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En mars -44, Jules César, victime d’une conspiration, est assassiné. Cet événement replonge l’Empire romain dans la guerre civile. Les conspirateurs du meurtre, qui voulaient rétablir la République, se retrouvent face aux Césariens parmi lesquels Marc Antoine (ou Antoine) qui est consul en -44 et qui fait ratifier les actes de César, tout en accordant l’amnistie aux conspirateurs ; Lépide, qui est maître de la cavalerie de César ; le petit-neveu et fils adoptif de César, Octave.
Les Césariens, qui sont en quelque sorte les trois héritiers de César, parviennent à s’entendre et forment un triumvirat lors de l’entrevue de Bologne en octobre -43, qui est rendu officiel par une loi. En vertu du triumvirat, les trois hommes bénéficient pour cinq ans d’une magistrature pour la « Réforme de l’Etat ». Le but est de mettre leurs ennemis, autrement dit les initiateurs du complot de César, hors d’état de nuire. Lépide reste à Rome tandis qu’Octave et Antoine partent en Orient où se sont réfugiés Brutus et Cassius. Après une campagne victorieuse en Orient, Antoine décide de réaliser le désir de César en combattant les Parthes [1]. Auparavant, il a besoin de s’assurer du soutien de l’Etat lagide puisque la reine Cléopâtre a eu une attitude ambiguë pendant la lutte contre les conspirateurs.
Lire la partie 1 : L’Egypte au cœur des guerres civiles romaines : Pompée et César (1/2)
Antoine convoque Cléopâtre à Tarse à proximité d’un petit fleuve côtier, le Cydnus, en Turquie actuelle, pour une entrevue à l’été -41. La scène de leur rencontre est relatée par Plutarque [2]. Celui-ci écrit en moraliste et prend clairement parti contre Cléopâtre. Il assure que Cléopâtre, « comptant sur le pouvoir de sa beauté d’après les rapports qu’elle avait eus précédemment avec César et Cnaeus, le fils de Pompée, elle espéra(it) subjuguer Antoine plus facilement (…) C’est surtout en elle-même, en ses charmes et en ses philtres, qu’elle plaçait ses principales espérances lorsqu’elle alla trouver Antoine ». La mention de « philtres » utilisés par Cléopâtre afin de séduire les généraux romains est révélatrice de l’image construite par la propagande octavienne à l’encontre d’Antoine et Cléopâtre, à la fin de la guerre civile. Par ailleurs, la différence sociale et culturelle entre les deux protagonistes de la rencontre est soulignée. Cléopâtre est reine d’Egypte mais de culture grecque, puisque la dynastie Lagide descend d’un lieutenant d’Alexandre Le Grand. Antoine, au contraire, est un soldat romain, ignorant les usages en vigueur dans la haute société de ce temps. Ainsi, selon Plutarque, « Cléopâtre, voyant que les plaisanteries d’Antoine sentaient beaucoup le soldat et l’homme du commun, en usa dès lors avec lui sur le même ton en faisant montre de sans-gêne et d’audace ». L’historiographie est dépendante de la propagande d’Octave. La vision de Cléopâtre et d’Antoine évoquée par Plutarque est en réalité le reflet de l’opinion officielle véhiculée par les partisans d’Octave : Cléopâtre serait la regina meretrix, c’est-à-dire la reine courtisane, et Antoine, un soudard.
Pendant, ce temps, Octave s’est emparé de l’Occident, à l’exception de l’Afrique qui appartient à Lépide. Antoine débarque alors en Italie à la fin de l’été -40 pour conclure un accord avec Octave : la partition Occident (Octave) / Orient (Antoine) prend effet à ce moment-là. Les deux imperatores peuvent lever des troupes en nombre égal en Italie. De plus, cet accord est scellé par le mariage d’Antoine avec Octavie, la sœur d’Octave. C’est avec elle qu’Antoine repart pour l’Orient à l’automne -39. Plusieurs événements l’occupent en Grèce et en Orient, notamment la guerre contre les Parthes - qui est différée à plusieurs reprises en raison de la situation politique complexe à Rome. A l’automne -37, après avoir prolongé son entente avec Octave lors de l’entrevue de Tarente, Antoine se rend à Antioche, une ville qui se situe en Turquie actuelle, à proximité de la frontière syrienne. Il convoque alors Cléopâtre qu’il n’a pas revue depuis trois ans. Le projet d’Antoine, comme celui de Pompée avant lui, est de réorganiser l’Orient. Toutefois, Antoine entend s’appuyer sur l’Etat lagide, et donc sur l’Egypte, pour parvenir à ses fins.
En -37, Antoine et Octave se sont accordés pour renforcer leurs pouvoirs respectifs. Leur alliance repose sur le partage de l’Empire romain autour de la Méditerranée mais aussi sur les relations familiales qu’ils entretiennent par le biais d’Octavie, sœur d’Octave et épouse d’Antoine. En Egypte, Antoine se rapproche de Cléopâtre et a pour projet politique de réorganiser l’Orient à partir de l’Etat lagide.
