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Avec Tahtawi, Khayr al-Din est l’un des précurseurs du réformisme islamique. Ces deux hommes ont contribué à donner une assise intellectuelle à l’idée d’une compatibilité de l’islam et de la modernité politique. Chacun d’eux a permis l’émergence du courant de pensée dit « réformiste ».
Ils ont en un sens préparé la voie qu’allait emprunter après eux Jamal al-Afghani. Dans l’histoire de la pensée arabe, Khayr al-Din se situe ainsi à mi-chemin entre Tahtawi et Afghani ; ses écrits ont ainsi une place intermédiaire. Il faut noter que sa vie n’a pas été uniquement celle d’un érudit et qu’il était avant tout un acteur politique de premier plan, ce qui influencera considérablement sa pensée politique. Il nous faut ici montrer comment son parcours politique a motivé chez lui un désir de théoriser la nécessité de réformer l’Empire ottoman à la fin du XIXe siècle.
Khayr al-Din est né entre 1820 et 1830. Une grande confusion règne sur ses origines familiales ainsi que sur son lieu de naissance exact. Ses biographes s’accordent toutefois sur ses origines circassiennes. Comme de nombreux hommes originaires du Caucase avant lui, il est vendu comme esclave à Constantinople, et se retrouve au service du Bey de Tunis, Ahmad 1er , auprès duquel il reçoit une éducation complète, qui lui permet de maitriser l’arabe et le français, et d’avoir une excellente connaissance du Coran.
Une fois son éducation achevée, il épouse une carrière militaire, qui lui permet de se distinguer. Il se montre ainsi talentueux, ce qui lui vaut les faveurs du Bey. En 1852, ce dernier le charge de se rendre à Paris en son nom afin d’y régler une vieille affaire. Khayr al-Din y demeure finalement quatre années. De la même façon que Tahtawi avait nourri sa pensée au contact de Paris, ce séjour parisien sera pour lui une période formatrice. Il y observe assez finement les institutions politiques françaises de l’époque et étaye un certain nombre de réflexions sur son propre pays. À son retour à Tunis, il n’aura pas le temps de les formaliser dans un ouvrage puisque les affaires politiques l’occuperont quotidiennement : il est nommé ministre de la Marine.
Un nouveau Bey prend le pouvoir, en 1859, et Khayr al-Din obtient assez rapidement sa confiance puisqu’il est envoyé à Constantinople afin de faire savoir au pouvoir central qu’un nouveau Bey est au pouvoir. Ce voyage sert également un autre objectif, secret, qui est de convaincre le sultan de donner à Tunis son autonomie, afin de contrebalancer le pouvoir grandissant des puissances occidentales dans la région. À cette époque, le sultan n’est pourtant pas en mesure d’offenser les Français, et refuse cette autonomie.
Pendant les vingt années qui suivront, la politique de Khayr al-Din poursuivra deux objectifs principaux : 1) lutter contre les puissances étrangères 2) encadrer les pouvoirs du Bey par un contrôle institutionnel.
En 1862, Khay al-Din démissionne de son poste de ministre à la suite d’un désaccord qui l’oppose au Bey à propos de la responsabilité des ministres. Pourtant, il faut croire que ses compétences diplomatiques étaient difficilement remplaçables puisqu’il est rappelé en 1864 afin de tenter une nouvelle fois de convaincre le sultan d’accepter l’autonomie de la province de Tunis. Il échoue à nouveau, et se retire de la vie politique jusqu’en 1869. À cette date, la situation des finances publiques est dans un état si catastrophique que le Bey procède à la création d’une Commission internationale chargée des finances et en confie la direction à Khayr al-Din. En 1871, un nouveau séjour à Constantinople lui sera enfin favorable puisqu’il fera reconnaître au sultan une autonomie formelle de la Tunisie dans l’Empire. À cette date, en effet, la France est trop affaiblie par sa guerre contre la Prusse pour pouvoir faire pression sur le pouvoir ottoman. Toutefois, cette reconnaissance, simplement formelle, ne sera jamais effective.
