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Par Delphine Froment
Publié le 25/03/2013 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Kerak fort, Jordan, Middle East.

Rolf Richardson / Robert Harding Heritage / robertharding via AFP

Avant les Croisades

Si c’est au moment des Croisades que Kerak s’affirme comme un site particulièrement important, il n’est pas inconnu pour autant. La région semble en effet avoir été occupée depuis la période chalcolithique. Le nom de Kerak semble d’ailleurs être hérité des Moabites (qui l’appelaient « Qir ») et des Aramaïques (« Karkha »). Sous la période romaine puis byzantine, la région fait parfois office de centre administratif, voire bat sa propre monnaie. A la fin de l’Empire byzantin et durant la période islamique, la ville est entourée par un mur fortifié.

Au temps des Croisés : un site particulièrement stratégique et un château difficilement prenable

Les Croisés. Le site, tel qu’on le connait aujourd’hui, semble avoir été aménagé sous Foulques V d’Anjou, roi de Jérusalem, qui cherche à consolider le territoire conquis sous la période expansionniste de Baudouin Ier, premier roi de Jérusalem : il s’agit de protéger les voies de communication du royaume, et de pouvoir facilement encercler et neutraliser toute rébellion dans les territoires francs. Dès ses débuts, la ville croisée de Kerak est conçue à des fins purement géopolitiques.
C’est en 1142 que Payen Le Bouteiller, seigneur d’Outre-Jourdain de 1126 à 1148, entreprend la construction du château de Kerak pour y transférer son pouvoir (qui était jusque-là concentré au Krak de Montréal – aujourd’hui Chawbak). Ce nouveau site donne directement accès à la mer Morte puis à la Cisjordanie, où se trouve la ville sainte de Jérusalem, alors en possession des Croisés. Il permet donc un large contrôle sur l’ensemble de la région.
La construction du château dure de 1142 jusqu’aux années 1160 environ, sous le règne de Philippe de Milly. Il s’agit d’une impressionnante fortification (quoique simple) car elle bénéficie de beaucoup d’avantages naturels et semble difficilement prenable. Le château est construit sur un plateau triangulaire, et ses murs suivent tout le long d’une crête escarpée. C’est sur le côté nord du château que se trouve l’entrée, qui donne accès à la ville de Kerak : un fossé profond d’une trentaine de mètres séparait la ville du château, mais il a été comblé depuis. Les trois autres côtés (Sud, Est et Ouest) sont assez difficiles à atteindre, en raison des pentes très raides. Les défenses des Croisés peuvent particulièrement bien se voir du côté Est du château, dont le mur était renforcé par au moins trois tours et surplombait un glacis [2].

Vue des ruines de Kerak.
Crédits photo : Marielle Gouton

La figure la plus notable liée à l’histoire de Kerak est sans nul doute Renaud de Chatillon, qui épouse en 1176 Etiennette de Milly, la « dame du Crac », héritière du seigneur d’Outre-Jourdain Philippe de Milly. Ainsi, en 1177, la seigneurie et Kerak entrent en sa possession. Or, Renaud de Chatillon est connu pour avoir particulièrement provoqué les Musulmans, menant des expéditions sur la Mer Rouge ou contre La Mecque. Kerak devient donc une cible de choix pour les Musulmans : le château sera assiégé trois fois dans les années 1180. La première fois, en octobre 1183, Saladin assiège le château, mais en décembre, l’armée royale de Jérusalem intervient pour défendre Kerak, obligeant les assaillants à battre en retraite. En juillet 1184, les Musulmans entreprennent un nouveau siège, qui échoue à nouveau, car les défenseurs ont pu construire d’efficaces engins de siège durant l’hiver : Saladin, qui décide alors de concentrer son armée sur le côté nord du château, doit à nouveau abandonner car l’armée royale menace à nouveau de venir en aide à Renaud de Chatillon. Le dernier siège, mené par le neveu de Saladin, Sa’d al-Din, en mars 1188, sera cette fois-ci couronné de succès : en effet, bien que la défense tienne, la lourde défaite de l’armée royale à Hattin en 1187 (où Renaud de Chatillon est tué) ne laisse plus aucun espoir aux soldats de Kerak d’être secourus ; la famine les force finalement à capituler en octobre-novembre 1188, et la légende raconte que les Musulmans auraient laisser la liberté aux vaincus, tant ceux-là avaient fait preuve de courage et de bravoure. Ainsi, après la capitulation des Croisés, Kerak devient ayyoubide.

