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Islamania - De l’Alhambra à la burqa, histoire d’une fascination, de Véronique Rieffel

Par Sixtine de Thé
Publié le 27/06/2012 • modifié le 29/04/2020 • Durée de lecture : 11 minutes

Dans une ère diplomatique et culturelle qui est celle du post 11 septembre, l’islam [1] semble souffrir d’une hypervisibilité dans les médias qui n’est que proportionnelle à l’incompréhension de l’Occident manifeste à son égard. A une réception hyperbolique, univoque en ce qu’elle stigmatise certaines peurs sociales de l’Occident, à cette « islamania » donc, cet ouvrage tente d’opposer une juste compréhension de ce que peut être l’islam. La voie d’investigation privilégiée par l’auteur est ainsi celle de l’art, celui-ci étant capable de déjouer les attentes du regard, de détourner des évidences pour être considéré comme modèle anthropologique et social pour aborder l’islam. Il permet en outre de concevoir les relations diplomatiques entre l’Orient et l’Occident par le biais de l’échange, quelles qu’en soient les modalités (colonisation, influences artistiques réciproques, découvertes des arts de l’islam en Occident…). Depuis les premiers contacts et surtout à partir des orientalistes, l’islam a fasciné l’Occident qui a su constituer un répertoire de fantasmes – entre attirance et répulsion - qu’il projetait sur l’Orient. Mais on peut renverser aussi le point de vue : si l’Occident s’est beaucoup inspiré de l’Orient, on ne peut ignorer l’influence qu’ont joué les arts de l’islam dans l’émergence de sa « modernité », par le biais de deux bouleversements majeurs dès la fin du XIXe : l’entrée de l’ornement dans les beaux-arts et l’émergence de l’abstraction.

L’ORIENTALISME, FANTASME DE L’EUROPE – Au XIXe siècle, l’Orient nourrit la création artistique occidentale

Si les contacts entre l’Orient et l’Occident furent décisifs au XIXe siècle et déterminèrent tout un pan de la création artistique, ils n’en remontent pas moins au XIe siècle. Lors des croisades (1095-1291), de nombreux objets furent rapportés d’Orient et transformés en objets de culte chrétiens, comme on peut en trouver dans le trésor de la Basilique Saint-Denis. Par la suite, et jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les interactions continuèrent, mais cette fois par le biais du commerce, dans lequel Venise a tenu un rôle prépondérant en monopolisant la quasi totalité des échanges avec l’Empire ottoman. Le Portrait du sultan Mehmed II (1480) peint par Gentile Bellini est une preuve de ces échanges. Au début du XVIIIe, la première édition française des Mille et Une Nuits (dans une traduction fantaisiste d’Ambroise Galland) rencontre un succès extraordinaire, et connaîtra une grande postérité. Entre 1819 et 1827, Goethe publie son Divan occidental-oriental, recueil poétique inspiré de la poésie mythique persane du XIVe siècle (en particulier le poète soufis Hafez de Chiraz, qu’il a découvert en 1814). Mais c’est la mode des turqueries (chez Mozart, avec son Enlèvement au Sérail, en 1782, et sa sonate « Alla turca ») dans la musique, les arts décoratifs, la peinture, et de l’égyptomanie, où les références précises sont peu explicites et en appellent plus à l’imagination, à l’idée que l’on se fait de ces pays. Enfin, on peut dire que c’est surtout le XIXe siècle qui systématise la représentation de l’Orient, le plus souvent par le prisme de la pensée rationaliste européenne. Quelques dates permettent de comprendre l’émergence de cette fascination/connaissance de l’Orient : l’expédition de Bonaparte en Egypte (1798-1801) relatée et dessinée par Vivant Denon (Le Voyage dans la Basse et Haute Egypte, 1802), la guerre d’indépendance de la Grèce (1821-1829, qui inspirera le poète Byron et l’artiste Delacroix), la prise d’Alger par les Français (1830), la guerre de Crimée (1854-1855) et l’ouverture du Canal de Suez (1869). Ces différentes étapes permettent de comprendre que les contacts avec l’islam au XIXe siècle constituent surtout une « entreprise de civilisation, anglaise et française, (d’)un projet qui comporte des domaines aussi disparates que l’imagination elle-même (…) [2]. » Cet Orient, rêvé donc, séduit bien des artistes et écrivains : Ingres, Delacroix, Chassériau, Gérôme, Lewis, Vernet, Renoir, Chateaubriand, Lamartine, Nerval, Flaubert puis Gautier, Daudet, Maupassant… Plus qu’une mode, l’orientalisme devient un répertoire de formes et d’idées, une manière de penser l’exotisme, ce qui fait dire à Victor Hugo : « Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orientaliste Victor Hugo, [3]. »

