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Israël/Palestine : une annexion à haut risque

Par Ines Gil
Publié le 29/06/2020 • modifié le 03/07/2020 • Durée de lecture : 11 minutes

The Jordan River valley and the mountains of Jordan in the background

RIEGER Bertrand / hemis.fr / Hemis via AFP

La crédibilité politique de Netanyahou en jeu ?

Tout a commencé avec une promesse de campagne. Le 6 avril 2019, à trois jours des élections en Israël, Benyamin Netanyahou évoque son intention d’annexer les colonies de Cisjordanie [1]. Plongé dans un nouveau scrutin cinq mois plus tard, il va plus loin : s’il est reconduit comme Premier ministre le 17 septembre 2019, il annexera 30% de la Cisjordanie, dont la Vallée du Jourdain. A l’époque, Israël est englué dans une crise politique sans précédent historique et le leader du Likoud est rattrapé par les affaires de corruption. Il doit se maintenir au pouvoir à tout prix, quitte à se mettre à dos la communauté internationale et à dégrader les relations avec les Palestiniens. Benyamin Netanyahou aurait préféré s’en tenir au statu quo : maintenir l’occupation de la Cisjordanie, mais sans annexion. Derrière ses apparences de faucon, le Premier ministre israélien abhorre l’imprévu, le changement et le désordre. Tout ce que pourrait apporter une annexion de la Cisjordanie. Son projet annexionniste s’impose comme un mal inévitable pour lui. Objectif : détourner les regards de ses affaires de corruption et maîtriser le débat en instaurant une composante idéologique forte, pour sortir de la rhétorique « tout sauf Bibi », qui prédomine pendant les campagnes électorales successives.

Le 17 mai dernier, après plus d’un an de crise, Israël se dote d’un gouvernement d’union nationale. L’accord de partage de pouvoir entre Benyamin Netanyahou et Benny Gantz (Bleu-Blanc) scelle le 1er juillet dans le marbre. A cette date, le gouvernement doit annoncer le projet d’annexion de la Cisjordanie. Pour Benyamin Netanyahou, c’est un « nouveau chapitre glorieux dans l’histoire du sionisme ». Le Premier ministre a fait de l’annexion non seulement un projet de campagne phare, il a aussi porté l’intitiative jusqu’à la Maison Blanche. En janvier 2020, le Président Trump a défendu ces ambitions annexionnistes durant la présentation du « Plan pour la paix ». Question de crédibilité, difficile pour Benyamin Netanyahou de se détourner de sa promesse. Mais à l’approche du 1er juillet, l’annexion est plus qu’incertaine.

Le doute règne en Israël

Déclarations contradictoires, communication floue, négociations tendues au sein du gouvernement : tout au long du mois de juin 2020, l’incertitude a envahi le pays, jusqu’au plus haut niveau. Même si elle organise des exercices réguliers en prévision d’une annexion, l’armée israélienne n’est pas au fait des projets gouvernementaux. Il se dit que Benyamin Netanyahou lui-même ne sait pas encore ce qu’il annoncera le 1er juillet. Selon la presse israélienne, le Premier ministre n’organise presque pas de réunions. Il passe des heures enfermé dans son bureau, devant les chaînes d’information, pour prendre le pouls de l’opinion publique israélienne et suivre les réactions de la communauté internationale.

Initialement, le projet d’annexion promis par Benyamin Netanyahou concerne 30% de la Cisjordanie (les colonies juives et la Vallée du Jourdain). Cependant, les divisions au sein du gouvernement, cristallisées par les légères dissensions idéologiques entre le Likoud et Bleu-Blanc et surtout par les mauvais rapports personnels entre Benyamin Netanyahou et Benny Gantz, ont remis en question l’ampleur de l’annexion. Fin juin, le ministre des Affaires étrangères Gabi Ashkenazi (Bleu-Blanc), affirme qu’« il n’y aura pas d’annexion de la Vallée du Jourdain ». Les désaccords portent aussi sur le sort réservé aux Palestiniens qui vivent sur des territoires annexés. Pour le Premier ministre Netanyahou, la nationalité israélienne ne peut pas leur être accordée. Pas plus que le droit de vote. Impensable pour le ministre de la Défense Benny Gantz, qui affirme fin juin que les Palestiniens doivent bénéficier de « tous les droits » sur les territoires où la « loi israélienne sera appliquée » [2]. Ce lundi, nouveau rebondissement : Benny Gantz fait savoir aux représentants américains David Friedman et Avi Berkowitz que « le 1er juillet n’est pas une date sacro-sainte pour l’annexion (…) Nous devons nous occuper du Corona en premier » [3]. L’Etat hébreu traverse en effet actuellement une seconde vague et le Coronavirus est une préoccupation majeure pour les Israéliens, loin devant les projets d’annexion [4]. Mais Benyamin Netanyahou s’empresse de rappeler le ministre de la Défense à l’ordre dans l’après-midi, affirmant que « l’annexion n’est pas de son ressort » [5]. Un nouvel épisode qui confirme les dissensions grandissantes au sein du gouvernement.