Les Ayyoubides. En 1192, les territoires d’Egypte et de Syrie sont divisés entre les membres de la famille ayyoubide de Saladin. Le frère de ce dernier, Al-‘Adil, reçoit une partie du territoire jordanien actuel, et où Kerak joue un rôle économique et stratégique important. Ainsi, la ville accueille une garnison, et devient un lieu de stockage (du trésor par exemple).
L’importance stratégique de Kerak se perçoit particulièrement bien en 1218-1219 quand, suite à la prise du port égyptien de Damiette par les Croisés [3], les Ayyoubides leur proposent d’échanger le port de Damiette contre une trêve de trente ans et les anciens territoires du royaume latin (dont Jérusalem), à l’exception des châteaux de Kerak et de Chawbak : or, les Croisés refusent l’offre, notamment parce que Kerak ne leur est pas rendu. Et les Musulmans, de leur côté, ne souhaitent pas voir le château-fort tomber entre les mains de leurs ennemis, car cela signifierait que la Syrie et l’Egypte seraient à nouveau séparées par la Jordanie.
Durant la période ayyoubide, Kerak est d’abord sous le contrôle de Damas, mais sous ad-Nasir Da’ûd, la ville devient une principauté presque autonome. Même si elle jouit d’une situation économique avantageuse, elle ne peut pas rivaliser avec le pouvoir de Damas ou du Caire. Et c’est sans jouer de rôle vraiment particulier qu’elle traverse, comme le reste de la région, les bouleversements que connaissent les Ayyoubides entre 1249 et 1263, lorsque Kerak est prise par le sultan mamelouk Baybars.

Kerak au sein du sultanat mamelouk

Durant la période mamelouke, et particulièrement sous l’impulsion du sultan Baybars, Kerak a un rôle particulièrement important pour la lutte contre les croisés : à partir de 1263, le sultan mène une vaste campagne militaire pour reprendre ou détruire les sites croisés. Il cherche également à sécuriser la route du pèlerinage au sud de la Jordanie, Kerak constituant un point de passage important vers La Mecque. En 1276, Baybars s’y rend pour régler un début de rébellion.
Par ailleurs, Kerak garde une certaine importance : chambre du trésor des Mamelouks et entrepôt des rendements et des moissons, elle sert également de prison « dorée » pour les disgraciés du pouvoir.
Si par la suite la ville perd un peu de son importance (car elle est progressivement marginalisée des régions syriennes par rapport à la vie politique syrienne), elle reste malgré tout importante dans les stratégies d’ascension sociale et politique : par exemple, beaucoup de nayebs [4] ont d’abord été au pouvoir à Kerak, et ont ainsi pu accéder à un rang élevé en Syrie ou en Egypte.
A noter, enfin, que les tribus de Kerak accèdent à un rôle politique de plus en plus important sous les Mamelouks, tant les sultans ont tissé des liens forts avec elles (à partir du règne de An-Nasir Muhammad au début du XIVe siècle) et leur font confiance pour protéger le château de Kerak.