Antoine adopte un mode de vie à l’oriental, ce qui choque profondément les Romains. D’autre part, il épouse Cléopâtre - ce que César lui-même n’avait pas osé faire - et reconnaît les jumeaux nés en -40 de leur union. Ce mariage n’a pas choqué sur le moment parce qu’Antoine était libre de réorganiser l’Orient comme il l’entendait et que cet acte était perçu comme un acte diplomatique. Toutefois, leur alliance sera amplement utilisée par la propagande octavienne afin de discréditer Antoine. En effet, le mariage d’Antoine et de Cléopâtre entraîne nécessairement la répudiation d’Octavie, qui est aussi la sœur d’Octave. Même si Antoine a obéi à son projet politique qui passait par une union avec l’Etat lagide, Octave a considéré la répudiation de sa sœur comme un affront. Pour Cléopâtre, ce mariage permet de restaurer la splendeur passée de l’Etat lagide, qui est en déliquescence depuis de nombreuses décennies. Ainsi, l’Egypte s’agrandit et reçoit Chypre, la côte syrienne et une partie de la Cilicie, une région côtière au sud de la Turquie actuelle. La réorganisation de l’Orient autour de l’Egypte étant effectuée, Antoine peut lancer sa campagne contre les Parthes, qui a déjà été repoussée à plusieurs reprises.
En Occident, le rival d’Antoine, Octave devient pleinement maître de l’ouest de la Méditerranée. En effet, depuis plusieurs années, Sextus Pompée, le fils de Pompée, luttait contre le triumvirat formé par Antoine, Octave et Lépide. Avec la défaite de Sextus Pompée, lors de la bataille de Nauloque en septembre -36, Octave devient le seul maître de l’Occident. L’écrivain romain, Appien, arrête son récit des guerres civiles à ce moment-là. Il considère qu’après la mort du fils de Pompée, il ne reste plus face à face qu’Octave et Antoine pour la domination de l’Empire romain. Peut-être est-il nécessaire de rappeler que Rome est encore, à cette époque, une République. L’appellation « Empire romain » désigne l’étendue de l’influence et du pouvoir (l’imperium) romain en Méditerranée mais le régime politique en vigueur à Rome est bien officiellement la République, même si dans les faits, depuis César, la République romaine n’existe plus vraiment. En tout cas, suite à la défaite de Sextus Pompée, une période de calme relatif et précaire s’étend entre -35 et -32.
En Orient, Antoine rentre victorieux de ses campagnes. Il organise alors à Alexandrie des cérémonies qui marquent l’apogée de son pouvoir. Au cours de l’une d’entre elles, assis sur un trône d’or aux côtés de Cléopâtre, Antoine annonce l’instauration d’un Empire oriental qui serait organisé autour de sa propre dynastie. Cléopâtre est proclamée « reine des rois » et son fils Césarion, qu’elle a eu avec César, « roi des rois ». Ce titre est une manière d’affirmer la suprématie de l’Egypte sur le reste de l’Orient. Antoine donne les territoires conquis en Orient à ses enfants Alexandre, Cléopâtre et Ptolémée. François Chamoux [3] écrit à ce propos : « En distribuant à des enfants en bas âge des royaumes vastes et divers, dont certains comme la Médie et l’Empire parthe n’étaient pas encore conquis, Antoine agissait comme le démiurge d’un monde en gestation, dont il réglait d’avance les destinées dans une vision grandiose, où revivait en fonction des réalités de l’époque le rêve autrefois conçu par Alexandre ». Toutefois, en agissant de la sorte, Antoine ne ménage pas la susceptibilité d’Octave : celui-ci est le fils adoptif de César et accepte mal la reconnaissance officielle de Césarion fils naturel de César, quoique né hors mariage. Par ailleurs, Rome étant toujours officiellement une République, la propagande octavienne reproche à Antoine de confier les territoires romains à des rois.
Antoine, en réorganisant l’Orient, s’inscrit dans la tradition d’Alexandre Le Grand mais aussi de Pompée avant lui. Il s’appuie sur l’Etat Lagide et confère plus de pouvoir à Cléopâtre, « reine des rois » avec laquelle il fonde une dynastie qu’il destine à régner sur l’Orient. Pendant ce temps, Octave renforce ses positions en Occident. La situation entre les deux imperatores se dégrade considérablement, notamment au cours de l’année -33.
Le conflit entre Antoine et Octave éclate ouvertement en -32. Les deux hommes sont tous les deux ambitieux et veulent sans doute exercer leur pouvoir sur tout le bassin méditerranéen. Les historiens sont toutefois en désaccord quant à la réelle motivation d’Antoine pour la domination de l’Empire romain. François Chamoux pense ainsi qu’Antoine se serait contenté d’une bi-partition de l’Empire romain, telle qu’elle a été décidée entre les deux hommes, pourvu qu’il puisse conserver l’Orient. Cependant, les actions politiques d’Antoine en Orient, comme la répudiation d’Octavie ou la reconnaissance officielle de Césarion, ont profondément blessé la susceptibilité d’Octave.
