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Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomès, Le Printemps des Arabes

Par Valentin Germain
Publié le 22/07/2013 • modifié le 29/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Une approche chronologique des révolutions

Déroulant de manière chronologique les révoltes dans les différents pays, l’ouvrage débute par le sacrifice de Mohammed Bouazizi en Tunisie, plaçant dès les premières pages le souffle de la lutte sous le symbole de l’individu. Présentant de manière simple et didactique les origines de la contestation dans chacun des pays, Le Printemps des Arabes rappelle l’injustice qui frappe le vendeur à la sauvette de 26 ans et la contestation qui s’en suit jusqu’au départ du président Ben Ali.

Pour les événements en Egypte, Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomès développent le souffle révolutionnaire des manifestants de la place Tahrir. Ils mettent également en lumière les variétés de revendications et le fait que pour certains, la récupération par le Conseil Supérieur des Forces Armées (CSFA) a été vécu comme une confiscation de la révolution. Alors qu’ils chantaient les louanges du CSFA auparavant, certains manifestants exigent par la suite la chute du Maréchal Tantaoui. Cette fois-ci, c’est le destin du dentiste Ahmed Harara qui est présenté, ce dernier perdant la vue au cours des manifestations de 2011.

Concernant le Yémen, les deux auteurs évoquent le climat particulier du pays, partagé par des rivalités tribales et claniques ainsi que par de violentes et récurrentes vendettas. Le chapitre se focalise sur la délégation des paysans de Jahachine, militants non-violents convaincus et insère leur combat dans les révoltes qui conduisent le président Saleh à quitter le pouvoir.

La Syrie occupe une place majeure dans l’ouvrage, en raison de la longueur du conflit et des différents moments de la contestation, passant d’une opposition politique à une division du pays et à une véritable guerre civile. Dans un premiers temps, les auteurs présentent le contexte des manifestations avant de se pencher sur les destins de Ghyath Matar et de Fadwa Suleiman. Le premier est un pacifiste de 26 ans, qui s’oppose au régime de Bachar al-Assad à travers des actions non-violentes. Il est arrêté par les services de renseignement de l’armée de l’air, torturé et exécuté. Fadwa Suleiman est une actrice de théâtre et de cinéma alaouite. Considérée comme traîtresse à sa communauté, elle est obligée de quitter Damas pour Homs où elle multiplie les apparitions médiatiques avant d’entrer en clandestinité.

Le chapitre sur la Libye oppose les figures du colonel Kadhafi qui déchaîne une répression contre les contestataires et celle de Mahdi Zeyo. Ce dernier, cadre d’une société d’exploitation pétrolière décide du jour au lendemain de donner sa vie pour la liberté. Il charge sa voiture d’explosif et va s’encastrer dans la caserne de la katiba (brigade) al Fadil, qui réprime toute action des insurgés, ce qui permet à Benghazi de se libérer peu à peu.

En traitant du Bahreïn, Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomès soulignent l’importance de la contestation. Ainsi, le 25 février 2011, un citoyen sur dix descend dans les rues pour une manifestation d’unité nationale. Alors que le roi prône l’apaisement, le Premier ministre joue sur les craintes d’une implication iranienne auprès de la population chiite et en appelle à une intervention de l’Arabie saoudite. Cette dernière envoie des troupes qui aident les forces nationales à repousser les manifestants. La place de la Perle, lieu central de la contestation, voit son monument, devenu un symbole des contestations, détruit. Le Bahreïn est donc le premier Etat à connaitre une contre-révolution victorieuse.

L’ouvrage s’attarde également sur le ressenti de ce Printemps des peuples sur la bande de Gaza et met en perspective les aspirations politiques des peuples arabes avec les volontés d’indépendance et la soif de découverte des jeunes gazaouis, pris en étau entre le régime israélien et les divergences idéologiques du Hamas et du Fatah. Le chapitre suit ainsi les tribulations d’un groupe de rappeurs locaux et rappelle la disparition de l’activiste et pacifiste italien Vittorio Arrigoni.

Le Maroc est représenté à travers l’expérience du Mouvement du 20 février et un de ses leaders, Oussama Khlifi, fils de policier. S’opposant à la corruption de la classe politique et à la mainmise du Makhzen sur le pays, ce dernier lance depuis internet un appel à la contestation. Le mouvement occupe suffisamment les esprits pour que le roi y réponde par un discours puis par la mise en place d’une nouvelle constitution. Les législatives de novembre 2011 voient finalement l’élection des islamistes du Parti de la Justice et du Développement. Pour le Mouvement du 20 février, les manifestations ont permis au pays d’entamer une vague de réformes, tout en évitant des troubles révolutionnaires comme ailleurs.

Dans les chapitres suivant, Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomès reviennent sur les pays connaissant des conflits armés, la Syrie et la Libye. L’ouvrage met ainsi en image la chute et la mort de Kadhafi ainsi que différents activistes de la cause syrienne comme Danny Abdel Dayem, Mazhar Tayyara, Rami al-Sayed, ou les étudiants Chadi et Tawfik, soulignant l’enlisement du pays dans la guerre civile.

