondements de l’Organisation de l’Unité africaine : Gamal Abdel Nasser, acteur du panafricanisme ? Partie 1/3 : Gamal Abdel Nasser, une figure atypique pour l’unité africaine
 L’Égypte et les fondements de l’Organisation de l’Unité africaine : Gamal Abdel Nasser, acteur du panafricanisme ? Partie 2/3 : Gamal Abdel Nasser, Kwame Nkrumah et Patrice Lumumba, entre amitiés personnelles, sauvetages diplomatiques et vision panafricaine commune

La vision maximaliste du groupe de Casablanca

C’est à la suite d’une réunion organisée dans la ville de Casablanca du 5 au 7 janvier 1961 qu’est né ce groupe panafricain portant le nom de la cité marocaine. Ce groupe était perçu comme maximaliste dans la mesure où son projet prévoyait la mise en place des « Etats-Unis d’Afrique » en s’inspirant du modèle des Etats-Unis d’Amérique [1].

Composé des principaux leaders du continent africain, le groupe de Casablanca plaide pour la création d’un Etat fédéral africain doté d’un gouvernement, d’un budget et d’une armée [2]. Considéré comme un courant révolutionnaire en opposition à la vision modérée du « groupe de Monrovia », le groupe de Casablanca peine tout de même à faire rallier d’autres pays à sa cause au vu de sa vision très intégrative. Parmi les principaux membres de ce courant, dit « progressiste », se trouvent des chefs d’Etats africains ayant particulièrement marqué l’histoire de leur pays, voire du continent africain. C’est notamment le cas du président ghanéen, Kwameh Nkrumah, fervent défenseur du panafricanisme, du président égyptien Gamal Abdel Nasser, du président guinéen, Sékou Touré et du roi du Maroc, Mohamed V, hôte de la rencontre initiale. En plus de ces principaux leaders, d’autres pays étaient représentés lors de la première rencontre du groupe, à l’instar de l’Algérie, ayant envoyé son chef du gouvernement Ferhat Abbas, du gouvernement du Ceylan ayant envoyé un observateur et du représentant personnel du roi de la Libye, Idris Ier [3].

La vision maximaliste que défendent les leaders du groupe de Casablanca est essentiellement fondée sur leur croyance en la nécessité d’une unité politique pour l’Afrique, voire en la nécessité de créer une fédération à l’échelle du continent. Selon cette vision, seule une intégration forte des États africains, à l’instar des États-Unis d’Amérique, pourrait permettre au continent de mettre un terme au colonialisme et d’envisager son développement économique [4]. A l’issue de leur première rencontre, les leaders du groupe de Casablanca adoptent une « charte africaine » devant poser les bases de leur vision du devenir du continent africain [5]. Les nations africaines doivent, suivant les recommandations de la charte, faire preuve de plus de solidarité entre elles afin de sauvegarder leur souveraineté et atteindre une véritable émancipation. Afin d’atteindre cet objectif, les leaders du groupe de Casablanca prônent un transfert de pouvoir des gouvernements nationaux vers une entité panafricaine supra-nationale.

Les limites du groupe de Casablanca

Comme mentionné précédemment, le groupe de Casablanca ne triomphe pas, du fait de son incapacité à pouvoir rallier d’autres leaders du continent à sa vision intégratrice. De plus, quelques contradictions et inquiétudes sont observées au sortir de la conférence de Casablanca. Par exemple, le Mali qui vient tout juste de passer des commandes d’armes à l’Etat d’Israël pour son armée nationale signe la motion dénonçant l’impérialisme et le néocolonialisme du pays sur le continent [6] ; le Ghana, qui vient tout juste de reconnaitre la République islamique de Mauritanie soutient également la motion qui approuve toute action du Maroc en Mauritanie pour recouvrir ses droits légitimes [7]. Par ailleurs, le Maroc de Mohamed V et l’Egypte de Gamal Abdel Nasser sont perçus par certains chefs d’États africains modérés comme étant guidés par des intérêts personnels et une volonté d’imposer leur leadership sur le continent africain. A ce propos, Obafemi Awolowo, leader de l’Action Group et Premier ministre du Nigéria occidental écrivait quelques années plutôt : « L’Action Group estime que si un leadership venait à se dégager parmi les peuples du continent africain, le leader devrait en être un Africain, et non un Arabe. Il est clair cependant que le président Nasser ne tolérera de son côté qu’un leader arabe pour le continent africain » [8].

