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Jacques Frémeaux, La Question d’Orient

Par Clément Pellegrin
Publié le 13/03/2015 • modifié le 27/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Pour Jacques Frémeaux, bien que cet Orient soit divisé et en proie à des rivalités, il n’en constitue pas moins une région aux contours bien définis. La notion d’Orient renvoie certes à une diversité culturelle, ethnique, linguistique, religieuse mais aussi à un certain nombre d’éléments d’unité. Pendant longtemps, des similitudes ont existé au travers de régimes politiques impériaux, de structures sociales comparables (famille, tribu), sans écarter également le fait que l’Orient s’est aussi construit par sa rencontre avec l’extérieur. Ainsi, la diversité religieuse existe en son sein, certes, mais les Églises d’Occident ont toujours considéré (parfois avec condescendance ou mépris) les rites chrétiens comme fondamentalement orientaux, donc distincts. Pareillement, les chrétiens présents en Orient ne se percevaient, ni n’étaient perçus comme des Occidentaux perdus dans les vastes espaces musulmans.

Ainsi, après un retour historique [1], Jacques Frémeaux esquisse un état des lieux en 1770 [2]. La « Question d’Orient » ne saurait en outre exister sans les ressorts intellectuels qui la sous-tendent au cours du XIXème siècle [3]. Durant cette période, la rivalité entre les grandes puissances européennes pour le contrôle de la région est à son paroxysme [4], tandis que le nationalisme achève de disloquer les Empires orientaux [5]. Enfin, la « question d’Orient » trouve une certaine continuité dans l’histoire contemporaine [6].

Des lignes anciennes et mouvantes : Orient et Occident entre contacts et répulsion

Ces deux termes sont des héritages de l’Antiquité, qui a vu se dessiner une fracture entre Orient et Occident. En premier lieu, elle s’est matérialisée au travers de la confrontation entre les Grecs et les Perses, hautement illustrée par les campagnes asiatiques d’Alexandre le Grand (IVème siècle av. JC). Mais par là même, les Grecs sont devenus un peuple oriental. La ligne de fracture glisse alors entre Grecs et Latins, bien qu’Enée, le mythique fondateur de Rome, soit originaire de Troie en Asie Mineure. Au cours des premiers siècles après J.C., l’antagonisme s’approfondit entre un Empire romain latin sur la voie du catholicisme et un Empire byzantin grec orthodoxe, jusqu’au Grand Schisme de 1054 qui aboutit à la séparation des Églises d’Orient et d’Occident. Jacques Frémeaux rappelle à juste titre que l’expression « Occident [Latin] » est née à cette époque à Byzance. La fracture n’est pas seulement religieuse, elle est également politique. L’Empire byzantin a été en contact avec des partenaires ou des ennemis longtemps ignorés par les peuples d’Europe occidentale. La structure politique impériale aurait ainsi fortement influencé les premiers empires musulmans (califat omeyyade entre 661 et 750, puis abbasside de 750 à 1258), notamment dans l’absolutisme du calife. Ce sont sur d’anciennes terres grecques que « se construit l’aire de civilisation arabe qui s’édifie à partir de la fin du VIIème siècle dans les vieux pays du Croissant Fertile, de l’Égypte à la Mésopotamie » (page 11).

Les années 1770 et l’origine de la « Question d’Orient »

La date de 1774 constitue une rupture puisque l’Empire ottoman se voit imposer le traité de paix de Kutchuk Kanardjia en faveur de la Russie. Une partie de ses territoires européens sont perdus ou passent sous influence russe.

Cet événement s’inscrit dans un cadre plus global de véritable compétition entre les États d’Europe occidentale, qui se trouvent au début de leur révolution industrielle, et les Empires d’Orient qui amorcent un lent déclin. Le lent mouvement d’entrée de l’Europe dans la modernité va amener ses États à s’affronter, parfois sur le terrain oriental, qui se transforme peu à peu en un territoire sur lequel il s’agit d’établir soit une zone d’influence, soit une administration directe, dans les deux cas au détriment des Empires orientaux.

Cinq grands États européens sont prépondérants dans cette seconde moitié du XVIIIème siècle : la Russie et l’Autriche, en contact frontalier direct avec l’Empire ottoman, sont motivées par l’annexion de nouveaux territoires et l’augmentation de leur population ; la France et la Grande-Bretagne sont présentes en Méditerranée et attirées par l’Orient pour des raisons mercantilistes ; la Prusse enfin, guère concernée pour le moment, s’étend vers les terres slaves. Tous ces pays, en premier lieu la Grande-Bretagne, commencent à bénéficier des progrès techniques et leur expansion, qu’elle soit continentale ou maritime, soutenue par l’innovation et une idéologie politique mercantiliste.