En présentant les parcours d’individu, les deux auteurs traitent aussi des opposants accédant au pouvoir, comme Hamadi Jebali. Militant islamiste emprisonné dans les années 1990, il soutient la légalisation du parti Ennahda après la chute de Ben Ali, avant de devenir le Premier ministre de la Tunisie après les élections. Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomès déploient également un large spectre dans leur analyse, évoquant ainsi les militants politiques mais également les acteurs de la société civile ou plus simplement les supporters de football. Revenant sur l’Egypte, ils s’attardent ainsi sur des ultras du club du Caire, Al Ahly, et mettent en lumière l’engagement de ces supporters dans la révolution de 2011. L’engagement est tel qu’après l’arrivée au pouvoir du CSFA, les militaires s’inquiètent du poids de ces groupes, ce qui débouche sur les événements de Port Saïd où 74 personnes meurent dans le stade de Port-Saïd.

Concernant l’Arabie saoudite, nous est présenté le destin de Hamza Kashgari, accusé de blasphème pour avoir imaginé un dialogue accusateur avec le Prophète Mohammed sur son compte twitter. Essayant de rejoindre la Nouvelle Zélande pour échapper à une arrestation, il est rattrapé en Malaisie et incarcéré à Riyad en attente d’un jugement. L’Algérie, quant à elle, est abordée à travers l’oasis de Laghouat et de ses bidonvilles où des chômeurs ont protesté en janvier 2012 avant d’être réprimés par la police.

Le dernier chapitre est peut-être le plus intéressant car il expose avec clarté à quel point ces révolutions ont été celles des arabes. Intitulé « La fin des complots », ce chapitre analyse le sentiment général qui peut parcourir le monde arabe en insistant sur la place de la psychose du complot et des théories de la conspiration. Pour certains, le 11 septembre, les chutes de Kadhafi, de Saddam Hussein ou de Ben Ali sont uniquement des événements décidés en amont par, au choix, les services secrets américains ou le Mossad. Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomès, au contraire, défendent la place de l’individu et son implication dans les révoltes. Ce facteur est renforcé par l’accent mis sur la continuation des protestations, en Egypte contre Morsi ou en Tunisie contre Ennahda.

Une mise en perspective des révoltes

En résumant toutes les contestations, pays par pays, de manière chronologique, les deux auteurs mettent en perspectives ces événements. Cela permet de voir les liens qui agitent les protestations entre elles. Ainsi, les slogans se partagent et se transmettent, changeant juste le nom du dictateur : « Le peuple veut la chute du régime », « Dégage », « Le peuple et l’armée, unis comme les doigts de la main », « Egypte et Tunisie [ou Libye, Syrie, Palestine], unis comme les doigts de la main », etc.

Les lieux dans lesquels se déroulent la révolution sont marquants dans cet ouvrage. Que ce soit la place Tahrir au Caire, la place de la Perle à Manama, la place du 7 novembre de Tunis (devenue place Mohammed Bouazizi), la place de la Résistance à Laghouat, ou la place Tahrir de Sanaa, les manifestants ont usé des mêmes mécanismes de la contestation, en occupant les lieux et en installant leurs tentes dans l’espace public.

Cet ouvrage, que l’on peut considérer comme étant un ouvrage d’analyse classique, a le mérite d’informer et d’intéresser par sa facture moins académique, plus didactique et surtout plus dramatique. En effet, en s’alliant au talent de Cyrille Pomès, Jean-Pierre Filiu savait le potentiel narratif qui allait ressortir du Printemps des Arabes. Les dessins sont très graphiques, occupent toute la page sans se restreindre à une case. Véritables scènes de cinéma, certaines planches sont parcourues par un souffle épique qui rend honneur aux protestations. La mise en couleur joue également un rôle important : les tons de gris et d’ocre, avec ces touches de rouge et de bleu évoquent cette aube nouvelle qui se lève pour les peuples insurgés.

Très agréable à lire, avec un certain sens du suspens et du coup de théâtre même si on connait déjà l’histoire (ou l’Histoire, c’est selon), l’ouvrage est surtout passionnant pour son attachement à ses personnages. Au contraire de ceux qui verraient la main d’une diplomatie internationale occulte à l’œuvre dans ces révoltes, un hommage est ici rendu à tous ces anonymes qui se sont battus et sont morts pour la liberté, à ceux qui se cachent encore en Syrie, à ceux qui ont amené le changement au Maroc, en Algérie, à Bahreïn ou au Yémen et à ceux qui font désormais la politique en Tunisie, en Egypte ou en Libye.

Jean-Pierre Filiu et Cyrille Pomès, Le Printemps des Arabes, Futuropolis, Paris, 2013.

Publié le 22/07/2013


Valentin Germain est actuellement étudiant au Magistère de Relations Internationales et Action à l’Etranger de l’université Paris 1. Après avoir grandi au Maroc, il a étudié à Paris, notamment avec Nadine Picaudou, Pierre Vermeren et Khadija Mohsen-Finan. Passionné par le monde arabe et la Méditerranée, il a voyagé et vécu en Egypte, en Turquie et au Liban.


 


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