Mais cet Orient n’a rien d’une entité en soi, mais peut être plutôt considéré comme un « signifiant flottant » [4], devenant ainsi l’Orient de l’Europe. Chacun se concentre à son gré sur une partie de l’Orient, chacun l’invente à loisir. Ce dernier devient alors l’exemple même de l’utopie artistique, le lieu idéal : Flaubert moque cette fantasmagorie syncrétique en définissant - dans son Dictionnaire des Idées Reçues - l’orientaliste, comme un « Homme qui a beaucoup voyagé. » Cette méconnaissance, qui part de présupposés mythiques (l’Orient comme berceau de l’humanité, un âge d’or etc.), induit une vision atemporelle voire uchronique [5] de cette région. C’est pourquoi l’orientalisme s’articule surtout autours d’archétypes, de figures qui viennent apporter du pittoresque et de l’exotique. Mais de cette notion d’archétypes découle une certaine uniformisation de l’islamité : les artistes orientalistes fixent une altérité de l’islam et des musulmans dans une identité définitive. L’orientalisme est à cet égard un art réflexif : la représentation de l’Orient est rarement une fin en soi, mais se présente plutôt comme une étape de sa propre connaissance, et l’Occident se définit en creux dans ces représentations fantasmées. Un renversement serait-il possible alors, celui que proposerait une version orientale de l’orientalisme ? Lorsque le mouvement tend à disparaître, vers la fin du XIXe siècle, c’est aussi là qu’il s’institutionnalise. En 1893 naît la Société des Peintres Orientalistes (dont font parti Etienne Dinet, Maurice Bompart, Eugène Girardet et Jean-Léon Gérôme). En 1907 est créée en Algérie la Villa Abd-el-Tif, sorte de Villa Médicis du monde musulman. La création de ces institutions marque ainsi la fin progressive de l’orientalisme unilatéral. On peut citer pour exemple le peintre et archéologue turc Osman Hamdi Bey (élève de Gérôme à Paris), qui fonde en 1883 l’Ecole Impériale des Beaux-Arts, et préside en 1908 la Société des Artistes Turcs, renversant alors le côté exclusivement pittoresque et fantasmagorique qu’avait l’orientalisme européen.

Mais l’orientalisme européen se décline aussi dans un autre registre, celui de la photographie, domaine qui permet d’introduire de nouvelles problématiques. L’invention du daguerréotype (1839) coïncide environ avec la prise d’Alger par les Français (1830) : la photographie est un art qui se développe – entre autre - dans les sillons du colonialisme. Si l’orientalisme en photographie fut d’abord un orientalisme romantique (esthétique des ruines, mise en valeur d’un Proche-Orient biblique) marqué par l’héritage de la peinture, il se développe aussi en un usage plus documentaire, un inventaire du monde colonisé. Le but est alors de fixer l’image des territoires conquis (Maxime Du Camps et Francis Frith), images qui seront largement distribuées à un public européen avide des manifestations de sa puissance par le biais des revues (Le Magasin pittoresque, Le Tour du Monde). La photographie permet alors un nouveau rapport à l’exotisme (très lié aussi à l’érotisme, avec la mise en place d’un véritable marché de cartes postales érotiques où le voile devient un instrument d’évocation sensuelle, entre caché et montré) d’une réalité que l’on met en scène, que l’on plie afin qu’elle délivre les fantasmes qu’on y projette.

LA DÉCOUVERTE DE L’ART ISLAMIQUE - le rôle des arts décoratifs dans l’évolution du regard