Les Empires orientaux se trouvent déjà en décalage et en perte de vitesse : la transmission des innovations est très freinée, l’imprimerie est absente jusqu’au milieu du XIXème siècle, les structures étatiques ne permettent pas la mobilisation de moyens matériels et humains pour faire face à la montée en puissance des Européens. Ce retard ne pourra jamais être comblé, en dépit de notables efforts de modernisation économique et politique de l’Empire ottoman au cours du XIXème siècle.

Les ressorts intellectuels

Ce fossé a été en outre à l’origine d’une compréhension culturaliste de l’Orient. Son immobilisme a pu être assimilé, non sans fondement il est vrai, au poids des traditions, et notamment de la religion. Jacques Frémeaux met le doigt ici sur le fait qu’assez paradoxalement, les grands orientalistes du XIXème siècle (à l’instar d’un Ernest Renan en France) ont fait montre d’une fascination teinté de respect pour l’islam, tout en le déclarant fondamentalement hostile au progrès scientifique, et partant, à la modernité politique. On néglige également bien souvent, au sein d’une histoire occidentalo-centrée, voire franco-française, l’apport décisif qu’a eu le mouvement intellectuel arabe de la Nahda. Celui-ci s’est voulu une réponse au déclin des grands empires orientaux. A l’instar des orientalistes occidentaux, les penseurs orientaux cherchent à appréhender les causes du retrait. La principale différence est en ce qu’ils font la part entre une compréhension de l’islam qui effectivement, peut contribuer à l’immobilisme, et le potentiel mobilisateur d’une compréhension renouvelée. Prenant appui sur les travaux de théologiens, philosophes et scientifiques arabes du Moyen-Age, Jamal al Din al-Afghani souhaite démontrer la compatibilité de l’islam et de la science. Il appelle de ses vœux une revification de la société par le biais d’une réforme de l’islam. Ce modernisme islamique prôné par al-Afghani est repris et amplifié par des noms comme Muhammad ’Abduh ou Rachid Rida, qui ont contribué par leurs écrits et leurs actions à l’émergence de nouveaux mouvements qui ont eux-mêmes joué un rôle dans les reconfigurations politiques et sociales de l’après-Empire ottoman.

A chaque État européen sa « Question d’Orient », à chaque époque sa réponse

Toutefois, il faut se garder de considérer l’avancée européenne en Orient comme d’un seul bloc. Les raisons qui poussent la Russie à affronter l’Empire ottoman ou à s’étendre en Asie centrale sont radicalement différentes des motivations britanniques à établir une hégémonie navale en Méditerranée. Ces intérêts divergents ont entretenus une rivalité anglo-russe, que Jacques Frémeaux appelle le « Grand Jeu », dans lequel s’affrontent la nécessité pour les Britanniques de sécuriser les Indes et leur accès et les aspirations nationalistes russes qui poussent les tsars en même temps plus à l’est et vers Constantinople, le berceau de la chrétienté orthodoxe. Britanniques et Russes se sont ainsi vus engagés dans une rivalité politique, diplomatique et parfois militaire et économique, en Afghanistan, en Perse, et surtout dans la région des Détroits, passe stratégique entre la Mer Noire et la Méditerranée, à l’embouchure de laquelle se trouve Constantinople.

Dès lors, les efforts des Britanniques, qui voyaient dans la Russie la menace principale à leurs intérêts indiens, ont porté sur la sauvegarde de l’Empire ottoman en déclin. La question des détroits, devenue essentielle après l’indépendance de la Grèce (1830), conduit les Britanniques à surveiller étroitement la sortie des provinces balkaniques du giron de la Sublime Porte.

Toutefois, la sauvegarde de l’Empire ottoman est loin de signifier respect de son intégrité. L’extension du système des « capitulations » aux sujets chrétiens du Sultan à partir de la seconde moitié du XIXème siècle constitue l’exemple emblématique d’une concession de souveraineté. Les États européens ont pris place également dans l’économie de la Sublime Porte : bientôt ruiné, l’Empire doit faire appel à des créanciers britanniques et français, en échange d’un contrôle de sa dette et de son émission monétaire par des agents franco-britanniques. Dans le même temps, l’Empire fait l’objet d’une compétition dans l’attribution de concessions de chemin de fer. Les Britanniques là encore ont l’œil sur le projet prussien, puis allemand, de Bagdagbahn, une ligne de chemin de fer qui relierait le Reich à l’Orient via l’Anatolie.