Comme le rappelle le journaliste Amos Harel dans le quotidien de centre-gauche Haaretz, certes, « même sans le parti Bleu-Blanc, le Likoud peut facilement réunir une majorité [pour voter l’annexion au Parlement israélien] grâce au vote des partis d’opposition Yamina et Israel Beitenou » [6]. Cependant, Benyamin Netanyahou ne peut pas se passer de l’avis du parti centriste. En cause, l’article 28 de l’accord scellant la coalition gouvernementale entre le Likoud et Bleu-Blanc « stipule que [les deux partis] doivent travailler ensemble, en accord total avec Washington en se basant sur le plan Trump » pour préparer l’annexion.

Comme l’affirme le journaliste Dominique Vidal lors d’un débat organisé par RFI fin juin, « on ne sait toujours pas s’il y aura annexion, quand elle aura lieu et sur quels territoires elle portera ». Il ajoute : « on parle d’une annexion globale, comme présentée par le plan Trump, mais aussi d’une annexion par tranche, certains disent que ça serait les blocs de colonies de Maale Adumim, du Gush Etzion et d’Ariel. D’autres disent que cela concernera [aussi les autres] colonies à l’intérieur de la Cisjordanie » [7].

Passer en revue tous les scénarios possibles d’annexion à partir du 1er juillet ou après la crise du Coronavirus nous ferait tomber dans un exercice de prospection sans fin. A ce jour, il apparaît plus pertinent de dégager un certain nombre de conclusions sur la période qui vient de s’achever. D’abord, l’annexion s’est rapidement imposée dans les esprits en Israël depuis un an, remodelant le débat autour de la question palestinienne et du conflit. Aujourd’hui, en Israël, la question centrale n’est plus : « L’armée israélienne doit-elle se retirer de Cisjordanie ? Quand ? Quelle forme prendra le futur Etat Palestinien ? » Le débat est maintenant le suivant : « Que peut-on annexer, et quand ? ». Mais malgré ce changement de paradigme, les « doutes » qui traversent « la société israélienne sur l’avenir de la Cisjordanie » [8] sont encore immenses. Dans le pays, les sondages qui se succèdent ces dernières semaines se contredisent, montrant tantôt un soutien, tantôt un refus de l’annexion chez les Israéliens. Le débat sur l’annexion a par ailleurs soulevé peu de passion en Israël, preuve que l’avenir de la Cisjordanie n’est pas une préoccupation majeure pour la population israélienne. Les projets d’annexion mobilisent avant tout les habitants des colonies (environ 450 000 en Cisjordanie, 650 000 incluant Jérusalem-Est). Mais la majorité des Israéliens se contente du statu quo. Enfin, un dernier constat se dégage : peu de cas est fait au respect du droit international et au sort des Palestiniens concernés par l’annexion. La problématique est presque essentiellement vue sous un prisme sécuritaire en Israël.

Washington en retrait

Englués dans les divisions gouvernementales, pris par le doute général, les dirigeants israéliens ont cherché le feu vert de Washington avant d’amorcer l’annexion. Dans l’entourage de Donald Trump, les divisions sont bien connues entre d’un côté les défenseurs affirmés de l’annexion immédiate, représentés par l’ambassadeur américain en Israël David Friedman, et de l’autre Jared Kushner, gendre et conseiller de Donald Trump, qui souhaite repousser l’application du « plan de paix », notamment pour conforter les Etats du Golfe. Or, les Américains, incluant David Friedman, ont choisi de se mettre en retrait ces dernières semaines. Ils ont fait comprendre à Tel-Aviv que le gouvernement israélien devait, seul, se mettre d’accord sur un projet d’annexion et qu’en second recours, l’initiative pourrait être reconnue par Washington. De quoi renforcer les tergiversations en Israël. L’administration Trump a en fait d’autres priorités. Les chances du président d’être reconduit à l’issue de l’élection de novembre 2020 s’amoindrissent au vu des derniers sondages. Les manifestations massives organisées dans le pays après la mort de George Floyd, un afro-américain étouffé par un policier, ont affaibli le Président Trump. Et les Etats-Unis, largement touchés par le Covid-19, doivent aussi faire face à une crise économique majeure.

