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Kurdes en exil et nationalisme déterritorialisé

Par Clément Pellegrin
Publié le 05/02/2015 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 10 minutes

Arbil : A Kurdish child peeks between Kurdish flags in a store in the city of Arbil, 350 kms north of Baghdad, 02 September 2006.

AFP PHOTO/SAFIN HAMED

Le nationalisme kurde véhiculant le projet politique d’un Etat unitaire et autonome a vu le jour dans les années 1920 comme réponse au nationalisme turc de Mustafa Kemal [3]. Or, par le traité de Lausanne de 1923 les grandes puissances européennes confirmèrent leur alignement sur la politique d’Atatürk : le démembrement de l’Empire ottoman s’acheva et le Kurdistan se retrouva à cheval sur quatre Etats régionaux : le sud-sud est de la Turquie, le nord de la Syrie, le nord-nord est de l’Irak et l’ouest de l’Iran. La fragmentation de ce territoire a mis à mal les anciens liens familiaux, tribaux et commerciaux qui existaient sous l’Empire ottoman. Bien que les différents mouvements nationalistes du Kurdistan aient tous adopté comme programme politique la formation d’un Etat-nation kurde autonome, des luttes fratricides les opposent régulièrement. Depuis 2004, le Kurdistan irakien semble prendre son envol avec la création du gouvernement régional du Kurdistan. Plus récemment, en pleine guerre civile, l’autonomie du Kurdistan syrien a été proclamée par le Parti de l’Union Démocratique (le PYD). Les mouvements nationalistes du Kurdistan semblent prendre des trajectoires diverses, se révèlent pragmatiques et relèguent au second plan l’agenda politique prévoyant la création d’un Kurdistan uni et indépendant.

Aujourd’hui, il n’existe ni statistique ni recensement officiel des Kurdes du Kurdistan ou en exil, sans doute en raison des enjeux politiques qu’il peut exister autour des chiffres. La plupart des instituts de recherche estiment qu’il y a entre 20 et 40 millions de Kurdes, et se réfèrent le plus souvent au chiffre de 25 millions. Selon l’institut Kurde de Paris, ils seraient 15 millions en Turquie (20% de la population turque), 2 millions en Syrie (9% de la population), 5 millions en Irak (22% de la population) et 6 à 7 millions en Iran (8 à 10% de la population), et autour de 6 millions à l’étranger.

Depuis 1923, la répression des Etats régionaux à l’encontre des Kurdes et les luttes fratricides entre les factions nationalistes ont provoqué des vagues de migration, en direction principalement de l’Europe et des Etats-Unis. Ainsi, les communautés kurdes à l’étranger ont joué un rôle de premier plan dans le processus de définition-conservation de l’identité, alors même qu’elles étaient coupées physiquement de leur terre et que dans le même temps elles devaient organiser leur intégration dans les pays d’accueil. De fait, en montrant un front kurde bien plus uni et cohérent que celui des nationalistes du Kurdistan, elles ont habilement su tirer profit de leur statut de minorité pour obtenir de la reconnaissance supra-étatique, et ainsi se trouver en possession d’un nouveau moyen de pression à l’encontre des États régionaux.

Comment s’organisent les communautés kurdes de l’étranger ?

Selon le chercheur américain W. Saffran [4], le terme de diaspora désigne la dispersion d’une population à partir d’un centre, de la terre ancestrale ou d’origine. Le sentiment d’exclusion est à la base de l’émigration, et il fait éclater le groupe. La mémoire vis-à-vis du homeland (idéal et mythique) est toutefois préservée et entretenue. Les membres de la diaspora développent alors des projets de retour, c’est-à-dire une reterritorialisation de la nation réunifiée après la dispersion. La nation se trouve recomposée et organisée en diaspora. Au travers de la question kurde, c’est ainsi le concept de nation qui est interrogé : qu’est-ce qui permet aux Kurdes de se retrouver comme nation alors que leur territoire de provenance est séparé en quatre zones de souveraineté distinctes depuis le traité de Lausanne et qu’une grande partie d’entre eux a été contrainte à l’exil ?

