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Israël : la démocratie en péril ? Partie 1 : Aux racines de « l’Etat juif »

Par Ines Gil
Publié le 23/10/2019 • modifié le 29/10/2019 • Durée de lecture : 9 minutes

This picture taken on October 3, 2019 shows Israeli flags flying outside the Knesset (Israeli parliament) headquarters in Jerusalem.

EMMANUEL DUNAND / AFP

Un bon « score » sur l’indice de démocratie mais de fortes contradictions

Israël est classé 30 ème sur 167 pays dans l’indice de démocratie publié chaque année par The Economist Group (2). Placé juste derrière la France, et avant la Belgique, l’Etat hébreu obtient un score de 7,79 (sur 10) pour l’année 2018. Avec cette « note » honorable, la meilleure de la région moyen-orientale, il fait partie du quart des Etats les plus démocratiques au monde. Ces bons résultats s’expliquent par l’organisation d’élections libres, la pluralité des partis politiques comme des médias et la vitalité de son système parlementaire. L’Etat hébreu est doté de lois fondamentales, et n’a pas de Constitution. Mais une Constitution n’est pas nécessaire pour définir un État comme démocratique (3). Selon Alain Dieckhoff, chercheur au CERI de Sciences Po, « l’État d’Israël a fonctionné de façon démocratique depuis sa création et les consultations électorales y ont été nombreuses ». C’est peu dire, car rien que pour l’année 2019, le pays a connu deux élections législatives. Et il pourrait en connaître une troisième dans quelques mois. Le lundi 21 octobre, Benyamin Netanyahou a annoncé son échec à former un gouvernement. Son rival, Benny Gantz, n’a pas beaucoup plus de chance de former une coalition. Le pays pourrait donc être renvoyé vers un nouveau scrutin. Si l’indicateur de The Economist Group ne prenait en compte que le processus électoral pour mesurer la qualité de la démocratie israélienne, l’Etat hébreu serait en tête, côte à côte avec les pays scandinaves. Cependant, avec une note de 7,79 - en dessous de 8 - Israël n’est pas considéré comme une « full democracy », soit une démocratie totale. D’autres critères font chuter le « score » de la démocratie israélienne, comme l’hégémonie du Grand Rabbinat dans le pays, ou le traitement des populations arabes en Israël et dans les Territoires palestiniens. Face à ce constat, divers experts définissent Israël comme une « démocratie illibérale à haute efficience ».

Selon Alain Dieckhoff, « Israël est une démocratie d’un genre particulier où la souveraineté politique appartient à l’ensemble des citoyens mais où l’État est lié institutionnellement à la nation juive ». Pour le chercheur, « Israël peut donc être défini de façon adéquate comme une démocratie ethnique » (4).

Une « démocratie ethnique » ?

Le milieu scientifique a toujours constitué un terrain privilégié pour les discussions passionnées sur la nature du régime israélien. Pour certains chercheurs, l’Etat hébreu est une démocratie libérale avec certaines imperfections et déviations (Neuberger) (5). Pour d’autres, Israël présente de nombreux caractères d’une démocratie consociative (Lijphart) (6). Les chercheurs Rouhana et Ghanem considèrent au contraire que l’Etat hébreu tend vers un régime « ethnique et non démocratique ». Selon eux, il ne peut être considéré comme une démocratie, car il n’assure pas le traitement égal pour l’ensemble de ses citoyens. Parmi ces débats scientifiques, la thèse de Sammy Smooha s’est imposée comme une référence pour définir le caractère du régime israélien. Pour le sociologue, Professeur à l’Université de Haïfa, « en proclamant qu’il est à la fois une démocratie et un Etat juif (7), Israël admet qu’il est une démocratie ethnique » (8). La nature du régime israélien s’est imposée dès la création d’Israël, avec l’affirmation du caractère juif de l’Etat, et avec la mise à l’écart des populations arabes.