En Israël, les défenseurs de l’annexion immédiate rappellent régulièrement la nécessité de « saisir cette opportunité historique tant que le gouvernement le peut » [9]. Car en novembre prochain, Donald Trump pourrait perdre l’élection et son rival, Joe Biden, s’est déjà dit opposé à l’annexion des Territoires palestiniens [10]. Mais certains en Israël mettent aussi en avant les conséquences dramatiques d’une annexion pour la population palestinienne, pour l’avenir de la démocratie israélienne, sur le plan sécuritaire mais aussi pour l’image d’Israël dans le monde. Pour cause, l’annonce de l’annexion a suscité une condamnation unanime sur la scène internationale.

Oppositions à l’international

L’ONU et la Ligue arabe ont, de concert, appelé Israël à stopper l’initiative. Même son de cloche au niveau européen. Les Etats membres sont généralement divisés sur la question du conflit et aucune mesure claire n’a été annoncée en cas d’annexion. Mais un rare consensus s’est dégagé ces dernières semaines. Même les pays les plus proches d’Israël, comme la Pologne ou la Hongrie, ont condamné les projets de Benyamin Netanyahou. Si elle souhaite réagir, l’UE a plusieurs cartes en main. Elle pourrait « geler des accords bilatéraux, suspendre la coopération scientifique » ou encore « annuler les tarifs préférentiels qu’elle accorde aux produits israéliens » [11].

Dans le monde arabe, l’opposition à l’annexion fait aussi consensus, à plusieurs degrés. Dans une tribune publiée en une du journal israélien Yediot Aharonot, les Emirats arabes unis, à travers l’ambassadeur émirati à Washington Yosef al-Otaiba, ont prévenu Tel-Aviv : l’annexion est une menace pour le processus de normalisation des relations avec l’Etat hébreu [12]. Cette mise en garde pourrait freiner les ambitions du Premier ministre, qui fait régulièrement de la normalisation avec les pays arabes le fer de lance de sa politique étrangère.

Mais c’est sûrement la position jordanienne qui inquiète le plus le Premier ministre israélien. Le Royaume hachémite s’est montré très actif dans l’opposition à l’annexion. Pour Amman, il ne s’agit pas seulement de défendre les droits des Palestiniens. C’est une question de sécurité nationale, car la majorité de la population en Jordanie est palestinienne. Le pouvoir, déjà fragilisé par la dégradation économique du pays, craint la colère des Palestiniens qui résident en Jordanie. Ces derniers ont montré une vive capacité de mobilisation avec les manifestations ayant suivi l’importation de gaz israélien en janvier dernier. En cas d’annexion, et même si celle-ci se limite à Maale Adumim [13], le traité de paix entre l’Etat hébreu et le Royaume hachémite pourrait être remis en cause, selon certains observateurs [14]. Or, Benyamin Netanyahou sait l’attachement israélien aux traités de paix passés avec les voisins jordanien (1994) et égyptien (1979).

Si l’annexion se concrétise, selon son ampleur, la communauté internationale pourrait réagir différemment : pour la journaliste Noa Landau, spécialiste des questions diplomatiques à Haaretz, une annexion à minima « serait peut-être même plus dangereuse » qu’une annexion maximale. La communauté internationale, soulagée qu’une annexion de grande ampleur soit évitée, « aurait plus de difficulté à réagir » [15]. Elle pourrait se contenter de l’initiative israélienne, alors même que celle-ci viole dans tous les cas le droit international et met en péril la constitution d’un Etat palestinien dans le futur.

