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« Islamic Middle East, the Jameel Gallery » : La collection d’art islamique du Victoria and Albert Museum de Londres

Par Juliette Bouveresse
Publié le 02/11/2012 • modifié le 31/03/2020 • Durée de lecture : 11 minutes

Aiguière en cristal de roche, Egypte, 1000-1050

Crédits photo : Juliette Bouveresse

Cette exposition tournante a donné le temps de rénover entièrement les espaces consacrés au Moyen-Orient, inaugurés le 18 juin 2006 par le prince de Galles et baptisés « The Jameel Gallery », en mémoire de Abdul Latif Jameel et de son épouse Nafisa. Cette vaste galerie au cœur du musée, par ses hauts plafonds et ses élégantes colonnes de pierre, créé l’illusion d’un palais où s’offrent au regard près de 400 pièces précieuses et raffinées, parmi lesquelles brillent céramiques, pièces de métal et tapis somptueux.
À travers des éclairages thématiques et temporels d’une profonde acuité, le parcours délimite avec précision les traits stylistiques, esthétiques et techniques de l’art islamique, révélant l’unité et la continuité de son histoire traversée par des évolutions et des oppositions géographiques.

Naissance et délimitation de l’art islamique

Au VIIe siècle, alors que le Moyen-Orient passe sous domination musulmane, la région est héritière de deux traditions artistiques distinctes, l’une originaire de l’empire sassanide qui gouverna l’Irak, l’Iran et une partie de l’Asie centrale pendant près de quatre siècles, et l’autre provenant d’une forme christianisée de l’art romain, qui prend son essor à Byzance et dont l’influence est perceptible en Syrie et en Égypte. Ainsi, des chapiteaux de colonne du Xe siècle, provenant du califat Umayyade d’Espagne centré à Cordoue, sont fidèles au modèle romain, mais portent pour l’un une inscription en arabe au sommet, et pour l’autre des motifs végétaux. La tradition préislamique se perpétue également, comme le révèle l’usage d’une glaçure turquoise, qui, rappelant l’eau nourricière du Nil, symbolise la chance et continue de couvrir d’une protection bienfaitrice les amulettes et leurs possesseurs.

Les principes décoratifs des Byzantins et des Sassanides, comme l’inscription, le motif géométrique, les dessins intégrant des plantes, des animaux et des figures humaines, vont peu à peu acquérir chacun leur caractère propre. L’apparition d’inscriptions en arabe est une rupture soudaine, alors qu’une évolution plus graduelle se fait sentir lorsque l’imitation de la nature cède place à la création de dessins complexes à tendance abstraite. Dès la fin du VIIe siècle, des règles concernant les formes et les proportions des lettres arabes transforment l’écriture en calligraphie, et cette codification est imitée pour les autres catégories de l’ornement. C’est désormais par la maîtrise des règles et leur maniement que l’artiste se distingue en créant des effets nouveaux. Une série de carreaux lustrés de 1262, issus de la tombe d’un des descendants du Prophète près de Téhéran, et sans doute produits en Iran à Kashan, illustre un art qui se situe entre la règle et son écart, la répétition et la variation, puisque le dessin de chaque carreau est subtilement différent du précédent, en reprenant les mêmes motifs floraux et géométriques et le même camaïeu de rouge, de brun et de jaune.

La calligraphie est un des traits définitoire de l’art islamique, avec deux références majeures, le Coran, que l’on retrouve sur les bâtiments religieux et les objets des mosquées, et la littérature, arabe, puis persane et turque, avec une prédilection pour la citation poétique qui orne d’innombrables pièces de vaisselle. Un fragment de soie portant une inscription en arabe, en provenance de Grenade probablement, et daté du XIVe siècle, donne un aperçu des possibilités décoratives de la calligraphie, en combinant une phrase à la gloire du sultan en style cursif sur les bords, et des lettres coufiques verticales, les caractères s’imbriquant et se répétant jusqu’à donner l’illusion d’une frise calligraphique.

L’inspiration géométrique régit en profondeur le travail des artistes, qui employaient le compas et la règle lorsqu’ils n’avaient pas intégré le tracé rigoureux de leurs maîtres. La régularité du dessin, la proportion des lettres et des figures, accompagne l’usage élégant et précis des lignes et des courbes, jusqu’à ce que le modèle géométrique soit mêlé à d’autres motifs à partir du XIVe siècle. Un panneau de bois provenant du tombeau de Bukhara en Ouzbékistan éclaire l’équilibre qui règne entre les motifs géométriques, dans un dessin où de longues raies lient des groupes d’hexagones disposés autour d’étoiles à six branches.