Le 14 mai 1948, les fondateurs de l’Etat d’Israël signent une déclaration d’indépendance au « fondement universaliste » (Alain Dieckhoff) : « l’État d’Israël assurera la plus complète égalité sociale et politique à tous ses habitants sans distinction de religion, de race ou de sexe […] nous demandons aux habitants arabes de l’État d’Israël de préserver la paix et de prendre leur part dans l’édification de l’État sur la base d’une égalité complète de droits et de devoirs et d’une juste représentation dans tous les organismes provisoires et permanents de l’État » (9). Néanmoins, « les choses se passèrent de façon quelque peu différente » (10) selon Alain Dieckhoff. Après la signature des accords d’armistice avec les pays arabes en 1949, suite à l’exode de 750 000 Palestiniens, la population arabe est « réduite à 160 000 âmes » (11). A l’époque, les dirigeants israéliens ont cherché à assurer le caractère juif du jeune Etat israélien, notamment en favorisant de nouvelles expulsions. Ainsi, « Ben Gourion (12) avouait qu’il ne voyait rien de moralement, ni de politiquement répréhensible à envisager le transfert de la minorité arabe » (13).

Après la guerre, et jusqu’en 1951, « 20 à 30 000 Arabes habitant les zones frontalières vers la Syrie, la Jordanie ou la bande de Gaza » ont été expulsés de force, « pour des raisons de sécurité » (14), sans qu’ils ne soient pour autant liés à des activités hostiles. Ceux qui sont restés en Israël ont fait l’objet d’un traitement différencié par rapport à la population juive : jusqu’en 1966, ils ont été soumis à un régime militaire entraînant un « système de contrôle général qui limitait strictement l’exercice des libertés publiques de tous les Arabes » (15). Une réalité qui a eu des conséquences sur la nature même du régime israélien.

Sammy Smooha affirme qu’« Israël est un cas particulier parmi les Etats ethniques. L’Etat lui-même est déclaré comme étant l’Etat des Juifs, pour les juifs, et que cette terre est uniquement la terre des Juifs. Sa langue officielle est l’hébreu, la langue arabe ayant un statut inférieur. Ses institutions, ses vacances officielles, ses symboles et ses héros nationaux sont exclusivement Juifs. La législation sur l’immigration, la Loi du Retour, permet aux Juifs d’entrer librement, mais exclut les Palestiniens arabes, et elle permet aux non-Juifs d’acquérir la nationalité, mais uniquement dans certaines conditions restreintes (…) Dans beaucoup de domaine, l’Etat a développé un traitement préférentiel pour les Juifs, qui souhaitent préserver le caractère juif et sioniste de l’Etat ». Les différenciations de traitement entre les Israéliens juifs et arabes sont visibles dans le domaine foncier (16) dans l’octroie de la citoyenneté (17), pendant plusieurs années dans l’accès aux partis politiques israéliens (18), dans le domaine fiscal (19) ou encore dans l’attribution des aides sociales (20). Par ailleurs, les Arabes israéliens sont toujours sous-représentés dans les postes à haute responsabilité, notamment dans la haute fonction publique, alors qu’ils constituent 20% de la population israélienne.

Pour Sammy Smooha, « la démocratie ethnique est un système qui combine l’extension des droits civiques et politiques aux minorités, avec l’institutionnalisation du contrôle de l’Etat par la majorité ». Il ajoute : « ces divisions ethniques sont un obstacle à la démocratie, à cause des difficultés structurelles pour trouver des accords entre les différentes composantes de la société ». De son côté, le chercheur Alain Dieckhoff (21) affirme qu’« à partir du moment où Israël se veut l’Etat des juifs, il est tenu de les distinguer des non-juifs par le biais d’une catégorisation ethnique. Celle-ci aboutit à des discriminations, qui interrogent sur le caractère démocratique de l’Etat d’Israël » (22). Les disparités entre les ethnies se sont certes réduites les dernières décennies, cependant, « la persistance du référent ethnique maintient une différenciation structurelle entre citoyens qui empêche la pleine égalité de se réaliser ».

Au sein de cette démocratie définie par de nombreux chercheurs comme ethnique, le religieux occupe une place centrale et pose de nouveau la question de la nature démocratique d’Israël.