« Ce sont des pays absolument sans arts qui ont contribué à développer les meilleurs artistes modernes : l’Algérie, Eugène Delacroix ; l’Egypte et la Turquie, Decamps et Marilhat [6]. » écrivait Théophile Thoré en 1866. Mais cette perception change entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle : une transition s’opère, et l’on passe d’un regard porté sur un espace autre, vers un regard porté sur un art autre. Edgard Blochet (1870-1937), conservateur des manuscrits orientaux à la Bibliothèque Nationale déplore l’oubli dans lequel est plongée la peinture orientale, signe de sa méconnaissance en Europe. Mais ce sont surtout les missions scientifiques de la fin du XIXe siècle (En Egypte, Syrie, Palestine, Irak et Perse, menées par Pascal Coste ou Emile Prisse d’Avennes) qui vont jouer un rôle prépondérant dans la (re)découverte des arts islamiques. En 1874, Léon Parvillée publie Architecture et Décoration turque au XVe siècle, ouvrage préfacé par Viollet-Le-Duc. L’impact des voyages archéologiques (Parvillée fut fasciné par l’art ottoman) sur les arts européens est d’autant plus fort que cette dernière pouvait accorder une plus grande place aux arts appliqués grâce à son essor industriel. Le XIXe siècle voit en effet sa hiérarchie des arts bouleversée, et si au début du siècle, les amateurs se contentaient de rapporter des objets de leurs voyages (lampes de mosquées, tapis, vases en céramique, bijoux, étoffes, orfèvrerie…), la fin du siècle voit se constituer un véritable classement de ces objets qui sont de plus en plus légués à des musées. C’est à cette même époque que l’on observe la création des grands musées d’arts décoratifs dans les grandes capitales (Victoria & Albert Museum à Londres en 1852, le Musée Autrichiens des Arts Appliqués à Vienne en 1871, ou encore l’Union Centrale des Arts Décoratifs à Paris en 1882, la création en 1890 d’une section islamique dans le département des objets d’art au Louvre avant l’ouverture de salles d’art musulman en 1905). De nombreux artisans reprennent alors les motifs des arts islamiques, mais il s’agit une fois de plus d’un art de la citation et de la décontextualisation (comme le montre le fait de copier un objet religieux en lui ôtant son sens initial).

Un corpus théorique se met alors en place : En 1856 paraît La Grammaire de l’Ornement (typologie des cultures ornementales du monde), en 1867, Les Arts arabes (Jules Bourgoin), en 1907, le Manuel « d’Art musulman » (Gaston Migeon). On passe ainsi d’un orientalisme des artistes vers un orientalisme des historiens d’art (avec une appréhension encore très occidentalisée, en ce qu’elle propose un classement et une conceptualisation qui lui est propre). Parallèlement à cet aspect théorique, l’« art musulman » est de plus en plus exposé : à l’Exposition Universelle de Londres en 1851, puis surtout à celle de Paris en 1878 où se tiennent un Pavillon de la Perse et une galerie orientale. Leur présentation se fait spécifique avec en 1893 l’exposition Générale d’Art Musulman au Palais de l’Industrie à Paris, puis en 1903 aux Arts Décoratifs : ces expositions induisent de manière plus précise l’idée d’un « art-modèle ». Elles représentent un tournant majeur de l’histoire de l’art et des mentalités puisqu’elles permettent de quitter le pittoresque qui définissait jusqu’alors l’appréhension des arts de l’islam. Mais c’est surtout en 1910, lors de l’exposition « Chefs d’œuvre de l’art muhammadien » organisée à Munich par Friedrich Sane et Frederik Robert Martin, que la scénographie prime la neutralité (et renonce enfin à l’esthétique du bazar) et permet un regard scientifique. De très nombreux artistes visitèrent cette exposition (Kandinsky, Le Corbusier, Matisse…) et la considèrent comme un choc émotionnel et artistique déterminant.

AUX SOURCES DE L’ABSTRACTION – les avant-gardes voient dans l’Orient un prétexte à la rupture