Les formes géométriques côtoient les motifs végétaux avec lesquels ils rivalisent, se mélangent, se réinventent voire se confondent. Présents avant l’avènement de l’Islam, ceux-ci sont parfois identifiables, comme les feuilles de vigne ou certaines fleurs, mais deviennent de plus en plus stylisés, trouvant leur accomplissement dans l’arabesque, qui enroule des tiges et des feuilles selon un dessin symétrique qui pourrait se prolonger à l’infini. Une plaque d’ivoire réalisée en Égypte entre 1250 et 1350, qui devait être incluse dans un décor architectural, présente une arabesque gravée selon deux niveaux de reliefs, dans un procédé qui créé un contraste visuel souligné à l’origine par une peinture de deux couleurs différentes.

Bassin, Turquie, probablement Iznik, 1545. Crédits photo : Juliette Bouveresse
Bassin, Turquie, probablement Iznik, 1545. Crédits photo : Juliette Bouveresse

Les images et la poésie participent aussi à l’univers de représentation : la poésie lyrique inspire des portraits de jeunes gens d’une grande beauté, les odes au prince suscitent des scènes de couronnement, la description des activités princière donne lieu à des scènes de chasse ou de jeu de polo. Cette source poétique est mise en abyme dans les objets d’art qui montrent la récitation de poèmes à la cour. Un ensemble de plats et bols iraniens produits entre 1180-1220 décline des représentations de l’amour déçu, incluant l’allégorie d’un jeune homme chassant une gazelle, qui incarne la beauté fuyante.

La créativité médiévale et renaissante : innovations et émulation

Très tôt, les objets d’art se destinent aux cours princières, comme celle des Fatimides qui développent un artisanat de luxe alliant préciosité des matériaux, finesse de l’exécution et prouesse technique dans l’aiguière en cristal de roche conçue entre 1000 et 1050, qui porte de part et d’autre un oiseau de proie attaquant une antilope, symbole supposé de l’habileté du souverain à surpasser ses ennemis. Les boîtes en ivoire produites jusqu’en 1050 au sein même du palais de Madinat al-Zahra du calife Umayyade Abd al-Rahman III, sont ornées d’inscriptions, de végétaux, d’animaux, de scènes de la vie de cour, et certaines portaient de l’argent et des pierres précieuses. Le développement d’objets en or et en argent incrusté, à l’est de l’Iran à la moitié du XIIe siècle, se répand sur l’ensemble du Moyen-Orient, avant de décliner à partir de 1500. Encriers, brûloirs d’encens, chandeliers et boîtes précieuses provenant d’Égypte, de Syrie, d’Iran ou de Turquie du XIIIe siècle illustrent ce travail difficile d’insertion de feuilles d’or, d’argent ou de cuivre pour créer les motifs, et d’ajout de noir pour les enrichir de détails.

L’essor de la céramique, à partir du VIIIe et surtout du IXe siècle, s’inscrit et s’impose durablement le paysage artistique du Moyen-Orient, ouvrant un champ d’invention formelle et technique en évolution constante au cours de l’histoire. Au début, on utilise l’argile local que l’on masque avec une glaçure épaisse, avant d’ajouter des formes bleues ou vertes tandis que les pièces de métal constituent des modèles pour les premiers potiers. L’Iran se distingue dès le VIIe siècle pour ses innovations, parmi lesquelles le décor lustré sur céramique. La pièce cuite, puis refroidie, recevait le dessin sur la glaçure métallique, puis était remise au four, avec peu d’oxygène, ce qui permettait aux composants métalliques de se briser et de déposer une pellicule de cuivre ou d’argent, qui une fois polie réfléchissait la lumière. À la concurrence chinoise, les potiers iraniens opposent la céramique siliceuse, dont l’ingrédient principal est la poudre de quartz incorporée dans une substance malléable qui permet d’obtenir une matière blanche. Au XIIe et au XIIIe siècle, cette technique est développée à Kashan et dans d’autres villes d’Iran et décline un répertoire stylistique d’une grande richesse. Un plat dont le dessin montre un serviteur apportant des mets, daté des années 1200, révèle que les potiers de Kashan mêlent et maîtrisent aussi bien la céramique siliceuse que le lustre qui entoure ici le personnage et le met en valeur. La collection de céramique du V&A semble retracer le déplacement des centres de production du Caire, qui après sa création en 971 devint un carrefour du commerce de luxe et draina les potiers irakiens, jusqu’en Syrie où les avancées égyptiennes trouvèrent leur écho à partir du XIIe siècle, et enfin en Espagne où au XIIIe siècle Malaga sous autorité musulmane, et au XIVe Valence sous autorité chrétienne, furent d’important centres de production.