Les Kurdes sont à mi-chemin entre communauté transnationale et diaspora : l’émigration a été en grande partie un exil politique, depuis la répression kémaliste en Turquie, en passant par la déchéance de leur nationalité syrienne en 1962, jusqu’aux actes commis par Saddam Hussein dans les années 1980-1990. De leur point de vue, ils sont Kurdes avant tout. Quelqu’un en provenance du Kurdistan turque et résidant en Europe se définira non pas comme Turc mais comme Kurde. Alors que les frontières des quatre États régionaux ont fini par segmenter de façon effective le Kurdistan, les pays d’accueil sont devenus les lieux de la réunion, ou de la réunification de la communauté transnationale kurde. Celle-ci perpétue et diffuse la langue et la culture dans les pays où elle s’est installée, elle s’en fait même la gardienne.

Le projet politique des communautés kurdes de l’étranger est d’œuvrer pour la reconnaissance internationale de la nation Kurde, et la nécessité pour elle de se doter d’un État unitaire. Ce n’est pas tout à fait une diaspora au sens premier du terme : certes, les Kurdes ont fait l’objet d’une exclusion mais celle-ci a davantage soudé le groupe qu’elle ne l’a fait éclater. Le nationalisme kurde était alors très présent, tant au sein même du Kurdistan que dans les sociétés en exil. La nation n’a pas vraiment eu le besoin de se reconstruire, mais bien de se construire. Nationalisme territorialisé et nationalisme déterritorialisé se rejoignent et se renforcent mutuellement. Le travail des intellectuels en exil, couplé à la lutte armée nationaliste, aurait-il abouti à un sentiment national global partagé à la fois dans les quatre Kurdistan aussi bien qu’au sein des communautés installés à l’étranger ?

Quel nationalisme ?

Selon l’historien et politologue Hamit Bozarslan, le nationalisme kurde est la doctrine de construction de la kurdicité. S’il met l’accent sur la base idéologique du mouvement nationaliste kurde, nous nous centrerons sur les apports des communautés kurdes de l’étranger. Quel est leur projet politique ? Diffère-t-il de celui du nationalisme territorialisé ? Quelle est la contribution de la diaspora à la construction de la kurdicité ?

Le nationalisme kurde des débuts se rapproche de la notion d’« ethnonationalisme », développée par le politologue américain W. Connor [5] qui correspond à un nationalisme des minorités, notamment régionales par rapport à l’homogénéisation des États-nations. Il s’agit d’un nationalisme fondé sur un mythe, une langue, une idéologie partagés. Le projet politique d’autodétermination instaure l’État comme seule source de légitimité. Si la base unitaire est l’ethnie, ce processus de conscientisation aboutit à la formation d’une nation. L’émigration a pu avoir par la suite un effet catalyseur.

En effet, peut-on considérer qu’il existe des identités réappropriées dans l’immigration ? Selon B. Anderson [6], « le développement de l’immigration, l’évolution des moyens de communication, la nouvelle civilisation industrielle et les mobilités sociales et géographiques qui s’en sont suivies ont entraîné une prise de conscience, un repli identitaire et des revendications nationalistes selon lesquelles les identités ethniques refoulées devraient prendre forme dans des États nations eux-mêmes ethnicisés. » La recomposition des identités vise à réorganiser les fragments d’une identité nationale, régionale, religieuse, ethnique, linguistique occultées lors de la non-formation de l’État nation unitaire, qui ressurgissent grâce au multiculturalisme des démocraties occidentales soucieuses de la diversité.

Les acteurs circulent entre plusieurs espaces politiques : l’identité est réappropriée et renégociée dans l’immigration, et les valeurs et les normes acquises dans les pays européens sont ensuite institutionnalisées dans le cadre des associations. N. Gilck Schiller et G. Eugène Fouron [7], deux chercheurs spécialistes des diasporas et du transnationalisme, ont mis en exergue un type de nationalisme lié à la « conception de la nation liée à l’expérience de l’immigration où le migrant vit simultanément dans deux espaces sociaux : celui du pays d’origine et celui du pays d’installation. » L’objectif n’est alors pas tant de créer un État-nation mais de reconstruire le pays d’origine.