La réponse palestinienne

Le 22 juin, sous le soleil brûlant de Jéricho, des milliers de Palestiniens se sont réunis pour s’opposer à l’annexion de la Cisjordanie. Le plus grand rassemblement recensé dans les Territoires palestiniens depuis l’annonce du controversé plan de paix américain en janvier 2020 [16]. L’Autorité palestinienne, qui n’a pas été consultée par Tel-Aviv, mène depuis plusieurs semaines une offensive contre l’annexion. Mahmoud Abbas a annoncé la fin des accords d’Oslo et la cessation de toute coopération sécuritaire avec l’Etat hébreu (une coopération chère à Israël, car elle a permis d’éviter de nombreux attentats contre des civils et des positions israéliennes). Un problème se pose néanmoins pour le Président palestinien : Mahmoud Abbas a déjà formulé ces menaces à maintes reprises par le passé. En perte de crédibilité, le « Raïs » n’est pas pris au sérieux, même par son propre peuple. Un récent sondage mené par le Palestinian Center for policy and survey research (PCPSR) montre que si une « large majorité de Palestiniens soutient les initiatives récentes de M. Abbas », « le public émet des doutes quant à la sincérité de l’Autorité palestinienne pour mettre fin à la coopération sécuritaire ».

Par ailleurs, si les Palestiniens sont majoritairement opposés à l’annexion, hormis l’épisode de Jéricho organisé par l’AP, aucune mobilisation d’ampleur n’a été notée jusqu’ici, défiant les pronostics de nombreux experts qui prévoyaient une flambée des violences dans la rue palestinienne. Le soutien au recours à la violence est d’ailleurs en baisse chez les Palestiniens, selon le sondage du PCPSR. Pour les Palestiniens de Cisjordanie, l’annexion ne constitue pas un bouleversement majeur par rapport à la situation actuelle, du fait de l’avancée de la colonisation israélienne ces dernières années. Marqués par la Seconde intifada (2000-2005) et le conflit Hamas-Fatah (2007), les Palestiniens s’inquiètent, dans leur majorité d’un « retour du chaos », de « l’effondrement de l’Autorité palestinienne », mais aussi de leur situation économique avec « la fin du paiement des salaires » [17] des fonctionnaires survenue en mai dernier [18].

Cette réalité pourrait néanmoins changer une fois l’annexion formellement annoncée. Une flambée des violences en Cisjordanie n’est pas à exclure. Mobilisations populaires spontanées, recours à la violence par certains groupes armés, effondrement de l’Autorité palestinienne… L’annexion, surtout maximale, pourrait créer un choc tel qu’il serait impossible pour certaines composantes de la société palestinienne, de ne pas réagir. Pour l’instant hypothétiques, ces scénarios créent une vive inquiétude au sein des forces de sécurité israéliennes, largement opposées à l’annexion. Elles craignent non seulement un retour du chaos en Cisjordanie, mais aussi la recrudescence des violences à Gaza. Le Hamas (au pouvoir dans la bande côtière) a indiqué, courant juin, que l’annexion constituerait une « déclaration de guerre » [19]. Le groupe palestinien, en recherche de légitimité à l’international et soucieux de préserver une stabilité fragile à Gaza, ne souhaite pas s’engager dans un nouveau conflit avec Israël. Mais difficile pour lui de ne pas réagir en cas d’annexion. L’autre groupe présent dans l’enclave palestinienne, le Mouvement du Jihad Islamique Palestinien (MJIP), est plus enclin à user de moyens coercitifs contre Israël. Si le MJIP venait à relancer massivement des roquettes sur l’Etat hébreu suite à l’annonce de l’annexion, et si la réponse d’Israël s’avérait trop forte, le Hamas pourrait lui aussi participer aux hostilités dans le but d’afficher sa solidarité.

Conclusion

Les désaccords gouvernementaux sur l’annexion ce lundi 29 juin confirment plus que jamais les hésitations majeures autour de ce projet controversé en Israël. Même si le Premier ministre Netanyahou parvenait à un accord avec l’ensemble du gouvernement et si Washington lui donnait son feu vert, de nombreuses incertitudes perdureraient. Connu pour son obsession de la stabilité et du contrôle sécuritaire, Benyamin Netanyahou ne peut ignorer une donnée : malgré tous ses calculs et la préparation d’une multitude de scénarios, l’annexion créerait un choc qui ferait plonger Israéliens et Palestiniens dans une nouvelle phase du conflit, pour l’instant totalement imprévisible.

Lire également sur ce thème :
 Entretien avec Jean-Paul Chagnollaud - Les enjeux juridiques de l’annexion de la Cisjordanie par Israël
 Entretien avec Denis Charbit sur le rapport à l’annexion dans la société israélienne : « B. Netanyahou est parvenu à transformer le débat politique en Israël sur le conflit israélo-palestinien et sur les moyens de le résoudre »

Publié le 29/06/2020


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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