Des échanges fructueux s’effectuent également aux marges des territoires musulmans. Suite aux invasions mongoles, la porcelaine blanche aux motifs bleu cobalt de Chine est produite spécifiquement pour le goût iranien, suscitant une imitation des motifs, comme celui du phénix ou de fleurs, mais aussi de couleurs, comme le bleu céladon qui orne de la vaisselle produite entre 1480 et 1550 à Nishapur ou Tabriz. Les interactions artistiques avec l’Europe, présente dès le Moyen Âge, sont intenses autour du bassin méditerranéen à la fin du XIVe siècle, au point que les lignes d’influence sont difficiles à déterminer. Des objets de métal étaient produits en Égypte et en Syrie avant d’être copiées en Italie, comme le révèlent un bassin et un sceau portant la signature de l’artisan, Zayn al-Din. Mais à l’inverse, des détails de l’art européen étaient repris au Moyen-Orient, comme le montre une aiguière d’argent turque dont les anses sont décorées de dragon.

Le rôle des Mamelouks

Les Mamelouks, esclaves de la garde rapprochée des Ayyubides, prennent le pouvoir en Égypte et en Syrie à partir de 1250, et prennent le titre de sultan. Grands patrons des arts, ils développent à partir du XIVe siècle un style fortement caractérisé, avec des inscriptions impressionnantes et des motifs élaborés de nature géométrique ou végétale, qui apporte à l’art islamique sa première forme aboutie et reconnaissable. Trois techniques de décoration dominent alors, le verre émaillé, la peinture sur glaçure des céramiques, et le cuivre incrusté, où se déploient des dessins aux contours graphiques. Bouteilles de verre, jarres, calices, bassins revêtent des hommages ou des vœux gravés pour protéger leur noble possesseur, comme le montre un petit versoir qui devait contenir de l’eau de rose ou des parfums, et qui porte le nom du sultan du Yémen al-Malik al-Sharif (règne 1295-1296) à qui un dirigeant Mamelouk en aurait fait ce présent. À partir du XIVe siècle, les Mamelouks commandèrent l’exécution de manuscrits du Coran de larges dimensions, aux couvertures de cuir travaillées en relief de médaillons portant des fragments de feuille d’or. Le Sultan Qa’itbay, qui régna 28 ans, oeuvra pour la promotion des arts, engageant la restauration des monuments religieux, et pourvoyant à leur ameublement. Un immense minbar mêlant une marqueterie géométrique de pièces de bois et d’éléments d’ivoire fut ainsi commandité pour la mosquée construite entièrement par le sultan, qui accueillait aussi des objets précieux comme un porte-lampe de cuivre, d’argent et d’or incrusté. Qa’itbay encouragea également le renouveau de l’artisanat du métal, et introduit l’industrie du tapis, dont le musée possède un rare fragment.

L’art ottoman

Au XIVe siècle, à l’extrémité est du monde islamique, les Ottomans renversent les Seljoukides, conquièrent l’Anatolie, les Balkans et atteignent Constantinople en 1453, où ils établissent leur capitale. Leurs succès militaires, notamment contre les Mamelouks, leur offre un empire étendu de l’Algérie jusqu’en Irak qui inclut les lieux saints de La Mecque et de Médine. Au XVIe siècle, la richesse des Ottomans se reflète dans la somptuosité des arts décoratifs, qui se distinguent délibérément de l’art iranien par l’absence de figure humaine et l’omniprésence du motif. Un bassin de 1545, provenant probablement d’Iznik, est l’un des chefs d’œuvre du Victoria and Albert Museum, par la perfection absolue de sa forme circulaire et élancée, et la finesse de son dessin qui, dans une alternance de bleu et de turquoise, présente de petites formes concentriques, de fleurs et de feuilles, connu sous le nom du dessin « Corne d’or » du nom du bras de mer près d’Istanbul où l’on trouva les premiers exemples de ce motif. Les céramiques d’Iznik, petite ville du nord-ouest de l’Anatolie, se confinent jusqu’à la moitié du XVe siècle à l’imitation de la porcelaine chinoise blanche et bleue, puis, dans les années 1460-1470, sous le patronage du Sultan Mehmet, les pièces de vaisselle se distinguent par la grâce de leurs formes et de leurs décoration stylisée, qui à partir des années 1520 s’ouvrent à un répertoire de couleurs plus large. Avec le mécénat de Soliman le Magnifique, le rouge apparaît pour la première fois sur carreaux, les lampes et la vaisselle. Dès lors, le bleu, le turquoise, mais aussi un vert sauge et toute une variété de pourpre et de mauve enrichissent les motifs, comme le montre les carreaux du palais impérial d’Édirne, portant des motifs en arc, et datés de 1570-1574.