Le religieux : incompatible avec la démocratie ?

Selon le chercheur Ezra Kopelowitz, spécialisé dans les études juives, le système israélien pousse à repenser la notion de démocratie, car « la plupart des démocraties occidentales ne sont pas - contrairement à Israël - composées d’acteurs politiques religieux clairement démarqués des acteurs séculiers » (23). Depuis le début des années 1980 et leur scission, deux partis ultra-orthodoxes rythment la vie politique israélienne : le Shas (Sépharade), et le Judaïsme Unifié de la Torah (Ashkénaze). Les partis religieux ont toujours participé aux élections, malgré une certaine hostilité vis-à-vis du sionisme, et donc de l’État l’Israël. Une partie des ultra-religieux rejette l’État israélien, considéré comme contraire aux principes de la Torah, qui prévoient qu’Israël doit être refondé uniquement après le retour du Messie. Malgré ces réticences, avec l’arrivée du Likoud au pouvoir en 1977, les partis religieux ont été plus enclins à accepter des coalitions avec les partis juifs séculiers. Pour eux, la coopération avec les formation séculières dans le cadre d’un gouvernement, et donc dans le cadre démocratique, est vue d’un bon oeil, tant qu’elle a pour objectif d’assurer leur « propre autonomie religieuse ».

À l’issue de la guerre des six jours en 1967, avec le début de l’occupation des Territoires palestiniens, du Golan et du Sinaï, un autre mouvement religieux s’est imposé en Israël : le sionisme religieux. Il a pour but de faire combiner les principes sionistes avec les fondements de la Torah, afin, à terme, de « faire renaître l’Etat biblique d’Israël » (24).

Ces dernières années, les partis religieux sont devenus des partenaires naturels pour Benyamin Netanyahou, qui les a intégré dans ses coalitions gouvernementales. Or, ces formations politiques sont influencées par divers leaders rabbiniques, qui pèsent donc de plus en plus sur les décisions gouvernementales. De quoi renforcer le caractère juif de l’Etat d’Israël, et se poser la question de sa nature démocratique : la place importante - et grandissante - conférée au facteur religieux dans la société israélienne peut-elle nuire aux considérations démocratiques ? Suite à une enquête (25) réalisée en Israël, le Israel Democracy Institute a révélé qu’il existe une corrélation entre le degré de religiosité et l’importance que les Israéliens attachent à la démocratie. Pour la question « Selon vous, Israël est-il un Etat démocratique ou juif ? Quelle est la dimension la plus importante à vos yeux ? », les Israéliens sont divisés entre cinq catégories : “Séculier”, “Traditionnel non religieux”, “Traditionnel religieux”, “Religieux nationaliste” et “Ultra-orthodoxe”. Ceux qui se définissent comme séculiers ont répondu à 45% “démocratique”, à 37% “juif et démocratique”, et à 16,2% “juif”. De l’autre côté, les Israéliens “Ultra-orthodoxes” ont répondu à 6,2% “démocratique”, à 21,3% “juif et démocratique”, et à 72,5% “juif”. Selon Alain Dieckhoff, « Les Israéliens défendant une version intégraliste du judaïsme sont les moins attachés à la démocratie ». D’un autre côté, « les Israéliens les plus laïcisés sont les moins portés à préserver la judéité de l’Etat ». Ces dernières années, « le clivage relatif à la vision du devenir d’Israël a tendance à se renforcer » entre les Israéliens séculiers et les religieux, comme l’a montré la crise politique en Israël suite aux élections d’avril 2019. Pour le chercheur, « le nombre de ceux qui promeuvent l’identité duale d’Israël comme État juif et démocratique diminue au profit d’une part de ceux, laïcs, qui entendent affirmer son caractère démocratique et d’autre part, de ceux, religieux, qui veulent au contraire renforcer la judéité de l’État », au risque de mettre à mal la démocratie.