Étant donné le virage pragmatique des responsables du mouvement national kurde depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, en parallèle de l’autonomisation des Kurdistan irakien et turc, on peut envisager un nouveau rôle pour les communautés kurdes à l’étranger : elles deviendraient transnationales, puisque désormais les parcours kurdes semblent se scinder. Par exemple, les nouvelles générations kurdes en Irak ont été éduquées exclusivement en kurde, vivent dans un territoire autonome, ont les moyens de s’approprier de façon concrète un territoire et d’en exploiter ses ressources. Les gains obtenus seront chèrement défendus, et pas seulement à l’encontre des États centraux. Les luttes fratricides entres Kurdes sur des bases politico-idéologiques ont été nombreuses, signe qu’en dépit d’un fort sentiment d’appartenance, la réalisation du projet d’Etat-nation kurde ne va pas de soi. Cette sorte d’effet de cliquet rend paradoxalement difficile d’envisager une permanence d’un sentiment national unitaire, du moins chez les Kurdes d’Irak. En revanche, et c’est là un second paradoxe, le nationalisme des communautés kurdes à l’étranger est appelé à s’élargir, puisque ce sont des lieux de rencontre pour les Kurdes des différentes régions, sans distinction. Loin de s’opposer aux courants nationalistes « kurde irakien » ou « kurde syrien », les communautés déterritorialisées les font dialoguer. Ce sont dans ces communautés que prend réellement forme la nation kurde, bien qu’elle soit toujours privée d’État. C’est au sein de ces communautés déterritorialisées que se poursuit le mouvement intellectuel de recherche sur le peuple kurde qui avait été amorcé au début du XXe siècle à Istanbul. Des groupes de travail réfléchissant à la rédaction de manuels scolaires ont été créés dans des centres culturels kurdes en Suède [8]. Internet a également permis à la communauté kurde de l’étranger de construire un lieu de mémoire [9] dématérialisé et déterritorialisé, et de repenser le nationalisme sous d’autres formes : « La force de la diaspora réside dans son habileté à initier un courant capable de transformer les identités politiques (d’« Irakien » à « Kurdiste », par exemple) et de créer de nouvelles formes de solidarité entre les Kurdes à identités fragmentées par la création de l’Iran, l’Irak, la Turquie et la Syrie [10]. »

L’émergence de ce nationalisme déterritorialisé est lié au processus de globalisation : le marché est devenu mondial, l’espace global s’est accru et les institutions supra-nationales jouissent désormais de plus en plus d’influence. La nation ne se définit plus seulement par rapport à un territoire mais dans des réseaux transnationaux. Une nouvelle communauté politique s’est formée : consolidée par des symboles, des discours, des images, des objets, guidée par une géographie imaginée. Il s’agit d’une nouvelle étape du nationalisme, qui cherche alors à s’imposer dans les deux sphères politiques : État d’origine et État de résidence.

L’enjeu d’une reconnaissance supra-étatique pour les communautés kurdes de l’étranger

Migrantes hier, minorités ethniques aujourd’hui, ces communautés se constituent en groupes d’intérêt et en lobbies. Elles contenaient en elles-mêmes les ressources pour se constituer : les migrants kurdes étaient davantage des exilés politiques que les membres d’une émigration économique. En émigrants, ils se placent dans une situation de double « minorité » : minorité à la fois dans leur pays d’origine mais aussi dans leur pays d’accueil. Comment gèrent-ils ce statut ? Qu’en est-il de leur citoyenneté ? Peuvent-ils se constituer en « communauté politique » ? Celle-ci suppose une recomposition (ou une composition) de l’identité, à partir de fragments dans le cas kurde. Elle suppose également une recomposition de la notion de citoyenneté, puisqu’ils vont pouvoir participer aux institutions nationales.

Ils évoluent alors dans une relation triangulaire, qui a été mise en évidence par le sociologue américain Roger Brubaker [11] : communauté-État de résidence-État d’origine. Cette relation est caractérisée par des « logiques de supranationalité qui sont à l’origine d’un espace public transnational, et d’un espace communicationnel dénationalisé où rivalisent les réseaux identitaires, professionnels, les réseaux informels et les réseaux d’influence. » Les acteurs transnationaux deviennent alors des interlocuteurs reconnus par les États de résidence, ce qui contribue à leur donner une nouvelle légitimité. Les « diasporas mobilisées » se trouvent en situation de négociation internationale dans les décisions politiques.