En outre, l’attitude adoptée par le Mali ou encore le Ghana dans leurs relations avec des pays partenaires semble montrer que les Etats d’Afrique subsaharienne cèdent aux pressions du Caire ou de Rabat, ceux-ci entraînant leurs compagnons de route dans une direction conforme surtout aux intérêts arabes. On peut prendre pour exemple les relations israélo-maliennes qui semblaient encore bonnes jusqu’à la rencontre de Casablanca et qui depuis lors se sont fortement détériorés, au vu de l’opposition de Nasser à l’État hébreu. Ayant acquis un certain succès auprès de pays « amis » à l’instar du Ghana dans leur campagne de dénigrement de l’Etat d’Israël, les Egyptiens annoncent par ailleurs, le 17 février 1962, la mise en exécution imminente d’un plan destiné à « fermer une fois pour toutes l’Afrique aux Israéliens » [9].

Néanmoins, les autres dirigeants africains, dans l’ensemble, ne partagent pas la vision radicale prônée par le groupe de Casablanca. Ce sont donc les idées plus modérées du « groupe de Monrovia », qui prévalent et aboutissent à la création de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) en 1963.

La vision minimaliste du groupe de Monrovia

Le groupe de Monrovia est une émanation du groupe de Brazzaville créé en décembre 1960 au Congo. Ayant fusionné en 1961, les deux groupes constituent une seule et même entité. Le groupe de Brazzaville revêt une importance particulière du fait de la très forte influence de certains de ses membres dans le débat idéologique et politique que se livrent alors les dirigeants africains sur la question du processus d’intégration.

Contrairement au groupe de Casablanca, les dirigeants du « groupe de Monrovia » ont étendu leur influence en commençant par les pays les plus proches, ce qui n’est pas le cas des leaders du groupe de Casablanca, à l’instar du président ghanéen, Kwame Nkrumah, qui n’a jamais véritablement pu asseoir son autorité sur le plan national, encore moins à étendre son influence dans la région ouest-africaine [10]. Au niveau sous-régional, les initiatives diplomatiques de ce dernier en direction de son voisin du nord, la Haute Volta (aujourd’hui Burkina Faso), sont facilement mises à mal par ses adversaires, menées par un voisin à l’ouest, la Côte d’Ivoire avec son président Félix Houphouët-Boigny. Celui-ci est l’un des principaux acteurs du groupe de Monrovia et l’artisan de l’isolement de Nkrumah au niveau sous-régional [11].

Grâce à une diplomatie agressive d’Abidjan, certains pays comme la Haute Volta, le Togo, le Libéria et la Libye finissent par rejoindre le groupe de Monrovia alors que le Congo-Kinshasa, déchiré par une profonde crise politique, ne parvient pas à s’imposer au sein du groupe de Casablanca. Le seul véritable allié de taille pour Nkrumah est Nasser avec lequel il partage la même vision continentale [12]. A l’inverse, la Côte d’Ivoire peut compter sur le soutien de deux autres pays relativement riches : le Nigeria et le Gabon. Houphouët-Boigny joue un rôle important dans les groupes de Brazzaville et de Monrovia grâce au Conseil de l’Entente qu’il crée en avril 1959 et dont l’objectif est de promouvoir des projets de coopération économique comme le partage du port d’Abidjan entre la Côte d’Ivoire et la Haute Volta (aujourd’hui Burkina Faso, pays francophone enclavé, l’accès offert au port ivoirien d’Abidjan étant son seul terminal maritime sur l’Atlantique). Le Conseil est aussi chargé de faciliter la coopération avec les autres pays voisins : Dahomey (actuel Benin) et le Niger pour améliorer les services (postaux, douaniers) et pour créer un Fonds de solidarité. Avec le soutien de trois pays, la Côte d’Ivoire est donc l’un des initiateurs de la conférence de Brazzaville de décembre 1960, qui a donné son nom au groupe.