Après cette réussite diplomatique, le prestige politique de Khayr al-Din s’accroît et il est nommé Premier ministre en 1873. Cette position lui permettra de mener à bien de nombreuses réformes : allégement des procédures administratives, réorganisation du système du waqf [1], etc. Les réformes les plus importantes ont lieu dans le domaine éducatif puisqu’il réforme l’enseignement donné à la Mosquée Zaytuna [2], crée une bibliothèque publique, ainsi qu’une école moderne, la « Sadiqiyya » [3]. On y enseigne les langues (turc, français, arabe, italien) ainsi que les sciences modernes, en complément des traditionnels enseignements religieux.
Il faut également noter que Khayr al-Din a été un soutien important du Pacte fondamental, ou ahd al-aman, qui est promulgué en 1857 par le Bey de Tunis après l’affaire Sfez [4]. Ce Pacte aboutit à la promulgation d’une constitution en 1860, par une Commission dont Khayr al-Din fait partie. À chaque fois que l’idée d’un contrôle institutionnel du pouvoir émerge dans cette région et à cette époque, Khayr al-Din la soutient. Il tient en horreur toutes les formes de despotisme et soutient que l’existence de contrôles institutionnels est susceptible de les éviter.
Sa carrière politique n’est pourtant pas de tout repos puisque son rôle est de maintenir l’équilibre entre les puissances étrangères, afin qu’aucune ne prenne le dessus et ne colonise la Tunisie. Cette politique d’équilibre est malaisée et le conduira à perdre tous ses soutiens, y compris celui du Bey, qui le limoge en 1877. Il se rend alors à Constantinople, où il se met au service du sultan Abdulhamid pendant deux ans. Il y sera confronté aux mêmes difficultés qu’à Tunis et le sultan refuse les réformes qu’il propose avant de se débarrasser de lui en 1879. Khayr al-Din vit alors la fin de sa vie à Constantinople, loin des affaires politiques, et meurt en 1889
Après son premier échec auprès du sultan, alors qu’il est encore au service du Bey de Tunis, Khayr al-Din connaît une période de retrait de la vie politique, de 1864 à 1869. Ces années seront pour lui celles d’une intense création intellectuelle puisqu’elles donneront le jour à un traité sur le gouvernement resté célèbre. Cet ouvrage est publié pour la première fois à Tunis en 1867, sous le titre arabe Aqwam al-masalik fi ma‘rifat ahwal al-mamalik (La plus sûre direction pour connaître l’état des nations). L’introduction est publiée à part en France dans une traduction qui suscite beaucoup d’intérêt à l’époque : Réformes nécessaires aux Etats musulmans. Dans ce livre, il cherche à conceptualiser et à légitimer les réformes politiques qu’il a accomplies.
En tant que défenseur (et parfois initiateur) des « tanzimats », la question légale prend dans son argumentation une importance considérable compte tenu des adversaires qu’il affronte. Il se doit en effet de démontrer la compatibilité des réformes et de la loi islamique, ou Sharia, aux musulmans orthodoxes. Par ailleurs, il souligne les similitudes entre le principe islamique de shûra (délibération, consultation) et le débat parlementaire tel qu’il existe en Europe. Khayr al-Din élabore l’idée d’une genèse islamique du parlementarisme. Il utilise le principe islamique de maslaha [5] pour justifier l’emprunt aux institutions européennes. Contrairement à ce que semblent penser ses contemporains, le parlementarisme n’est pas opposé à l’islam selon lui.