 « Henri Matisse : la pure présence. » L’orientalisme de Matisse s’est mis en place progressivement, à la suite de visites des expositions précédemment citées (celles de 1903 et de 1910) et de voyages en Orient (Algérie en 1906, l’Andalousie en 1910 et 1911, le Maroc en 1912 et 1913). Mais l’artiste, déçu par ses échecs au Salon d’automne, recherche dans l’Orient une sorte de refuge : ce dernier n’a rien pour lui d’un dépaysement pittoresque mais prend plutôt la forme d’une quête fondamentale en ce qu’elle révèle un espace à la fois physique et mentale, une disposition à l’introspection et à la méditation sur l’art. Il cherche de nouveaux modes de représentation, afin d’échapper à la dictature de la mimésis encore très présente dans l’art occidental. Il perçoit l’art islamique comme un art essentiellement décoratif, en ce qu’il est libéré des contraintes de la ressemblance à un modèle : condition de possibilité de l’autonomie de l’art, de l’ouverture de l’espace représenté, l’art devient pure apparition, jeu de formes visuelles doté d’une cohérence interne.
 « Paul Klee : l’expérience orientale fondatrice ». Le peintre Paul Klee entreprend en avril 1914 en court voyage en Tunisie qui sera décisif dans son évolution picturale, non seulement dans ses œuvres, mais aussi dans sa conception de l’acte de peindre. L’Orient a représenté pour lui en effet non seulement des thèmes et des motifs en adéquation avec sa propre poétique, mais suscite surtout une vision nouvelle : le filtre d’une lumière inédite qui annule les contrastes, décompose les formes par la couleur et recompose des structures visibles par la forme. Il s’éloigne ainsi de la tradition picturale occidentale qui privilégie le clair-obscur, où la lumière vient de l’extérieur, pour mettre en valeur des objets et des formes qui portent en eux-mêmes leur propre luminosité et condition de leur métamorphose. Le peintre s’éloigne ainsi du motif pour faire revêtir à la toile la matérialité sensible de ce qu’il a voulu représenter, influant un souffle de modernité dans la peinture, par cette non-distinction même.
 « Kandinsky : la spiritualité contre le formalisme ». Lorsque l’artiste publie en 1911 son opuscule théorique Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, il cherche à légitimer les potentialités lyriques, spirituelles et artistiques de l’abstraction. Or il s’appuie pour cela sur les formes géométriques et abstraites de l’art islamique. En cela, la lecture de l’Art Arabe d’Albert Gayet (ouvrage publié en 1893, égyptologue et professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris) fut décisive : ce dernier avait entrepris une revalorisation de l’art ornemental et cherchait à décrypter, derrière l’apparente superficialité des formes abstraites « la philosophie des lignes et la capacité de l’abstraction musulmane à refléter la vie intellectuelle et spirituelle. » L’artiste a ainsi élaboré un système poétique dans la signification des formes, en empruntant très directement des analyses de Gayet : « L’horizontale reflète le calme, la méditation, l’extase ; la verticale, l’aspiration, l’élan de l’âme ; les obliques, la tristesse ou la joie (…) ».

LA REVENDICATION DE LA LIGNE GÉOMÉTRIQUE – L’approche radicale de Morellet et de Le Corbusier

 « François Morellet, artiste maure ». C’est en 1952 que François Morellet reçoit, selon ses propres dires, « le choc esthétique de sa vie » à Grenade, en visitant l’Alhambra : il est fasciné par les céramiques sur les murs, par les gravures sur stuc avec leurs formes géométriques dépouillées, répétitives. Cet artiste se questionne sur l’histoire de l’art, sur ses marges, ses absents : il se construit contre « l’histoire de l’art tout court », qui exclut architecture et arts appliqués, c’est-à-dire contre l’histoire de l’art figuratif. Le parallèle que l’on peut dresser entre l’art de Morellet et l’art islamique ne se limite pas à un goût prononcé pour la géométrie, mais également dans le procédé artistique qu’il met en place. S’éloignant de la figure inspirée de l’artiste qui projette sa sensibilité et sa subjectivité dans son œuvre, il conçoit le processus artistique comme une activité ludique et mathématique où la notion de hasard est déterminante.
 « Le Corbusier, l’Islam et la modernité ». L’architecte effectue son premier voyage en Orient en 1911, mais il avait déjà pu se familiariser avec l’art islamique dans les musées. En Turquie, il observe avec passion les plans de la mosquée de Bursa, et en tire son manifeste pour une architecture moderne - Vers une architecture (1923)- dépouillée de toute décoration inutile, avec l’importance à concevoir un plan qui « procède du dedans au dehors », abolissant ainsi l’opposition entre la façade et l’espace vécu. Lors de son deuxième séjour, en Algérie cette fois, il est frappé par une architecture à échelle humaine, non conçue pour des besoins de prestige ou d’ostentation, ce qui influencera profondément sa vision de l’architecture où le confort prime sur la représentation.

Le discours qu’a su produire l’histoire de l’art occidentale sur les arts de l’islam contient ainsi un paradoxe : si on lui a réservé une part faible dans l’historiographie c’est par rapport à une certaine méfiance envers un art sans image, faisant une grande place à l’abstraction. Or, on a construit ensuite l’idée de modernité artistique sur l’art abstrait, souvent présenté comme une invention occidentale du XXe siècle. Mais on a pu voir que si l’appréhension de l’Orient par l’Occident se faisait d’abord avec une distance masquée, celle-ci laissait place à la reconnaissance d’une terre de plus en plus familière d’un point de vue esthétique. De plus, les conjonctures socio-culturelles ont changé, les musulmans étant intégrés aux sociétés occidentales, et en ayant adopté les modalités de pensées et de création.

Véronique Rieffel, Islamania, Institut des Cultures de l’Islam, et Beaux-Arts Edition, 2011.

Publié le 27/06/2012


Normalienne, Sixtine de Thé étudie l’histoire de l’art à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et à l’Ecole du Louvre. Elle s’intéresse particulièrement aux interactions entre l’Orient et l’Occident et leurs conséquences sur la création artistique.


 


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