Lire la partie 2

Lire également sur Les clés du Moyen-Orient :
 David Ben Gourion, Les Secrets de la création de l’Etat d’Israël – Journal 1947-1948
 Entretien avec Frédérique Schillo – Retour sur les 70 ans de la création de l’Etat d’Israël et sur la cérémonie d’ouverture de l’ambassade américaine à Jérusalem (1/2)
 Entretien avec Frédérique Schillo – Retour sur les 70 ans de la création de l’Etat d’Israël et sur la cérémonie d’ouverture de l’ambassade américaine à Jérusalem (2/2)

Notes :
(1) https://www.sgi-network.org/docs/2018/country/SGI2018_Israel.pdf
(2) Consortium de médias mené par The Economist.
(3) Par exemple, le Royaume-Uni n’est pas doté de Constitution.
(4) “Démocratie et ethnicité en Israël”, Alain Dieckhoff, Journal Sociologie et sociétés, 1999.
(5) “Ethnic democracy : Israel as an archetype”, Sammy Smooha, Israel studies, Vol. 2 No 2, (1997)
(6) “Le consociationalisme est une variante démocratique, adoptée par des pays aux populations hétérogènes dans lesquels des clivages ont tendance à engendrer des divisions profondes, susceptibles de renverser la structure étatique. Afin d’éviter un déchirement de la société, les élites de ces régimes choisissent de s’unir dans des coalitions gouvernementales dont les maître-mots sont " représentation proportionnelle " et " consensus " : Résumé de l’ouvrage “La démocratie consociative”, Julien Lacabanne, Editions Persée, septembre 2016.
(7) Dans ses lois fondamentales.
(8) Ethnic democracy : Israel as an archetype”, Sammy Smooha, Israel studies, Vol. 2 No 2, (1997).
(9) Déclaration d’indépendance d’Israël, 14 mai 1948.
(10) “Démocratie et ethnicité en Israël”, Alain Dieckhoff, Journal Sociologie et sociétés, 1999.
(11) Idem.
(12) 1er Premier ministre d’Israël.
(13) “Démocratie et ethnicité en Israël”, Alain Dieckhoff, Journal Sociologie et sociétés, 1999.
(14) Idem.
(15) Idem.
(16) “transfert massif de la propriété des Arabes” vers l’Etat d’Israël.
(17) Les juifs ont « un droit automatique à la citoyenneté qui découle directement de La loi du retour de 1950 », alors que les Arabes « ont obtenu la citoyenneté sur un fondement juridique différent : celui de leur résidence sur le territoire israélien ».
(18) « Les possibilités d’expression politique des Arabes étaient d’ailleurs d’autant plus limitées qu’à l’exception d’une petite formation de gauche (Mapam), les partis sionistes, y compris le Parti travailliste de Ben Gourion, étaient tout simplement fermés aux adhérents arabes. Pas étonnant dans ces conditions que beaucoup d’Arabes se soient reconnus dans le Parti communiste, seule formation ouvertement binationale, qui prônait la transformation de l’État d’Israël en une collectivité de citoyens » (Greilsammer, 1978).
(19) « le nouvel immigrant en vertu de la Loi du retour bénéficie lors des premières années de son installation de larges exemptions fiscales et d’emprunts à taux préférentiel ».
(20) « jusqu’en 1997, les familles juives percevaient des allocations familiales proportionnellement plus élevées par enfant que les familles arabes ».
(21) “Démocratie et ethnicité en Israël”, Alain Dieckhoff, Journal Sociologie et sociétés, 1999.
(22) “Quelle citoyenneté dans une démocratie ethnique ?” Alain Dieckhoff, https://hal-sciencespo.archives-ouvertes.fr/hal-01020593/document
(23) “Religious Politics and Israel’s Ethnic Democracy”, Ezra Kopelowitz, Israel Studies, Vol 6, No 3, 2001.
(24) https://www.jstor.org/stable/27793858?read-now=1&refreqid=excelsior%3Abb3fa479a6f62fe793a671939235d6d3&seq=11#page_scan_tab_contents
(25) http://www.sciencespo.fr/enjeumondial/sites/sciencespo.fr.enjeumondial/files/fig22.png

Publié le 23/10/2019


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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