La période ottomane : une ville laissée à elle-même

Suite à l’effondrement du pouvoir mamelouk au début du XVIe siècle, et à l’arrivée des Ottomans, Kerak est de plus en plus en marge du nouvel empire. A cet égard, le parcours du pèlerinage vers La Mecque est dévié : il ne passe plus par Kerak, mais plus à l’est, par ce qui deviendra plus tard la voie ferrée du Hedjaz. Cela diminue l’importance de cette aire géographique, et explique que Kerak ait pu connaitre une certaine indépendance de la moitié du XVIe siècle à 1893.
En effet, à la fin du règne de Soliman le Magnifique (1494-1566), la puissante tribu des Tamimiyya à Kerak se rebelle contre le pouvoir ottoman. Après l’échec des négociations entreprises par les Ottomans, la ville est laissée à elle-même pour une longue durée ; en effet, si quelques expéditions punitives sont à noter en 1678-1679 et 1710-1711, les Ottomans ne reprennent pas pour autant le pouvoir.
Ainsi, jusqu’en 1893, l’histoire de Kerak est essentiellement une histoire tribale et de luttes intestines pour le pouvoir. A partir de la fin du XVIIe siècle, la ville est dominée par la famille de marchands des Majali, qui s’allie à différentes tribus (Bani Sakhr, Bani Hamida et Hijaya) pour mieux s’imposer aux autres (les ‘Amr notamment), avant de s’aliéner ses alliées puis de les chasser de la région les unes après les autres. Ces rivalités pour le pouvoir politique et ces jeux d’alliances temporaires très complexes mènent à une violente période dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Ces conditions politiques aident finalement les Ottomans à reprendre le pouvoir. En effet, en 1892, un des fils du chef des Majali est tué par les Bani Sakhr : les Majali souhaitent alors riposter, profitant du fait que les Bani Sakhr sont attaqués par une autre tribu (les Ruwala, du désert syrien) ; mais les Bani Sakhr, se sentant piégés, appellent les Ottomans pour les secourir. Ainsi, ces derniers s’imposent dans la région : ils mettent notamment en place une administration, des écoles, un hôpital militaire, une garnison de 2 000 hommes et de 200 cavaliers.
Néanmoins, les tribus continuent de contester sporadiquement le pouvoir central : par exemple, en 1910, elles se révoltent contre les taxations, la conscription et les restrictions pour utiliser des armes à feu. Cette rébellion échoue, mais connait rapidement une amnistie lorsque, en 1911, l’Empire ottoman entre en guerre contre l’Italie.

De la Révolte arabe à aujourd’hui

Durant la Première Guerre mondiale, la ville de Kerak ne joue pas de rôle particulier. Très peu de Keraki [5] participent à la Révolte arabe contre les Ottomans (1916-1918) ; au contraire, ils soutiennent plutôt l’Empire et se mobilisent dans les forces ottomanes.
La suite de l’histoire de Kerak est assez commune aux autres villes ou régions de Jordanie : intégrée à l’Emirat de Transjordanie, il est d’abord difficile d’y affirmer le pouvoir, mais l’ordre est finalement établi ; force est cependant de constater que les contestations tribales cessent à la fin des années 1920, avant même l’action de John Bagot Glubb, qui a été si déterminante dans d’autres secteurs. L’entre-deux-guerres voit ainsi la sédentarisation de la plupart des tribus.
Pendant l’Emirat, la politique locale change peu de celle qui avait été mise en place par les Ottomans, et Kerak est à nouveau à la périphérie de la Transjordanie : le fait qu’il n’y ait aucune manifestation antisioniste (contrairement à Irbid par exemple) semble attester de la faible implication de la ville dans les enjeux politiques et géopolitiques du pays ou du Moyen-Orient.
Après 1948 et la création du royaume hachémite, Kerak est de mieux en mieux intégrée au gouvernement central. Les Kerakis sont d’ardents défenseurs de la dynastie, et beaucoup des Majalis et des autres tribus servent dans la Légion arabe. De même, Hazza’ Al-Majaly (« le Majali ») est nommé plusieurs fois Premier ministre (avant d’être assassiné en 1960), et Habis Pasha Al-Majaly est commandant en chef de l’armée pendant la guerre des Six Jours (1967), puis devient ministre de la Défense.
Aujourd’hui, Kerak est une ville moyenne, la 7ème du pays : en 2010, elle comptait 68 000 habitants, contre 2 millions pour la capitale jordanienne Amman, et 650 000 pour Irbid. Elle est la capitale du gouvernorat de Kerak, 6ème en population.
Le château de Kerak est désormais le principal témoignage du prestigieux passé de la ville, où se mêlent les traces des différentes cultures (Croisés, arabes…) qui s’y sont succédées.

Bibliographie :
 Muhammad ‘Adnan al-Bahit, Das Königreich von al-Karak in der mamlukischen Zeit (traduit de l’arabe en allemand par Alexander Scheidt), Frankfurt am Main, New York, Peter Lang, 1993, 288 pages.
 Peter Gubser, Politics and change in Al-Karak, Jordan : a study of a small Arab town and its district, Londres, New-York, Oxford University Press, 1973, 189 pages.
 Hugh Kennedy, Crusader Castles, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 1994, 221 pages.
 Marcus Milwright, The fortress of the raven : Karak in the Middle Islamic period, 1100-1650, Leiden, Boston (Mass.), Brill, 2008, 445 pages.

Publié le 25/03/2013


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


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