Dans son argumentation, Khayr al-Din s’adresse principalement aux musulmans orthodoxes. Contrairement à Tahtawi, son objet n’est pas la nation mais la communauté des croyants, ou umma. Il insiste sur le fait que les réformes qu’il soutient visent à consolider la grandeur de l’islam et de la communauté islamique. Il entend montrer aux plus réticents que cette consolidation implique d’emprunter des idées et des institutions à l’Europe. Ceci est possible selon lui dans la mesure où le développement de l’Europe ne trouve pas son origine dans ses racines chrétiennes. En conséquence, adopter les causes du développement européen n’implique pas d’adopter la chrétienté. Il montre qu’il s’agirait en somme d’adopter l’équivalent moderne des institutions anciennes de l’antique umma. Il soutient ainsi l’idée de parlementarisme en montrant que le rôle des membres du Parlement sera le même que celui des oulémas dans l’Etat musulman : ce sont « ceux qui lient et détachent » (ahl al-hall wa’l-‘aqd). Il considère en outre que le rôle des oulémas doit être maintenu, à la condition que ces derniers fréquentent la classe politique et acceptent les changements. Il insiste sur le fait que la première obligation des oulémas est de prendre connaissance de la société par l’intermédiaire de faits et de chiffres précis, afin de pouvoir ajuster la loi en fonction du contexte auquel elle s’applique. Il souligne donc la nécessité de maintenir l’esprit de la loi islamique mais note qu’elle doit s’ajuster à la situation moderne.
Enfin, cet ouvrage est également l’occasion pour lui d’expliquer plus précisément la nature du contrôle institutionnel qu’il entend faire peser sur le pouvoir central. Khayr al-Din n’est pas favorable à une séparation des pouvoirs, mais il insiste sur la nécessité d’un contrôle du pouvoir musulman afin que celui-ci ne verse pas dans le despotisme.
L’expérience politique de Khayr al-Din aura donc nourri en profondeur sa pensée, et il ira sans doute plus loin que Tahtawi dans la formalisation intellectuelle des problèmes institutionnels qui se posent à cette époque. Cela tient sans doute à son implication directe dans la tenue des affaires publiques. Il était conscient des menaces que les puissances occidentales faisaient peser sur certaines régions de l’Empire ottoman et avait à cœur de maintenir l’indépendance de la Tunisie. L’autre point fondamental de sa pensée demeure sans doute la répulsion que provoque chez lui le despotisme, et celui-ci ne peut être évité que dans le cadre d’un contrôle institutionnel dont l’Europe moderne offre un exemple. Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une nouveauté radicale, et que les pays musulmans n’ont qu’à puiser dans leur tradition pour trouver dans la notion de shûra des racines permettant de justifier l’adoption du parlementarisme et du contrôle institutionnel. En ce sens, les questionnements de Khayr al-Din demeurent ceux de la pensée islamique traditionnelle, comme le note Albert Hourani [6] : il s’agit pour lui moins de savoir comment le peuple peut se gouverner lui-même que de se demander comment limiter les pouvoirs du souverain.
Bibliographie :
– Albert Hourani, Arabic thought in the liberal age 1798 – 1939, Cambridge University Press, 1983.
– Sadok Zmerli, Figures tunisiennes, éd. Nirvana, 2013.
– Cours de Samy Dorlian, « Histoire des idées politiques dans le monde arabe contemporain », ENS, 2011-2012.
Notes
[1] Le waqf est un don charitable d’un bien, fait à perpétuité. Il occupe une place fondamentale dans le droit islamique.
[2] La mosquée Zaytuna est la plus ancienne mosquée de Tunisie et est traditionnellement perçue comme le deuxième plus grand centre de savoir islamique après al-Azhar au Caire.
[3] La « Sadiqiyya » existe encore aujourd’hui sous le nom de « Collège Sadiki ».
[4] Sfez était un cocher juif accusé de blasphème et condamné à mort. Son cas illustre, selon les puissances occidentales, la situation difficile des minorités dans l’Empire ottoman. Le « Pacte fondamental » vise à établir une égalité de traitement devant le droit.
[5] Maslaha signifie « intérêt », et doit être compris au sens de « l’intérêt général ». Il peut être utilisé dans deux directions différentes : il peut justifier un changement institutionnel si les observateurs considèrent que les circonstances l’exigent, mais il peut également soutenir la position inverse et condamner un tel changement s’il est établi que les circonstances ne l’impliquaient pas. Tout dépend de l’appréciation du contexte.
[6] A. Hourani, Arabic thought in the liberal age, p. 94.
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