Ce n’est qu’à partir de la Première Guerre mondiale que la Grande-Bretagne et la France renoncent à soutenir plus longtemps l’Empire ottoman. La Russie est occupée par la guerre civile qui fait rage à la suite de la Révolution d’Octobre 1917. Les Britanniques, après une période d’hésitation, se sont largement ralliés au canal de Suez comme route principale pour accéder aux Indes. Cela les a d’ailleurs conduit à prendre en main, à contrecœur et officieusement, l’administration du pays en 1882. La Grande-Bretagne ne souhaitait pas tant jouer un rôle politique direct au Moyen-Orient que de sécuriser l’accès aux Indes. Les mandats sur la Palestine et l’Irak, notamment le premier, ont illustré la frilosité, puis la difficulté des Britanniques à administrer politiquement des territoires alors soumis à de fortes tensions locales.

Les nationalismes

Cette période est également celle de l’émergence des nations comme nouvelle identité : soit qu’elle soit considérée comme une adhésion à des valeurs, à un programme d’avenir, bref à un esprit commun, à l’instar de la France ; ou bien qu’elle se pose comme réunion de peuples partageant la même langue, à l’instar de l’Allemagne. En Orient, le nationalisme arrive au tournant du XIXème siècle, sans se substituer pour autant aux anciennes formes d’allégeance. Le premier nationalisme des Kurdes et des Arabes peut se lire comme une adhésion renouvelée à l’Empire ottoman et au respect du Sultan. Ce mouvement est toutefois battu en brèche rapidement, d’abord par les actions des derniers Sultans ottomans (notamment Abdülhamid II, dit le « Sultan rouge » après les massacres arméniens de 1894). Le nationalisme sert ensuite d’instrument de division davantage que de réunion. Il se superpose aux anciennes identités, familiales, tribales, religieuses, ethniques, qui ne disparaissent pas pour autant. Les régimes arabes nouvellement indépendants en mesurent la puissance mobilisatrice : le panarabisme et le panislamisme n’ont aucun mal à coexister chez le Nasser de la fin des années 1960-1970.

Les prolongements contemporains de la « Question d’Orient »

Il paraît essentiel, pour Jacques Frémeaux, de lier les événements qui ont découlé de la dislocation des derniers Empires orientaux (ottoman et perse), les indépendances, et les stratégies du « Grand Jeu » qui se sont poursuivies avec des acteurs différents : les États-Unis, isolationnistes durant la Première Guerre mondiale, anticolonialistes à l’issue de la deuxième, hostiles au projet sioniste, ont finalement remplacé la Grande-Bretagne en terme de présence militaire et diplomatique dans la région. A la Russie des Tsars s’est substitué l’URSS. Le « Grand Jeu » a pu continuer sous les traits de la Guerre Froide.
Cette continuité qu’établit l’étude de Jacques Frémeaux grâce à une histoire sur le temps long et un vaste espace géographique s’appuie sur des faits contemporains : la référence religieuse reste dans l’équation du choix du ralliement ou non à la mondialisation et à ses différentes facettes ; des groupes violents s’insurgent contre l’ordre politique mondial qui reproduit selon eux les anciens systèmes de domination ; les frontières dessinées en Orient durant la première moitié du XXème siècle n’ont pas évolué (d’ailleurs, l’Etat islamique en Irak et au Levant réclame « l’abolition des accords Sykes-Picot », qui ont précédé au découpage de ce que l’on appelle aujourd’hui le Moyen-Orient), malgré les rejets et tensions que nous rappellent régulièrement l’actualité ; un certain « orientalisme » présent au sein des élites américaines, qui aboutit à des propositions politiques inédites pour la région : le projet de « Grand Moyen-Orient » de G.W. Bush Jr., ou bien les mesures de « Nation Building » en Irak et en Afghanistan. Jacques Frémeaux y voit là le signe d’une persistance de la « Question d’Orient », car la région cristallise plus que jamais des enjeux économiques et géographiques d’envergure mondiale.

En résumé, la définition de la « Question d’Orient » que l’on peut esquisser à partir du travail de Jacques Frémeaux renvoie à cette région des Balkans à l’Inde dans laquelle les grandes puissances mondiales sont amenées à intervenir depuis les années 1770. Elles y jouent un rôle éminemment politique et économique, parfois volontiers, parfois avec réticence, très souvent par nécessité. Aujourd’hui plus que jamais, la région est un, sinon le pivot de la mondialisation car elle concentre une partie non négligeable des ressources mondiales d’hydrocarbures, qui elles-mêmes empruntent le détroit d’Ormuz, devenu en ce sens bien plus stratégique que le canal de Suez.

Jacques Frémeaux, La Question d’Orient, Paris, Fayard, 2014, 614 p.

Publié le 13/03/2015


Clément Pellegrin est étudiant à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon, en Master Coopération et Développement au Maghreb et au Moyen-Orient.
Après avoir obtenu une licence en sciences politiques et histoire du Proche-Orient à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, il a réalisé un mémoire sur la guerre civile libanaise au travers du cinéma documentaire.


 


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