Pourtant, la guerre civile démarre sur les bancs du sénat. Les consuls de l’année -33 sont des amis d’Antoine et proposent de ratifier les mesures qu’il a prises en Orient. Mais sous la pression des partisans d’Octave, le Sénat rejette cette proposition. Les partisans d’Antoine décident donc de le rejoindre en Egypte. Excédé, Octave s’empare d’un testament rédigé par Antoine dans lequel celui-ci affirme que Césarion est bien le fils de César et dans lequel il accorde un superbe héritage aux enfants qu’il a eus avec Cléopâtre (les jumeaux, Alexandre et Cléopâtre sont nés en -40, alors qu’Antoine est encore marié à Octavie). Octave le lit publiquement au Sénat, ce qui permet à la propagande octavienne de se développer, dénonçant Antoine comme traître à la patrie et prisonnier de la sorcellerie de Cléopâtre. Le Sénat déclare Antoine déchu de toutes ses charges et déclare la guerre à Cléopâtre. C’est Octave qui est chargé de mener cette guerre.
Octave se rend en Egypte pour affronter son rival. Son armée de terre est moins nombreuse mais plus homogène et sa flotte est supérieure à celle d’Antoine et surtout, elle est plus efficace parce que composée de vaisseaux plus petits et donc plus maniables. La flotte d’Antoine se trouve dans le golfe d’Ambracie, relié à la mer par une passe au sud de laquelle se trouve le promontoire d’Actium. Antoine y installe son camp tandis qu’Octave se place au nord de la passe. Antoine est alors pris au piège. Il choisit de suivre la stratégie proposée par Cléopâtre et qui consiste à embarquer une partie de ses troupes sur les navires afin de forcer le blocus d’Octave et de se replier en Orient. La bataille d’Actium se déroule le 2 septembre -31. Le plan conçu par Cléopâtre et Antoine n’a pas fonctionné : une grande partie de la flotte est détruite. Cléopâtre et Antoine tentent de réorganiser une armée, tout en négociant avec Octave, sans succès. L’assaut final est lancé contre l’Egypte au printemps -30. En août, la flotte et la cavalerie lagide se rallient à Octave : Cléopâtre espérait sans doute sauver son royaume en trahissant son époux. La ville d’Alexandrie est prise par les troupes octaviennes. Antoine se suicide, tout comme Cléopâtre qui ne veut pas être trainée comme captive lors du triomphe d’Octave à Rome.
Suite à la défaite d’Antoine et Cléopâtre face à Octave lors de la bataille d’Actium, l’Egypte est annexée et devient une province romaine, alors qu’elle n’était auparavant qu’un protectorat allié des Romains.
La bataille d’Actium met fin aux guerres civiles romaines. Antoine est frappé de damnatio memoriae, c’est-à-dire qu’il fait l’objet d’une politique de destruction de son souvenir et de dénigrement. L’Empire romain est réunifié sous le commandement d’Octave, qui sera bientôt appelé Auguste.
Il est intéressant de constater que, lorsqu’ils se sont alliés, Octave et Antoine ont pris soin de se partager l’Empire romain selon une logique ouest/est, qui sera reprise quelques siècles plus tard pour la séparation entre l’Empire romain d’Occident et l’Empire romain d’Orient. Toutefois, l’Empire romain qui s’est développé pendant plusieurs siècles sur les bords de la Méditerranée a permis l’émergence d’une culture proprement méditerranéenne. D’après Fernand Braudel dans La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II [4], l’Empire romain contribue à la cohérence du monde méditerranéen.
Bibliographie :
– BRAUDEL Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1990 (1966).
– CHAMOUX François, Marc Antoine, dernier prince de l’Orient grec, Paris, Arthaud, 1986.
– DAVID Jean-Michel, Nouvelle Histoire de l’Antiquité, tome 7 La République romaine, De la deuxième guerre punique à la bataille d’Actium 218-31 av. J-C, Paris, Seuil, 2000.
– KAPLAN Michel (sous la dir.), Le monde romain, Paris, Bréal, 1995.
– NICOLET Claude, Rome et la conquête du monde méditerranéen, tome 2 Genèse d’un Empire, Paris, Puf, 2011.
– PLUTARQUE, Vie d’Antoine.
– SUETONE, Vie des douze Césars – César/Auguste, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
Emilie Polak
Emilie Polak est étudiante en master d’Histoire et anthropologie des sociétés modernes à la Sorbonne et à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm où elle suit également des cours de géographie.
Notes
[1] L’empire parthe s’étend sur l’Iran et l’Arménie actuels.
[2] Plutarque, Vie d’Antoine, 25-27.
[3] François Chamoux, Marc Antoine, dernier prince de l’Orient grec, Arthaud, 1986.
[4] Braudel Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1990 (1966), t. 2, Deuxième partie, chapitre VI, « Les civilisations », p.483-580.
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