Les collections du musée mettent en lumière la production de textile ottoman qui, moins connue à ce jour, égale par son chatoiement l’élégance de la vaisselle Iznik. Les tissus les plus prisés étaient le velours et la soie, dont le centre de production de Bursa en Anatolie concurrençait les importations d’Italie. Le brocart de velours, ou « çatma », paraît les vêtements et les intérieurs, comme l’illustre les housses de coussins rouges et verts aux motifs floraux tissés de fils brillants sur le fond uni. Les tapis ottomans sont importés en Europe dès la moitié du XVe siècle et apparaissent dans la peinture italienne et nordique. Le centre de production le plus important était celui d’Usak, à l’ouest de la Turquie, où les tisserands utilisèrent des motifs en médaillon de différents modèles à partir du règne du Sultan Mehmet le conquérant (1451-1481), remplaçant les motifs en étoile et les entrelacements de petites formes répétées (octogones, anneaux, arabesques).

L’Iran des Safavides

La dynastie Safavide, établie en 1501 par le Shah Isma’il, favorise dès sa naissance l’émergence d’un style dynastique où la figure humaine joue un rôle important, comme on le remarque dans un panneau du XVIIe siècle où se déploie une scène de déjeuner à la campagne très populaire dans la poésie et l’art safavide, et qui devait s’insérer sous une fenêtre ou dans une niche du palais d’Ispahan. Sous Shah Abbas, Ispahan devient la capitale où la fabrication de vaisselle de luxe et les carreaux de céramique connaît un immense succès, avec la technique de la « cuerda seca », ce fil noir qui délimite le dessin. Le plus souvent monochromes, les pièces portent un décor moulé ou gravé. La technique du lustre connaît également un renouveau, comme on l’observe sur toute une série de petits bols, gobelets, bouteilles, pots et carafes recouverts d’une glaçure bleu cobalt et produits entre 1650 et 1700. Sous l’égide de Shah Abbas, la ville devient aussi un centre de textiles de luxe où resplendissent les soieries, dont les plus remarquables présentent des personnages de grande taille, souvent de jeunes aristocrates, comme ceux qui se tiennent dans un jardin de cyprès sur un tissu de 1550-1650.

C’est par son extraordinaire collection de tapis iraniens, suspendus comme des tableaux sur toute la hauteur des murs, que brille la collection du Victoria and Albert Museum. Le tapis dit « de Chelsea », lieu où il fut trouvé, fut tissé entre 1500 et 1550, déploie ainsi une composition en X où des médaillons de diverses tailles gravitent autour du motif central, deux vases de fleurs, tandis que des animaux ornent les bordures. Un tapis de 1600-1700, dont les motifs sont disposés en un treillage complexe sur plusieurs niveaux et qui mêle coton, laine et soie, appartenait au célèbre designer William Morris (1834-1896), qui s’en servait pour modèle. Étendu au centre de la galerie, le tapis d’Ardabil, qui compte parmi les tapis islamiques les plus grands et les plus fins au monde, n’en demeure pas moins la pièce maîtresse de la collection, sur laquelle il règne de toute sa splendeur. Commandité par Shah Tahmasp pour le tombeau de son ancêtre, Cheikh Safi al-Din, il est remarquable par la beauté de sa composition qui se détache sur un fond bleu, par la finesse de ses détails, des boutons de fleur et des vrilles, mais aussi par son exécution magistrale, qui mêle dix couleurs, tissés selon un réseau extrêmement dense, de 5 300 nœuds par décimètre carré.

La Jameel Gallery délimite les traits caractéristiques de l’art islamique, tout en soulignant les différentes esthétiques nées sous les Mamelouks, les Ottomans et les Safavides. La collection se distingue par ses céramiques et de mobilier religieux entiers, mais aussi par la conservation exceptionnelle de textiles, vêtements, caftans, couvertures et tapis.

Publié le 02/11/2012


Juliette Bouveresse est élève à l’École Normale Supérieure de Lyon en Histoire des arts. Ses recherches portent sur l’art contemporain au Moyen-Orient et dans le monde arabe.


 


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