L’identité s’exprime dès lors dans le cadre des relations à l’État d’origine. En effet, il ne s’agit plus de partager le destin de l’État d’origine mais de contribuer à le changer par une action transnationale. En Europe, les Kurdes ont obtenu depuis les années 1970-1980 la reconnaissance d’une autonomie culturelle en tant que communauté kurde distincte de la communauté turque, caractérisée par l’exil, la langue, l’histoire et le projet politique. Au final, les Kurdes disposent de plus de ressources à l’étranger que dans les États d’origine. Selon une étude du Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI) [12], l’internationalisation de la question kurde est directement liée à la présence de communautés kurdes constituées dans les pays européens : « Parmi les 500 000 Kurdes résidant en Allemagne (sur plus de 2 millions de citoyens turcs), environ 7 500 seraient des militants professionnels du PKK et 50 000 sympathisants seraient mobilisables […]. La mise sous observation par l’Union Européenne est désormais un fait admis par le gouvernement turc, qui doit se justifier, au moins verbalement, par rapport à un modèle global de gouvernance. » Notons d’ailleurs que les acteurs transnationaux kurdes ont désormais un nouvel axe dans leurs relations, les institutions supra nationales. Ils y acquièrent une nouvelle légitimité en tant que « nation sans État », et à ce titre peuvent présenter leurs revendications devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme, la Cour Européenne de Justice, le Conseil de l’Europe et le Parlement européen avant de se retourner vers les États d’origine. En outre, des centres culturels ont essaimé notamment en Suède, en Allemagne, en France et au Royaume-Uni, contribuant à la fois à la sensibilisation de l’opinion publique des pays d’accueil mais également à la définition identitaire des Kurdes en exil : les centres dispensent des cours de langue, et publient des études à la fois en langue vernaculaire mais également en kurde. Ainsi, selon cette même étude du CERI, « une véritable renaissance culturelle est perceptible en Europe, où les journaux en langue kurde et les associations se multiplient [13]. »

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Les Kurdes. Première partie : de la conquête musulmane au début du XIXe siècle
 Les Kurdes. Deuxième partie : de la fin du XVIIIe siècle à 1914, le choc de la modernité
 Les Kurdes, troisième partie. De la Première Guerre mondiale à 2003 : rêve(s) d’indépendance(s)
 Les Kurdes et le Kurdistan par les cartes : du traité de Sèvres à la guerre contre l’État islamique (EI)
 Le facteur kurde en Syrie : retour sur une histoire conflictuelle et perspectives d’avenir dans le cadre de la crise en cours. Entretien avec Jordi Tejel
 Tensions entre l’Irak et le Kurdistan irakien autour des hydrocarbures : quels enjeux ?
 La politique kurde de la Turquie à l’épreuve des conflits syriens
 Le Kurdistan irakien, îlot de tolérance religieuse au Moyen-Orient
 Entretien avec Merve Ozdemirkiran (CERI), Le Kurdistan d’Irak entre soft-power turc et state building kurde
 Que se passe-t-il au Kurdistan irakien ? Esquisse de réponse et de mise en perspective

Bibliographie :
 BOZARSLAN, Hamit, La question kurde : Etats et minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Sciences-Po, 1997, 384 p.
 DORRONSORO Gilles, « Les Kurdes de Turquie : revendications identitaires, espace national et globalisation », Les études du CERI, 2000 n° 6, 32 p.
 ELIASSI, Barzoo, « La diaspora kurde en Suède », Hommes et migrations, 2014, n°1307, p. 144-149.
 KASTORIANO Riva « Vers un nationalisme transnational » Redéfinir la nation, le nationalisme et le territoire, Revue française de science politique, 2006/4 Vol. 56, p. 533-553.
 NEDELCU Mihaela, « (Re)penser le transnationalisme et l’intégration à l’ère du numérique. Vers un tournant cosmopolitique dans l’étude des migrations internationales ? », Revue européenne des migrations internationales, vol. 26 – n°2, 2010, p 13.
 OZCAN Yilmaz, « L’exil et le nationalisme : le cas kurde au début du XXe siècle », Relations internationales, 2010, n° 141, p. 7-24.
 OZDIL Yilmaz, « Le rôle de la diaspora dans la naissance du cinéma kurde », Hommes et migrations, 2014/3, n°1307, p. 155-160.

Publié le 05/02/2015


Clément Pellegrin est étudiant à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, en Master Coopération et Développement au Maghreb et au Moyen-Orient.
Après avoir obtenu une licence en sciences politiques et histoire du Proche-Orient à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, il a réalisé un mémoire sur la guerre civile libanaise au travers du cinéma documentaire.


 


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