En décembre 1960, Brazzaville, la capitale de la République du Congo [13], accueille les chefs d’États de 13 pays indépendants sur l’initiative de la Côte d’Ivoire, du Nigéria et de l’Ethiopie pour former un bloc politique en réplique à la création du bloc transsaharien de Casablanca [14]. Les différents membres s’accordent sur un point : faire disparaître le triangle Ghana-Guinée-Mali avec leurs alliés du nord de l’Afrique (Maroc et Egypte). Le déséquilibre des forces, déjà notable, se creuse avec la conférence de Monrovia du 8 mai 1961. En effet, 8 nouveaux gouvernements rejoignent le groupe. Désormais, parmi les 27 États africains indépendants à cette date, 21 se retrouvent dans le bloc de Monrovia. Les chefs d’États africains réunis partagent deux préoccupations principales : le maintien de leur souveraineté et celui de leur intégrité territoriale [15]. Ils rejettent donc l’union politique (dans le cadre des fédérations ou celui d’un gouvernement continental) et préfèrent la coopération scientifique et technique entre les États associés. Ils se prononcent en faveur de l’abandon sinon du recul du projet d’union politique du continent. Ce nouveau groupement politique, notamment favorable aux anciennes puissances coloniales, préconise, dans son programme d’action une coopération égalitaire entre États et surtout le respect de son intégrité territoriale.

Du compromis politique à la création de l’OUA

Bien que le continent africain soit divisé entre deux blocs, deux événements majeurs poussent les dirigeants à trouver un compromis devant aboutir à la création de l’OUA. L’indépendance de l’Algérie en juin 1962 d’une part et l’incapacité des leaders africains à régler une crise africaine, en l’occurrence celle ayant conduit à l’intervention de l’ONU au Congo d’autre part, amènent les différents leaders à privilégier une unité politique du continent [16]. Les initiatives de rencontres se multiplient entre les dirigeants des deux blocs antagonistes. L’empereur d’Éthiopie, Hailé Sélassié envoie des émissaires un peu partout pour tenter des rapprochements entre les différents leaders du continent, parmi lesquels Gamal Abdel Nasser [17]. Le président ivoirien, Houphouët Boigny, rétablit le contact avec ses anciens camarades du parti politique RDA (Rassemblement Démocratique Africain), Modibo Keita et Sékou Touré. Nkrumah de son côté se rend compte qu’il faut choisir entre l’unité des modérés, celle des États souverains, et pas d’unité du tout.

Les deux Afriques, symbolisées à travers les deux blocs, se réunissent à Addis-Abeba en mai 1963 [18]. Du 15 au 21 mai, leurs ministres des Affaires étrangères s’affrontent sans qu’aucun accord ne puisse être établi. Faisant suite à cette rencontre, une réunion se déroule du 21 au 28 du même mois, toujours à Addis-Abeba, en présence des 36 chefs d’État d’Afrique subsaharienne et d’Afrique du Nord, parmi lesquels l’Égypte représentée par Nasser en personne. Elle est ouverte par un discours d’Hailé Sélassié, empereur d’Éthiopie, rappelant ses pairs à leurs devoirs envers leurs peuples et devant l’Histoire [19]. Dès lors, tout s’enchaîne assez rapidement.

Le 28, une charte est signée, qui est en principe un compromis dû à l’Empereur d’Éthiopie mais qui, en pratique, s’aligne presque entièrement sur la position du groupe de Monrovia. La conférence d’Addis-Abeba représente alors le tout premier sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine, et une défaite diplomatique de la vision panafricaine maximaliste de Nasser et de ses alliés de Casablanca.

Publié le 08/03/2021


Nicolas Klingelschmitt est doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ses domaines de recherche portent sur les Relations Internationales, en particulier la paix et la coopération sur le continent africain.
Titulaire d’un master en Droit public mention Relations Internationales - Gestion de Programmes Internationaux de l’Université Jean Moulin Lyon 3, il est également consultant en géopolitique et a réalisé à ce titre plusieurs études auprès de l’Institut Afrique Monde (Paris) dont il est membre depuis 2016.
Il a ainsi étudié les migrations de l’Afrique vers l’Europe, le dialogue interreligieux et la gouvernance. Pour Les clés du Moyen-Orient, il s’intéresse particulièrement aux liens qu’entretiennent politiquement, culturellement, économiquement et historiquement les pays d’Afrique et du Moyen-Orient.


Younouss Mohamed est doctorant en Science Politique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Titulaire d’un master de recherche en Science Politique, obtenu à l’Université de Ngaoundéré au Cameroun, il est également membre du Groupe Interuniversitaire d’Études et de Recherches sur les Sociétés Africaines (GIERSA). La participation politique de la diaspora africaine, la sociologie politique et la géopolitique constituent ses domaines de recherche principaux. Pour Les clés du Moyen-Orient, il s’intéresse à l’histoire politique commune des États et figures politiques de l’Afrique et du Moyen-Orient.


 


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